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Travaux en cours, risques de chutes
11 octobre 2013

Identités meurtrières

 

Le film de Denis Villeneuve, Incendies,  adapté de la pièce de Wajdi Mouawad en 2010, n’a rien à voir avec la physique quantique (et là, tout le monde respire, soulagé). Nous revenons à des réalités tangibles et douloureuses, qui se situent non plus au niveau des abstractions fantaisistes, mais de l’exploration d’un passé marqué par la guerre et la violence.

Il y a quelque chose d’indécent à ironiser sur un tel film ; pour tout vous dire, j’ai passé ma soirée à pleurer à chaudes larmes devant la télé (je suis un être sensible) et mon mari, après cette séance, se demandait pourquoi diable les gens faisaient des films pareils. Stratégie d’évitement par la dérision.

Car certaines vérités sont insoutenables, et c’est le cas de ce qu’apprennent les jumeaux Jeanne et Simon de leur propre histoire, de celle de leur mère et de celle de leur pays. A la mort de Nawal, ses deux enfants prennent connaissance de son testament : elle leur intime l’ordre d’accomplir pour elle, à titre posthume, une promesse : Simon devra retrouver leur frère, dont ils ignoraient jusqu’alors l’existence. Quant à Jeanne, elle est chargée de retrouver leur père, qu’ils avaient toujours cru mort lors de la guerre du Liban. Les deux jeunes gens, avec des réactions d’abord très différentes, marquée par l’acceptation ou le refus de la charge héritée, se retrouvent donc au Liban, pays qu’a quitté leur mère juste après leur naissance pour le Canada où ils ont toujours vécu. Ils retrouvent peu à peu les traces de Nawal, reconstituent son histoire, et ainsi, la leur.

incendies-wajdi-Mouawad

 

Le film passe ainsi de la vie de Nawal à la quête des enfants, qui suivent le même chemin vers le sud, jusqu’à l’orphelinat et le camp de réfugiés, le village natal de la mère et la prison où elle est demeurée quinze ans. Ainsi peu à peu prend sens un itinéraire tragique. Nawal, née  dans une famille chrétienne pauvre en 49 (en pleine invasion du sud Liban par Israël) a vingt ans, elle est amoureuse de Wahab, réfugié palestinien : ses frères l’apprennent, et le tuent. Elle est enceinte, et marquée par la honte : tout le temps que dure sa grossesse, elle est enfermée chez elle. Puis elle accouche d’un fils, qui lui est arraché des bras, et au pied gauche duquel la grand-mère tatoue trois points noirs pour qu’elle le retrouve, avant de le laisser dans un orphelinat et d’envoyer Nawal en ville, chez un oncle, pour étudier et quitter le village. Mais quelques années plus tard, éclate une nouvelle guerre : Nawal part dans le sud retrouver son fils auquel elle n’a cessé de penser, et à qui elle a promis qu’elle le retrouverait. Elle avance à contre-courant dans une interminable traversée du pays dévasté par les représailles entre les camps : seule survivante d’un massacre dans un bus, elle cache son identité chrétienne ou l’affirme au contraire pour sauver sa peau dans le désastre de la guerre civile. Quand elle arrive, enfin, à l’orphelinat,  qu’elle trouve détruit par un incendie, ravagé, désert. Dévastée à son tour, elle s’engage auprès des rebelles musulmans opposés aux nationalistes chrétiens, et assassine leur chef, après s’être infiltrée chez lui comme professeur particulier de son fils. Elle passe les quinze années suivantes en prison, dans une cellule de trois mètres carrés, où on l’appelle « La Femme qui chante » car en dépit des tortures et des viols, elle continue de chanter plus fort que les cris des autres femmes détenues aussi. On la soumet alors aux sévices d'Abou Tarek, qui la viole tant et si bien qu’elle tombe enceinte. Elle accouche de jumeaux, qui sont sauvés par la sage-femme au lieu d’être noyés, et que Nawal récupère quand on la laisse enfin sortir de prison, pour émigrer au Canada avec eux.

C’est là, au bord d’une piscine, en voyant le talon marqué de trois points d’un homme, qu’elle retrouve son fils. Elle sort de l’eau, avance vers lui, il se retourne : c’est Abou Tarek, qui ne la reconnaît pas. Elle s’assoit, bouleversée, et une attaque la terrasse. Peu de temps après, elle meurt, après avoir écrit les lettres dont elle charge les jumeaux, l’une pour le père, l’autre pour le fils. Avec l’aide des témoins de l’ancienne vie de Nawal au Liban, ils finissent par comprendre l’atroce vérité et délivrent à l’homme, exilé aussi sous une autre identité au Canada, les deux lettres, avant d’enterrer enfin dignement leur mère, dont ils ont pu accomplir la promesse.

Dans cette histoire, deux thèmes principaux se dégagent : la filiation et l’identité. La question de l’abandon et de l’amour, de la trahison et de la loyauté, sont au cœur de ces itinéraires et des scènes de violence qui constellent le film. La trame principale fait de l’origine des jumeaux une double histoire d’amour et de viol, à travers leur père putatif, Wahab, leur grand-père réel, et leur père réel, Nihad-Abou Tarek, qui est aussi leur frère, permet de donner un sens complexe à la question des origines, de montrer sa dualité : la naissance apparaît comme incestueuse, comme l’est l’histoire d’un pays où les frères et sœurs s’entretuent et se déchirent, où les familles s’entremêlent dans un mélange de haine et de fidélité. L’histoire du pays d’origine est donc marquée par le sceau de la fatalité tragique de l’origine incestueuse, monstrueuse, qui rappelle les Atrides et le Minotaure dont est issu le sang de Phèdre. L’amour est forcément entaché d’une faute à laquelle ses protagonistes ne peuvent strictement rien. C’est l’histoire des Marwan, et c’est celle du pays tout entier, dont il semble que toute son histoire de guerres civiles, de massacres et de représailles n’est que la conséquence sanglante d’une faute originelle. Le sang, terme racinien s’il en est, qui rappelle à la fois la violence et la filiation, est omniprésent dans le film : sang de l’accouchement, unissant par sa couleur gluante la mère et l’enfant, sang du viol et sang des massacres rappellent ces liens indissolubles entre les êtres et en même temps leur séparation violente. Mais d’autres figures de l’arrachement de la mère à l’enfant surgissent du film : quand Nawal prend le bus, se faisant passer pour musulmane, pour gagner l’orphelinat en zone de guerre, le bus est arrêté par els chrétiens nationalistes, qui massacrent tous ses passagers, à l’exception de Nawal et d’une mère avec sa fille. Les deux femmes tentent d’échapper à l’incendie du bus au milieu des morts, en gagnant la porte de l’arrière, et sont repérées par les terroristes. Nawal sort alors la croix qu’elle avait tenue cachée, et la brandit, puis se ravisant elle saisit l’enfant en affirmant que c’est sa fille, pour la sauver, et part avec elle, en laissant la mère destinée à la mort. Mais l’enfant hurle et s’échappe, voulant retrouver sa vraie mère : elle est abattue pendant que le bus prend feu. Nawal reste seule sauvée et impuissante, perdant pour la seconde fois son enfant et toute possibilité de donner sens à sa survie. Quant à Nihad, son premier fils, il figure l’abandon et la solitude absolus, qui le conduiront à devenir snipper, tuant à son tour des enfants, crâne rasé et mitrailleuse en main, puis bourreau dans la prison. Homme sans mère et sans origines, avec pour seul signe distinctif parmi les hordes d’enfants abandonnés au mal de l’orphelinat qui deviendront de petits combattants morts avant d’être touchés par les balles les trois points gravés par la grand-mère, il est sans identité et sans amour, évoluant d’un camp à l’autre avec la même absurdité mortifère.

incendies villeneuve

 

L’identité est au cœur de ce film. Comme le comprend d’abord Simon, quand il se rend compte que « Un plus un ne fait pas deux. Ça fait un. » : le père et le frère sont la même personne. De même que les jumeaux apparaissent comme une seule et même entité séparée en deux êtres complémentaires, la fille et le garçon, avec des attitudes opposées qui expriment l’ambiguïté fondamentale de l’être humain face à la relation à ses origines, le père et le frère sont un être unique, mais qui lui-même revêt des entités distinctes. On apprend tardivement dans le film son prénom, Nihad, donné par la grand-mère à l’orphelinat. En revanche ses avatars sont multiples, et visent tous à cacher son identité véritable, qui se résume à trois points, certes verticaux sur son talon, mais qu’on peut lire comme des points de suspension réservant son anonymat, son mystère originel et identitaire. Fils de l’amour, il devient le bras de la guerre, pour éviter de parler d’un autre membre empreint de violence. Il est aussi Abou Tarek et pour finir, Harmanni, émigré libanais qui travaille pour une ligne de tramways (figure du déplacement, de l’errance, de la fuite ?) au Canada. Quant à Nawal Marwan, aussi appelée « la femme qui chante », qui signe sa lettre au père par « la pute de la 72 » comme on l’a appelée en prison, elle évolue considérablement au fil de son histoire, mais sa figure est marquée par la constance, comme le montre son expérience en prison, où elle refuse de se laisser gagner par le désespoir, alors même qu’elle a tout perdu, et sa mort même est fidèle à une vie marquée par la loyauté à ses idées de toujours : retrouver son fils, dire la vérité au père, réconcilier les frères ennemis. Cette identité est cependant troublée, dans le film par la ressemblance entre Jeanne et sa mère, et dans la pièce de Mouawad par la succession de plusieurs actrices interprétant Nawal à différents âges de sa vie, et tout simplement par l’opacité de sa vie pour ses propres enfants, qui ne découvrent l’identité réelle de leur mère qu’après sa mort. En dépit de cette constance, l’identité pose donc problème, elle se manifeste par la multiplicité des figures, des noms et des époques, ou au contraire par la confusion de ce qu’on croit être une altérité totale en une seule unité. Dans les allers-retours entre Liban et Canada, il est extrêmement frappant qu’on comprenne à la fin du film que bourreaux et victimes de jadis et ailleurs cohabitent ici et maintenant (au bord d’une piscine, quoi de plus innocent et banal que les eaux calmes et transparentes d’un bassin municipal ?) dans un même pays, sous des identités qui effacent complètement leur passé et leurs relations. En d’autres termes, ça fait froid dans le dos : le présent, le quotidien, sont traversés par des drames palpables à la frisure de l’eau dans un bassin étale, et ce brave type qui vend vos tickets de transport a peut-être violé des femmes en prison ou assassiné des enfants dans une rue de Beyrouth. Son identité réelle est-elle celle d’un pauvre orphelin livré aux mains de la guerre, d’un terroriste assassin, ou d’un homme ordinaire de la banlieue de Montréal, qui fait de son mieux pour faire son métier d’homme depuis vingt ans ?

Au fond, nous ne sommes plus si loin des mondes possibles qui coexistent dans la réalité : en jouant sur le parallélisme des situations entre les différentes strates du temps, Denis Villeneuve nous invite à confondre le trajet de Jeanne avec celui de sa mère, la révolte de Simon et celle de Nihad, à faire coexister des réalités radicalement extérieures l’une à l’autre au sein du même monde, avec les mêmes personnages sous leurs différents avatars. Non que ce soit seulement une obsession personnelle et momentanée ; mais il me semble que ce film joue sur les doubles-fonds de la réalité à travers l’interrogation sur l’origine et son incidence sur le présent, à la manière d’une tragédie classique. Dans la mesure où la malédiction originelle détermine pour toujours les comportements des héros et leurs mésaventures, le drame se rejoue sans cesse, de génération en génération, à l’image de ce « cercle » omniprésent dans les lettres de Nawal qui disent à la fois l’unité retrouvée de la famille et l’enfermement dans une temporalité infinie de drames et de crimes et d’amour. Le temps n’est donc plus qu’une dimension de l’espace, les oppositions apparentes (par exemple, celle des paysages que Denis Villeneuve met en scène, entre le Canda neigeux, nimbé de brume, froid et gris, et le Liban toujours éclatant de lumière, avec des espaces dégagés et rayonnants à perte de vue) ne sont que les deux faces d’une même réalité, les deux entités d’une identité multiple et insaisissable.

incendies nihad

Nihad, saisi au moment où il est Abou Tarek et se tourne vers Nawal qu'il vient de violer, et qui se tournera encore vers elle dans le même geste exactement quand il sera Harmanni, toujours sans un mot.

 

Si les gens font des films pareils, c’est parce qu’ils tentent d’appréhender une réalité qui nous dépasse, dont on ne saisit que des bouts, parce qu’ "on ne peut pas faire des mathématiques pures quand on n’a pas l’esprit serein », comme le dit son professeur à Jeanne, assistante à l’université qui hésite à partir au Liban : parce qu’il n’est de paix possible que dans la connaissance, fût-elle terrible et forcément imparfaite, de soi et de ses origines, parce que si chacun se raconte le roman de sa propre histoire, encore faut-il y croire pour lui donner du sens, et que c’est à partir de cette quête, et de ce sens, qu’on se construit une identité, et qu’on ne reste pas un petit enfant perdu, crâne rasé et regard dur dans les rues d’un bidonville de l’existence.

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