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Travaux en cours, risques de chutes
22 mai 2013

L'enfer l'enfance la grâce

La Flûte enchantée de Mozart mise en scène par Peter Brook, théâtre Moulay Rachid, Casablanca, le 14 mai 2013

Cosmoz de Claro, Actes Sud, 2010

La Maison muette,  de John Burnside, traduit de l’anglais par Catherine Richard, éditions Métailié, 2003, pour la traduction française.

 

Trois œuvres pour parler du rapport de l’enfance au chant, au ravissement et au désenchantement grinçant qui émane de la perversion de cette grâce juvénile. A travers ces trois œuvres se dégage en effet une problématique commune, en dépit des différences de forme, d’époque et d’esthétique, autour de la dialectique de l’enfance et de l’enfermement. Comment le chant du monde se transforme-t-il en rire grinçant ? qu’est-ce que grandir ? Quelle fonction du langage le chant permet-il de remplir pour garder vivante en l’homme cette part d’enfance qui se caractérise par son absolue liberté ? C’est à ces questions que répondent, je crois, ce spectacle et ces deux romans.

 

L’enfance, le chant et la liberté

 

L’opéra La Flûte enchantée a été composé par Mozart en 1790, quelques mois avant sa mort, c’est une œuvre de la maturité, qui met en scène de très jeunes gens en passe de devenir adultes à travers la confrontation de Pamina avec sa mère, la Reine de la Nuit, et les épreuves que doivent traverser les jeunes gens conduits par Sarastro, figure du Soleil et de la Raison. Dans la mise en scène de Peter Brook, la grâce de cette jeunesse qui brûle d’aimer et apprendre, car savoir et amour sont étroitement liés dans cet opéra des Lumières où la Raison solaire s’oppose aux ténèbres de la possessivité et de la peur, s’exprime à travers un jeu avec le décor. Peter Brook a imaginé une forêt de piquets ou de lances qui tour à tour en fonction de ce que les personnages d’autorité en font deviennent les barreaux d’une prison ou laissent passage aux êtres mus par des cœurs purs. Pamina emmenée par Sarastro apparaît ainsi à Tamino enfermée entre les barreaux de cette cage, comme l’oiseau que Papageno poursuit aussi à travers le rêve de la jeune fille qui le pousse à suivre le jeune prince. Ce qui délivre la jeune femme, c’est moins la force physique de son héros ou la magnanimité de son ravisseur que le chant qui relie les êtres, chant d’amour et chant d’espoir, à travers ces barreaux à peine esquissés par les longues branches de cette forêt de symboles. A mesure que les personnages se rencontrent et se séparent, au gré de cette longue nuit d’errance et d’apprentissage qui rappelle le Songe d’une nuit d’été, à cause de ce mélange de fraîcheur et d’humour, mais aussi de jeu de renversement continu des apparences, les barreaux de la cage changent de place, marquant ainsi des chemins possibles au sein de cette forêt de signes, et autant de voies pour s’échapper et se rapprocher. La libération des personnages, à la fois à l’égard de leurs peurs et de leurs attachements, se réalise par la double présence de ces arbres sans feuilles et par l’éclosion de leur chant, d’une légèreté aérienne. Les arias qui s’enchaînent dans la reprise très simplifiée de l’opéra par Peter Brook permettent de figurer cette douceur de vivre et ce bonheur d’exister que ressentent les êtres que la nuit fait se rencontrer : le chant n’est pas un simple dialogue, ou échange d’informations porteur de tensions dramatiques comme au théâtre, mais l’expression d’une certaine manière d’être au monde. La métaphore filée de l’oiseau, que permet le rôle de Papageno l’oiseleur, représente bien dans le spectacle cette dialectique de l’enfermement dans une cage, quand le chant devient plainte, et la libération par l’amour et le chant, quand la voix exprime l’immense bonheur de voler de ses propres ailes et d’exister auprès de l’être aimé. L’épreuve la plus terrible que doivent subir les deux hommes avant d’entrer dans le royaume de Sarastro n’est autre que le silence, auquel se heurtent les supplications de Pamina, finissant par menacer de mourir si Tamino ne répond pas à son amour.

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Ce silence est une image de la mort, quand les amants ne trouvent plus la possibilité de communiquer, et surtout de communier dans l’amour du monde ; leur musique est moins une forme d’échange verbal que l’harmonie qui les unit ensemble et à l’univers entier, dont ils disent à deux voix la musique.

C’est à cet égard que La Flûte enchantée  est un opéra éminemment poétique, qui parle de la parole et du chant comme essence même du bonheur et de l’amour, en opposant les parties parlées, traitées avec comique et légèreté par Peter Brook, et ces parties chantées dans lesquelles toute l’intensité dramatique et l’expressivité pure se donnent libre cours.

La Maison muette est un roman de l’écossais John Burnside d’abord paru en 1997, puis traduit en français en 2003. L’auteur est aussi poète, et a écrit ces vingt dernières années quelques romans, souvent issus de faits divers sordides comme celui-là. Il s’agit du récit d’une expérience atroce : le narrateur, voulant comprendre l’essence du langage, décide d’enfermer deux jumeaux, un garçon et une fille, dès leur naissance, et de les priver de tout langage, pour examiner la manière dont ils acquièrent ou non la possibilité de parler. Tout démarre dans sa propre enfance et le rapport au langage instauré par sa mère, avec lequel le narrateur entretient des rapports oedipiens, à la limite de l’inceste, comme si le mal était déjà dans le fruit et arrivait avec lui à pleine maturité dans le déchaînement cynique de sa violence : sa mère lui raconte inlassablement des histoires, et parmi elles l’une attire profondément son imagination. Il s’agit de celle d’un roi ayant enfermé des enfants pendant de longues années pour savoir si le langage, c’est-à-dire l’âme, était inné acquis. Les conditions de cette expérience ne satisfont pas le narrateur, pas plus que les nombreux récits d’enfants sauvages dans lesquels il se plonge dès lors, ni les vivisections qu’il pratique sur les animaux pour comprendre où est le siège de leur âme, si tant est qu’ils en aient une. Il s’intéresse aux enfants muets, et cherche à saisir leur essence si ces êtres refusent d’employer le langage ou ne peuvent le faire : un mystère insondable le pousse à aller plus loin dans cette quête métaphysique de la source de l’âme, et les circonstances lui en offrent la possibilité lorsque la jeune femme qu’il a recueillie et qui vit avec lui, entièrement à sa merci et muette elle aussi, meurt après avoir donné naissance à des jumeaux dans lesquels l’homme refuse de reconnaître sa paternité, et jusqu’à leur appartenance à la même humanité que lui. Il les enferme alors au sous-sol, et les regarde évoluer, se contenant de les nourrir et de les laver régulièrement, toujours couvert d’un masque, pour éviter que ces êtres ne reconnaissent en lui un semblable.

Se produit alors un événement qui bouscule toutes les attentes d’ l’apprenti sorcier : les deux enfants développent entre eux un type de langage qui échappe à toute analyse, et reste impénétrable pour lui : le chant. C’est à la fois la glossolalie du Discours sur les origines de Rousseau, un chant primordial d’avant le langage, originel et libérateur, puisque le narrateur ne peut en pénétrer le sens, bien qu’il ne réside dans nulle imitation de la nature mais dans une espèce d’essence humaine qui transcende le rapport au monde pour s’élever, pur et absolu, de ce sous-sol ignoble, et une forme poétique d’être au monde. En effet, l’expérimentateur tente une nouvelle expérience, en opérant la petite fille des cordes vocales pour tenter d’apercevoir là où se niche son âme et pour voir si l’impossibilité de continuer ce chant permet aux jumeaux de trouver un autre mode de communication, et éventuellement pousse le frère à s’adresser à lui en rompant l’enchantement de sa symbiose avec sa sœur, dont est exclu l’homme. Or l’opération s’avère un échec : la séparation des enfants puis leur impossibilité de chanter ensemble les rive à un malheur profond, ne lui laissant d’autre choix que de les supprimer, puisqu’ils sont trop désespérés pour que l’expérience ait encore un sens. S’ils continuent par communiquer par le corps et le regard, en perdant le chant, ils ont perdu toute possibilité de bonheur, et de vie. Le chant, et d’une certaine façon c’est aussi la poésie, est expression pure sans message, expression du bonheur d’être au monde et mouvement libérateur en dépit de toutes les claustrations infligées : leur humanité se perd complètement, et le narrateur voit en eux deux petits singes qui se pelotonnent l’un contre l’autre, quand la petite fille perd la possibilité du chant qui l’unissait au monde et à son frère.

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Ce texte, aussi insoutenable par la cruauté du ton que magnifique par la défaite de l’expérimentateur sur ces enfants, contribue donc, paradoxalement, à dire combien la parole enfantine est chant : avant même de communiquer avec le reste de ses semblables ses besoins, l’enfant dit son bonheur de vivre et de sentir l’autre si proche. La poésie n’a peut-être pas d’autre but que de retrouve cette harmonie initiale, de retrouver le phrasé de ces dialogues si beaux, si sublimes qu’ils émeuvent jusqu’au narrateur sadique, avant de l’effrayer par ce qu’ils révèlent d’une humanité qui lui échappe radicalement. Couper les cordes vocales de l’enfant, l’opérer presque à vif avec des instruments rudimentaires, est un exemple parmi tant d’autres de sa volonté d’anéantissement de la vie et de la beauté, de l’innocence, et même si la fin est terriblement inquiétante, car il compte recommencer l’expérience à l’infini, en en modifiant les conditions, avec les enfants que ne manquera pas de lui produire sa nouvelle proie féminine, la certitude qu’il n’arrivera jamais à briser totalement ce chant qui est celui de l’humanité même et de la poésie, que partout, d’autres enfants gazouilleront dans des berceaux sans qu’il parvienne à éteindre la volonté de vivre et de chanter qui caractérise l’espèce humaine, fût-elle réduite à la survie la plus misérable, me semble porteur d’un espoir plus fort que la violence destructrice et si rationnelle de ces pages.

L’enfance apparaît comme le terrain privilégié de l’expérience, certes, mais aussi et surtout comme une image de ce rapport innocent, de cette grâce qui nous porte quand nous ne parlons que pour le plaisir d’utiliser avec sa bouche des mots et de les partager avec un semblable : le langage est avant tout chant pur et partage avec l’autre, excluant toute espèce de rapport de force au profit d’une communion qu’aucune puissance malveillante ne saurait détruire tout à fait.

 

 

Féérie et désenchantement

Au rapport magique de l’enfant au monde, tant qu’il n’est pas encore coupé de ce bonheur d’exister dans l’instant et retranché derrière les barreaux que sont les mots utiles, s’opposent toutes sortes de perversions. Et les trois œuvres, à leur manière, mettent en scène ces perversions de l’ordre féérique et enfantin du monde, pour dire le passage difficile à l’âge adulte.

Dans l’opéra de Mozart, il n’est nulle dissonance, sinon celle des variations de registre opérées par les choix de Peter Brook, mais l’humour, loin de briser la féérie, la renforce par une forme de légèreté gracieuse. Même les déboires amoureux de Papageno, qui se trouve face à une horrible vieille en guise de femme, avant de comprendre qu’il est l’objet d’une illusion, d’une farce de malin génie destinée à l’éprouver, et de voir une plantureuse jeune femme apparaître sous els voiles noirs de la vieille, pourraient sombrer dans la vulgarité au vu des costumes roses bonbon, de la distribution du rôle de Papagena à une femme forte et mal fagotée, mais l’amour triomphe de tout, le charme du chant s’impose et donne à cette Papagena comique un charme puissant qui contribue à l’émerveillement de son amoureux et du public. On rit, mais c’est d’un rire frais, complice des personnages, qui renforce la fraîcheur de cette œuvre à la gloire de la jeunesse et de sa capacité à triompher de tout.

En revanche, le narrateur de La Maison Muette réduit au silence et à la mort les deux êtres chantants qu’il a d’abord enfermés, et pervertit toute la féérie des récits d’enfance à travers la perversion de la figure maternelle. La mère du narrateur apparaît comme un être froid et incapable d’amour à l’égard de son mari, ne supportant aucun contact physique, fût-ce avec le petit chat que son mari ramène chez eux pour combler son besoin de tendresse, et qui l’insupporte au point que l’enfant le tue pour en débarrasser sa mère. Cette mère qui raconte toutes sortes d’histoires et ouvre grand l’imaginaire de son fils tout en cultivant son jardin au milieu des roses aurait pu être un personnage rayonnant, si la perversion ne l’avait pas empoisonnée : son amour exclusif et maladif pour son fils, son refus maladif de toute sentimentalité, son empoisonnement lent par des histoires dans lesquelles la réalité perd peu à peu pied pour son fils, la fascination qu’elle exerce sur lui et les plantes vénéneuses qui sommeillent dans son jardin, sa lente agonie contribuent à faire du personnage une figure porteuse de mort et de menace, qui explique en partie la violence du narrateur à l’égard des femmes, qu’il ne peut approcher que lorsqu’elles sont des proies droguées ou abruties par la violence et la misère. Des êtres à peine humains qui cherchent en lui le réconfort et la protection des déshéritées, victimes dont le narrateur s’empare avidement. La perversion de l’enfance et de sa grâce réside aussi dans cette recherche métaphysique d’une âme à travers la réflexion sur le langage et son origine : incapable de ressentir l’essence poétique du langage et son inutilité sublime, il cherche à disséquer dans ses semblables la source de cette âme qui lui échappe, véritable monstre seul à être le muet de cette histoire sordide : il est incapable d’employer le langage autrement que par intérêt, à travers les manipulations qu’il exerce sur les autres, et les récits mêmes de l’enfance ne sont pas autre chose que les fils dont la mante religieuse qu’est sa mère l’enferme pour mieux le dévorer. Les récits féériques et poétiques qui sont sans cesse relatés dans sa narration sont pervertis dans leur essence, dans la mesure où il cherche à en extirper le message, la compréhension d’un phénomène physique et métaphysique, là où il n’y a peut-être que la beauté des mots et la construction d’un univers imaginaire intangible à admirer.

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Cette perversion de l’imaginaire féérique est encore plus sensible chez Claro, qui réécrit le film mythique Le Magicien d’Oz, sorti en 1939 aux Etats-Unis, pour faire de la quête de ses personnages une lente dérive à travers le vingtième siècle qui s’achève dans les camps de concentration et les émanations radioactives de los Alamos, après les multiples mutilations opérées sur les personnages qui agonisent lentement au fil des pages, dans leur quête éperdue d’un retour au pays d’Oz entr’aperçu au début du voyage. Ce roman picaresque décrit donc les péripéties des personnages principaux du film d’animation, pour les travestir en de multiples avatars et leur faire abdiquer toute magie au profit d’un tableau effroyable des contre-utopies du siècle. Dorothy, qui quitte son Kansas natal à la faveur d’un cyclone et le gris de son existence dans l’infinie plaine, rencontre dans un pays d’Oz plus fantasmé que traversé ses compagnons, en particulier l’épouvantail Oscar Crow et l’homme de fer Nick Chopper, est tout à tour infirmière pendant la Grande Guerre, où ses deux compagnons sont gravement mutilés, l’un perdant une partie du cerveau et toute mémoire, et l’autre la plupart de ses membres et son cœur, recouvrant la capacité à se mouvoir à cause des expérimentations d’un autre apprenti sorcier, un médecin qui en fait une véritable machine en acier, peu sensible à la question de l’humanité de son rescapé ; Dorothy est ensuite ouvrière aux Etats-Unis, où elle contracte une tumeur à cause du radium avec lequel elle travaille dans une horlogerie, puis part avec les deux hommes et le chien Toto à travers le pays cherchant à revenir à Oz avant sa mort qu’elle pressent imminente, et assiste au tournage du film dans lequel elle n’a pas le premier rôle, pris par Judy Garland. Les deux hommes mutilés pour leur part finissent par mourir dans un asile d’aliénés pendant la guerre, tandis que les nains Eizik et Azram seront déportés à Auschwitz, en fait de pays d’Oz, et que Dorothy et sa sœur Elfeba, la méchante sorcière, échoueront à Los Alamos pendant des essais nucléaires meurtriers, prélude à Hiroshima et Nagasaki. D’autres personnages, d’autres péripéties se mêlent dans cette longue fresque qui traverse l’histoire du vingtième siècle, échangeant sans cesse les rapports entre réalité, rêve et fiction, pour montrer le passage d’une utopie pleine d’espoir au début du siècle à la contre-utopie monstrueuse qui voit le jour au milieu du siècle.

La réécriture parodique du grand film américain permet aussi de mettre en valeur l’impossibilité après 1945 de croire en un rêve technicolor à l’américaine : les personnages comme le lecteur sont soumis au même désenchantement progressif du monde, que les remake et superproductions hollywoodiennes ne feront qu’accentuer : à la guimauve de ce monde en carton-pâte qui inonde le monde de valeurs américaines factices, répond la réalité du siècle : démembrement, cancers, pourriture des corps, accidents d’avion  et folie générale, anéantissement de l’homme réduit à l’état de machine à travailler, ou à la poussière qui retombe sur les villes irradiées, à la cendre qui recouvre la Pologne tout entière.  Dorothy a vieilli, elle n’a plus rien de la petite fille qui traverse l’arc-en-ciel du film quand elle repart juste avant l’explosion de la bombe atomique avec ses souliers de grenat couverts de la poussière du Mexique, et son chien Toto est le chien préféré du Fürher : nulle échappatoire possible par le rêve et la féérie, par l’art en somme, puisque la réalité la plus délirante envahit tout l’espace. Les plans se mêlent, les voix se confondent, le narrateur n’assume plus la narration prise en charge par des personnages tout aussi réels ou irréels, à des époques confuses, et la réalité elle-même n’a plus cours quand les folies furieuses de l’histoire en ont inversé la perception : si les camps d’extermination ont existé, il est possible de croire au pays d’Oz, puisque l‘univers ne tient plus dans ses bornes raisonnables.

Le ton du roman, si volontiers ironique, souvent enjoué et drôle, se pervertit aussi à mesure que les personnages à leur tour quittent l’illusion de revenir au pays d’Oz et prennent en charge le récit, que leur voix se fissure, vieillit, que leur reste d’humanité s’affaiblit au profit de l’ombre qui les envahit : les jumeaux Azram et Eizik eux-mêmes, qui racontent les camps à un journaliste, ne s’avèrent être que des ombres du passé, et leur témoignage plus illusoire que leur dispersion en cendres dans un crématoire. Le grand illusionniste qu’est le réalisateur (celui du Magicien d’oz, mais aussi en arrière-fond la figure de Méliès) n’est pas plus doué pour l’invraisemblable que les tortionnaires de l’histoire, qui ont construit un univers à leur démesure, dans lequel s’agitent des pantins désarticulés, ravagés par les inventions ahurissantes de leur époque. Cherchant Oz jusqu’à Auschwitz, les jumeaux inventent un mot-valise qui ne contient que leur désillusion : Ozchwitz. On passe ainsi peu à peu du monde ordonné et un peu criard, d’un mauvais goût plein de fraicheur, d’Oz, au Chaoz qui donne son nom )à la deuxième partie, et dit le retour au néant à l’issue de ce siècle de massacres en série, qui commence par une tornade libératrice et finit par l’explosion des bombes atomiques.

 

La destruction de l’espèce humaine montre les limites de l’espoir d’un siècle des Lumières qu’illustre avec une grâce juvénile l’opéra de Mozart : faire taire le chant des jumeaux et réduire leur dialogue à une alternance de mots évoquant tour à tour « la nuit » et « le brouillard » contribue à plonger l’humanité dans les ténèbres sans parole de la destruction massive. Comment peut-on alors espérer que surgisse un chant de cette nuit ? quelle enfance est susceptible d’engendrer une humanité réduite à ce tas de cendres fumant, qui a perdu jusqu’à la possibilité du chant ? Ce chant dans lequel réside l’origine même de l’humanité ne peut plus être qu’un sanglot, un grincement ironique, le rythme sourd d’un cœur de fer blanc qui se balance dans une cage thoracique rouillée ; il n’existe peut-être plus d’enfance, ou d’innocence possible, et la grâce est perdue. Sans nul dieu, sinon de mauvais démiurges perdus dans d’harassantes recherches de producteurs, qui donnera cette grâce ?

En dépit de ces questions désespérantes, je ne peux croire qu’aucun espoir ne soit plus permis, et je pense naïvement que la possibilité d’un chant existe, puisque des hommes et des femmes chaque jour continuent d’écrire, non pour divulguer des messages ou dénoncer, mais pour le plaisir de chanter ; que derrière l’immense construction de Cosmoz et les sombres dédales mis en scène par Peter Brook ou par le narrateur de la Maison Muette se dessine un chemin vers une parole libératrice : peut-être a-t-elle d’abord d’exsuder ses peurs, d’exprimer toute l’horreur du monde tel qu’il est, avant que ne s’élève un chant mélodieux, qui unirait des cœurs jumeaux dans le bonheur d’exister, malgré tout, dans un monde en déréliction. Cet ce serait un chant d’autant plus beau qu’on ne le comprendrait pas, et qu’on fermerait alors les yeux pour laisser simplement l’esprit aller par-delà les collines, laissant le monde nous envahir, l’accepter et en jouir[1]. Un chant marqué par la tendresse fraternelle dont Levi-Strauss faisait la marque même del'humanité au coeur de la tribu démunie de tout des Nambikwara: « Dans la savane obscure, les feux de campement brillent. Autour du foyer, seule protection contre le froid qui descend, derrière le frêle paravent de palmes et de branchages hâtivement planté dans le sol du côté d’où on redoute le vent ou la pluie ; auprès des hottes emplies des pauvres objets qui constituent toute une richesse terrestre ; couchés à même la terre qui s’étend alentour, hantée par d’autres bandes également hostiles et craintives, les époux, étroitement enlacés, se perçoivent comme étant l’un pour l’autre le soutien, le réconfort, l’unique secours contre les difficultés quotidiennes et la mélancolie rêveuse qui, de temps à autre, envahit l’âme nambikwara. Le visiteur qui, pour la première fois, campe dans la brousse avec les Indiens, se sent pris d’angoisse et de pitié devant le spectacle de cette humanité si totalement démunie ; écrasée, semble-t-il, contre le sol d’une terre hostile par quelque implacable cataclysme ; nue, grelottante auprès des feux vacillants. Il circule à tâtons parmi les broussailles, évitant de heurter une main, un bras, un torse, dont on devine les chauds reflets à la lueur des feux. Mais cette misère est animée de chuchotements et de rires. Les couples s’étreignent comme dans la nostalgie d’une unité perdue ; les caresses ne s’interrompent pas au passage de l’étranger. On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance, une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque chose comme l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine." (Tristes tropiques, "Nambikwara", 1955).

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[1] Steinbeck : « Laisse ton esprit aller par-delà les collines. Ne critique pas, n’évalue pas, laisse simplement le monde t’envahir, accepte et jouis. ». Je ne sais pas d’où cette phrase est tirée, mais elle ornait le programme d’une saison théâtrale à Toulouse (au théâtre de la Garonne peut-être ? je ne sais plus) en 96 ou 97. Elle m’a assez marquée pour que j’oublie tout des pièces que j’ai vues alors, mais que je me souvienne de cette phrase si belle.

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