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Travaux en cours, risques de chutes
14 octobre 2013

j'ai un gros nez rouge

Une petite remarque sur l’adaptation cinématographique de Denis Villeneuve de la pièce de Wadji Mouawad, Incendies : juste un détail. Un pied de nez, si l’on veut, au réalisme qui encombre parfois le cinéma. Et à tous ceux qui pensent que le théâtre est du sous-cinéma.

Je crois que c’est une adaptation réussie, qui respecte l’esprit de la pièce, fait ressortir son sens tragique et historique, jouant sur les glissements d’une vie à l’autre, d’un personnage à l’autre, comme la pièce de Mouawad qui intercale des dialogues, donnant l’impression d’un écho du passé sur le présent.  Mais comme dans toute adaptation pour le cinéma, la spécificité théâtrale est évincée, et en particulier certains accessoires particulièrement riches de significations. Parce que l’un des principaux facteurs de réussite du film, de manière générale, réside dans le respect du vraisemblable, sinon dans le scénario, du moins dans le travail sur le cadre et les personnages ; au contraire le théâtre est totalement affranchi de ces exigences, et peut mettre en scène des fantaisies porteuses de sens, un discours qui n’est pas calqué sur le réel mais parlure propre à un personnage, toujours à deux doigts de la folie.

Dans le film de Villeneuve, j’ai brièvement parlé des trois points tracés en ligne verticale sur le talon du nouveau-né de Nawal par sa grand-mère, permettant son identification plus tard. Ce signe gravé à même la peau permet en effet à la mère de reconnaître Nihad au bord d’une piscine au Canada, des années plus tard, avant qu’il ne se retourne et dévoile le visage d’Abou Tarek le violeur père de ses enfants. Dans cette version, le talon est porteur de cette marque d’identité, et ce n’est pas sans renforcer la dimension tragique du film : Mouawad, en fin connaisseur des tragédies grecques, savait que Œdipe signifie « pieds enflés » et que le nouveau-né de Thèbes fut porté par le roi à un berger avec les pieds mutilés. Un autre talon antique rappele le lien à la mère : celui d’Achille, trempé dans les eaux du Styx qui le rendront invincible, est tenu par sa mère qui saisit son talon pour éviter qu’il ne se noie dans le fleuve des enfers, et c’est par cette mesure de précaution de sa mère Thétis qu’il sera imparfaitement protégé et succombera plus tard à une flèche de Pâris. De ses deux légendes, reste dans le film de Villeneuve un personnage de Nihad marqué à la fois par la proximité du mythe d’Œdipe, puisqu’il viole sa propre mère alors qu’il est venu là dans l’espoir de la retrouver, mais aussi par le mythe d’Achille : le snipper apparemment invincible est touché au « talon d’Achille » et renversé, bouleversé, par la révélation finale de sa mère, qui fait du colosse un enfant aux pieds d’argile, pleurant sur la double lettre : illustration du pouvoir des mères sur les héros.

La dimension tragique et mythique est bien présente dans la pièce de Mouawad (dans la préface du premier opus du Sang des origines il évoquait déjà la légende d’Œdipe) mais débarrassée d’un certain nombre de contraintes de genre, faisant du théâtre « le lieu de l’imagination la plus folle » selon l’expression de Beaumarchais. Un détail : le nez de clown, en lieu et place du tatouage (avec ses trois points du destin) comme signe de reconnaissance de Nihad. C’est d’abord un cadeau que fait Wahab à sa bien-aimée Nawal, après qu’ils ont vu un spectacle de cirque. En signe de leur amour, il lui offre ce nez rouge qu’il a dérobé dans la tente des saltimbanques, juste avant de disparaître. Cet élément comique fait donc référence au monde du cirque, et opère un premier décrochage avec le sérieux tragique (« la solennité majestueuse » chère à Racine) du film : que vient faire ce nez de clown dans un contexte aussi dur et émouvant ? Il vient rappeler la liberté absolue du théâtre sur le vraisemblable, le mélange de comique et de tragique de l’existence, le rire salvateur contre la terreur, et l’union de cet amour qui lie Wahab et Nawal et de la fantaisie du cirque : la vraie folie est meurtrière, c’est celle de la prison et du bus en flammes, le nez de clown rappelle la possibilité du rire et du bonheur dans ce monde d’incendies. Quand elle accouche de son bébé, Nawal cache dans les langes ce nez de clown, qui servira d’indice à Nihad pour retrouver sa mère, et signe du lien qui les unit : la dérision, l’amour de la vie comme marque d’opposition à la violence ambiante. Mais Nihad transforme le sens de cet objet, en en faisant le signe de la dérision et du spectaculaire : lors du procès d’Abou Tarek, il le sort de sa poche, permettant à Nawal d’identifier son fils alors qu’elle témoigne contre le violeur père de ses enfants. En le montrant à l’assemblée, il explique que tout cela n’est qu’un jeu, une farce un peu macabre : « Ma dignité à moi est une grimace laissée par celle qui m’a donné la vie. Cette grimace ne m’a jamais quitté. Laissez-moi la porter alors et vous chanter une chanson de mon cru, pour sauver la dignité du terrifiant petit ennui. » Un histrion, une marionnette désarticulée aux mains du destin, voilà ce qu’est devenu Nihad à cause d’un fâcheux malentendu. Le nez de clown interprété comme une mauvaise blague de la mère le pousse à la violence absurde, sanguinaire, d’un clown ou d’un fou, en dépit de tout l’amour qu’y a glissé la mère. Le malentendu tragique surgit de cet accessoire de théâtre, beaucoup moins vraisemblable que les trois points tatoués au talon, mais tellement plus théâtral. En effet, Mouawad explique dans la préface à la pièce que cette idée lui a été soufflée par le comédien qui interprétait le personnage, comme le chant pour Nawal, la boxe pour Simon : c’est du travail de l’équipe de comédiens qu’un nouveau sens a surgi, que l’adaptation cinématographique ne peut conserver sans la tourner au ridicule, alors que l’accessoire prend tout son sens sur les planches, où tout est permis.

 

détail de la toile entrée du Christ à Bruxelles de James Ensor

Ensor, Entrée du Christ à Bruxelles, détail

 

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  • En lisant, en écrivant, en moins bien: ce blog est un journal, qui mêle réflexions personnelles à partir de livres et essais de fiction, mêlant sans prévenir le vrai et le faux, dont j'essaie ici de comprendre comment ils créent de la littérature.
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