Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Travaux en cours, risques de chutes
28 mars 2017

Vingt centimètres

Tu as beau savoir la honte, elle te boit comme du petit lait à chaque fois.

Tu portes une jupe courte tu es toute jolie. Les petites fleurs sur la jupe qui bruisse quand tu marches, le chemisier ample, les collants colorés. C’est frais, c’est printanier, tes jambes ont l’air de danser quand tu virevoltes, allègre et souriante, la voix bien assurée dans tes petits talons, tu te tournes vers le tableau, tu les interpelles, ils suivent, ils te regardent. Joachim te regarde, ça fait plaisir, il a de beaux yeux et il te regarde, il t’aime bien, tu aimes bien qu’il t’aime bien. Gentil garçon qui se prend pour un dur, qui enfin s’intéresse à ta matière après dix ans d’échec scolaire. La reconnaissance que ça te donne, putain, et l’adoration que tu sens dans ses yeux quand tu devines son regard qui suit les phrases que tu écris à toute vitesse au tableau, et le mouvement de tes fesses quand tu effaces, oui la culture c’est sexy, tu l’incarnes, tu es, toute vibrante, la clarté de  l’analyse et l’acuité de la synthèse, tu rayonnes de plaisir à leur parler de ce texte, à plaisanter quand tu surprends un téléphone portable un bâillement un chuchotement, tu es là, au milieu d’eux, tu passes, tu n’as peur de rien, même pas de demander un coup de main pour le vidéo-proj, même pas de monter sur une chaise, légère, aérienne, un peu maladroite, pour allumer le son. Il te manque vingt centimètres, mais tu assumes à mort, le corps n’est jamais qu’un obstacle que la volonté dépasse, tu gravis la chaise. Ilhan finit les derniers branchements, l’écran s’allume, les autres attendent tranquilles. Y’a du rythme, tu avances bien, ça marche. Ils regardent. OKLM.

Et là, la phrase qui tue. Concentrée sur le son tu fais d’abord celle qui n‘entend pas, les petits rires, Joaquim qui dit Ilhan ça va tu mates bien ? alors la culotte elle est comment Ilhan ? et instinctivement tu serres les jambes, c’est vrai tu es peut-être indécente, perchée là-haut avec Ilhan qui ne répond pas et regarde la prise pour en finir, et toi, tu fais celle que rien n’entame, tu jettes juste Joaquim vous vous taisez s’il vous plait, et il s’écrie Quoi vous avez entendu ? Oh putain elle a entendu, et Gaëtan rigole, et vous avez fini, tu descends le plus discrètement possible pendant qu’ils rient, tu réclame le silence, ça passe. Eux, ils ont fini, et aussitôt oublié.

Et toi tu le gardes en travers, tu finis ton cours, normal, et tu attends que ça sonne et tu les laisses partir sans rien dire, et tu as cette impression très nette d’avoir merdé. T’aurais pas dû t’habiller comme ça, tu les allumes, non, tu allumes Joaquim, il est mignon, Joaquim, et tu as croisé son regard après, pendant qu’ils regardaient le film, et tu étais encore dans une position en peu bizarre, d’ailleurs, au fond, pendant qu’ils regardaient l’écran et que Joaquim te regardait un peu de temps en temps, et toi aussi tu le regardais malgré toi, et c’est toi qui l’as chauffé, hier, quand tu es venue tout près pour lui faire refaire son paragraphe, et tu as eu ce que tu méritais, la salope, la meuf en manque qui vient chauffer ses élèves, ils sont trop vieux pour qu’on se permette ça, tu sais bien que c’est des gars de vingt ans qui reluquent les filles, et qui te reluquent toi parce que tu fais un peu ta pute avec eux, quoi, c’est par peur ? Non, c’est pire, par envie de leur plaire, de plaire à Joaquim parce qu’il a le regard lourd et parce que tu as besoin de ça, alors va pas t’étonner, ma vieille, oui vieille peau, quinze ans de plus, putain, putain, la honte. Percée à jour : il a senti ta bienveillance suspecte ton regard trop doux, il a vu que tu riais trop facilement à ses plaisanterie, que tu cherchais son approbation il a senti ce petit salaud qu’il te tenait d’une certaine manière, il montre à toute la classe son ascendant sur toi, sur les profs, sur les femmes, il prouve qu’il peut tout se permettre avec moi. Tu penses, tu l’as cherché, tu penses, ça t’apprendra, tu penses, tu penses que tu t’es trompée sur toute la ligne, tu penses qu’il ne te respecte pas, tu penses que t’es une morue, tu penses que tu trouvais plaisant un gamin qui reluquait seulement ton cul depuis six mois, tu penses qu’il t’a bien eue, tu penses que t’aurais dû trouver la remarque assassine, le truc mesquin qui le fait se sentir tout petit sous le rire des autres, tu penses que tu n’as pas su faire. Et se mélange alors tout : le désir, le respect, la honte et la position ; juchée sur une chaise tu n’as jamais senti cette gêne qui te fait redevenir ridicule, d’avoir essayé d’être plus grande et d’avoir montré tes jambes dans un show complètement has-been. Ils ont regardé tes jambes, ton cul, ils l’ont fait comprendre -Joaquim, Gaëtan par son rire- et tu avais oublié que pour eux à tout instant tu pouvais n’être que ça : des gambettes colorées, un cul. Une femme, en somme.

Tu as honte parce que tu n’as pas réagi, et tu n’as pas réagi parce que tu es trop sensible aux sollicitations masculines. Pire, machistes. Tu as joui du regard posé et pas supporté que cette complaisance soit rendue publique. En classe, ton territoire, ton domaine. Tu as eu peur de ne plus plaire si tu reprenais ton rôle d’autorité, parce que tous les jours qui viendront, tous les soirs, tu penseras à Joaquim, tu imagineras, tu réfléchiras comment le recadrer sans fermer toutes les possibilités, il est majeur, il est mignon, dans deux mois il aura son diplôme, pourquoi pas c’est excitant et si tu arrives à renverser les rôles. Il n’est pas vraiment beau, ni très intelligent, mais gentil, ça te touche cette gentillesse, cette admiration, et tu croyais qu’il te respectait, la vache quelle erreur. Tu inventes, tu imagines, tu as honte de laisser courir l’imagination dans des régions interdites et tu y prends plaisir.

Trois, quatre jours se passent et tu penses toujours ; tu ne les as pas revus.

Et puis tu es droite dans tes bottes, maintenant : il faut recadrer, on ne laisse pas passer, c’est inadmissible, scandaleux, c’est un outrage. Lundi matin, rapport. Convocation de l’élève. Tu n’as plus honte, tu n’as plus peur, tu es au-delà de tout désir minable. Ce petit gars est un gros beauf, tu as trouvé le mot et ça va mieux. Beauf. Tu vas pouvoir lui faire la leçon, et il se sentira tout petit, et il t’admirera encore plus malgré l’égo meurtri parce que ces mecs-là ça marche qu’au rapport de force. La menace, le rapport, le droit, et éventuellement une petite ambiguïté à la fin, on verra. Tu trembles en attendant, mais tu es résolue : il va se sentir très minable. Et toi très haute. Comme juchée sur une chaise, en quelque sorte. Tu t’es imaginé que tu aurais le beau rôle, celui de la femme d’expérience qui allait l’éduquer aux bonnes manières, la sulfureuse dont on boirait la parole, la Femme. Mon cul. Comme instrument de ta honte, pas du pouvoir.

Ils arrivent à trois, et tu es plongée dans le noir parce que tu regardais un film avec une autre classe juste avant. Ambiance. Joaquim, Gaëtan pour l’argumentation, Reda pour la carrure. Mais vous êtes dans le noir, et déjà, tu dois te justifier – c’est vrai que cette ambiance interlope renforce encore ta honte, on dirait que tu voulais l’attirer là, et fais pas semblant tu y as pensé aussi- et faire tomber les petits sourires des trois mecs qui entrent vous allez bien Madame ? en territoire conquis, en montrant le rapport et en expliquant voilà, je suis très en colère (posément, genre c’est parfaitement digéré) pour ce qui s’est passé au dernier cours. Genre. Comme si tu gérais.

Hein mais comment dénégation absolue comment vous pouvez imaginer madame que j’ai fait une chose pareille- et tu doutes tu demandes mais enfin vous avez bien dit ça ou quelque chose d’approchant dans tous les cas c’était déplacé. Et là soudain tu as l’air folle : tu as imaginé. Pris tes désirs pour des réalités, et tu es persuadée que c’est ce qu’il se dit et tu es mal, tu es mal, transpercée, conscience violée, honte, tellement de honte parce qu’il ne te regarde plus du tout avec cette confiance, cette intimité, ce respect délicieusement ambigü parce que plein de désirs, ô ce pouvoir entre tes cuisses professorales! Non, il te regarde avec colère et le rhéteur de surenchérir, il fallait en parler tout de suite et toi tu invoques leur sortie, la rapidité avec laquelle ils sont sortis-  tu invoques tu invoques c’est toi qui te débats et le garde du corps de rester planté l’air mauvais et le rhéteur de prendre la parole à la place de Joaquim, tu voudrais parler seule avec lui et tu descends de la hauteur de l’estrade parce que si on se parle c’est artificiel c’est malhonnête de se placer plus haut : ils te dominent de deux têtes, de trois ou quatre pour le garde du corps, tu te mets à leur hauteur, c’est-à-dire que tu descends pour être à nouveau une femme trop ouvertement sexy là dans le noir, vouloir trop plaire c’est le plaisir des moches, tu sais bien, et tout dans leur arrogance te le dégueule en pleine face-  face à trois jeunes hommes qui t’écrasent de leur mépris tu racontes n’importe quoi et le rhéteur mais c’est grave ce que vous nous dites-  comment, nous ? je ne réagis pas à l’effet de généralisation soudain, ils font corps,  ils se sentent obligés de le défendre mais de quoi c’est toi qui es toute petite – les vingt centimètres qui te manquent- qui perds pied qui as la voix un peu qui tremble et qui redis faux les mêmes prétextes je n’ai pas eu le temps haussement d’épaules je n’ai pas réagi tout de suite ils partent

Tu ne réagis pas, c’est parce que tu es gênée. Donc fautive. Et mets-toi bien ça dans le crâne : fautive parce que désirée, parce que désirante, parce que femme. Eux, ont le droit. Tu es un objet de fantasme et reste à ta place ; il te manque vingt centimètres pour être à la leur.

Toute petite tu fais celle qui a de l’assurance et déjà tu regrettes de susciter tel mépris tel refus – avec d’autres élèves pourtant ma vieille tu sais bien que ça passe ce réactions-là- pourquoi là tu n’endosses pas ton rôle ?

Tu sors aussi

Et puis tu te ravises

Tu retournes leur parler- les attends dans le couloir comme si c’était important

Tu dis j’ai réfléchi- Joaquim dit moi aussi j’ai seulement dit… oui peut-être enfin c’était déplacé ; votre réaction indignée me montre que vous avez pu vous laisser aller qu’on s’est mal compris je pense que vous avez maintenant compris le message j’annule le rapport.  Volonté d’apaisement- c’est une défaite. Et le rhéteur de surenchérir mais un rapport madame on a vingt ans on aurait pu en parler directement on n’est plus des gamins et Joaquim, mais pourquoi vous m’en avez pas parlé tout de suite. Et toi mais vous inversez les rôles, c’est vous qui me mettez en tort, là, mais en souriant pour faire passer la pilule ces mecs-là si tu n’es pas dans l’affrontement viril ou dans la séduction tu t’es sors pas tu n’as pas les armes tu n’es pas assez forte c’est ça la honte

Honte d’être soudain regardée comme la vulve ouverte qui cherche le mâle

Honte d’être incapable de réagir parce qu’il y a du vrai là-dedans comme dirait ce connard de rhéteur

Honte de la faiblesse pour éviter l’affrontement et gagner leur sourire

Joaquim avait le rouge aux joues c’est seulement le soleil

Il ne te regardera plus ni avec désir ni avec admiration- juste comme une pauvre chose qui n’a pas su renverser le rapport de force

Juste comme une femme

Trop vieille pas si belle pas- sur laquelle personne ne fantasme- pas parce qu’il n’ose pas, seulement parce qu’elle est indésirable. Il te manque quelque chose. L’assurance, la plénitude, l’équilibre. Tu branles sur ton estrade, tu vacilles, tu vas te vautrer- et ça n’a rien de charmant pour eux, pauvre fille, ce pas hésitant sur les chevilles trop fines, non, tu as l’air d’une ivrognesse.

Honte d’avoir joui de ce regard de gros beauf d’être une très, très mauvaise prof parce que tu ne sais pas te défaire de cette putain de séduction, de ce rôle honteux de femme baisable pour les intéresser -et t’en faire aimer. Le manque, le manque qu’ils te renvoient en pleine figure parce que tu as réussi à te faire prendre par des gamins de vingt ans.

Honte d’être renvoyée à ta faiblesse de prof -on n’en a rien à foutre de ce que tu nous racontes- de femme- on te baise quand on veut et si on veut, et si toi tu veux c’est dégoûtant- de vieille- comment vous avez pu imaginer, madame, vous avez quinze ans de plus que nous- de morue, de pouffiasse, de bonne à rien, même pas à faire jouir, parce qu’il ne s’est rien passé, rien, pas un geste, rien- ils n’y sont pour rien.

Joaquim ne te portera plus ton sac pendant que tu ouvres la porte parce que tu es trop chargée- ou alors par pitié pour la vieille chose. Tu ne le subjugues pas. Il ne te regarde plus.

C’est pourtant pas grand-chose vingt centimètres, c’est même franchement pas glorieux.

Publicité
Publicité
Commentaires
Travaux en cours, risques de chutes
Publicité
Travaux en cours, risques de chutes
  • En lisant, en écrivant, en moins bien: ce blog est un journal, qui mêle réflexions personnelles à partir de livres et essais de fiction, mêlant sans prévenir le vrai et le faux, dont j'essaie ici de comprendre comment ils créent de la littérature.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Derniers commentaires
Newsletter
Publicité