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Travaux en cours, risques de chutes
27 mai 2013

la voix d'antigone

Peut-on vivre en paix?

J’ai lu d’une traite le best-seller de Dulce Chacón, Voix endormies, en travaillant en parallèle avec mes élèves sur Antigone d’Anouilh, tarte à la crème des séquences théâtre en troisième. C’est vu et revu, en troisième et en littérature de quai de gare, oui on sait : l’héroïsme et Margot qui pleure dans sa chaumière. Les beaux principes, un peu de fleurs bleues et de déclarations d’amour, des nourrissons au sein enlevés à leur mère, fusillée à l’aube sans une larme. Et des jeunes filles qui refusent de baisser la tête. Un peu facile… Etre ému à quinze ans, quand on découvre ces combats d’un autre siècle et qu’on lève un poing rageur, tout seul dans sa chambre, en voulant abattre la tyrannie, c’est tout naturel. L’être encore à trente-deux ans passés quand on est une bourgeoise respectable mère de famille, c’est nettement plus ridicule. Oui mais.

D’une part, écrire un mélo engagé, et faire pleurer des milliers de Margot à travers le monde, en racontant les destins brisés de ces hommes et de ces femmes que la guerre d’Espagne a fauchés en pleine jeunesse, qui ont croupi dans les prisons franquistes ou à attendre la sortie d’un frère, d’un amant, d’un fils, pendant des décennies, ce n’est pas donné à tout le monde. Faire exister des personnages, les réveiller du grand sommeil de l’oubli collectif, au point que des nuits entières leurs voix résonnent dans la tête des lecteurs, requiert tout de même quelques qualités d’écriture : un certain souffle, pour le moins. Il est vrai que la lectrice en question est une grande fille sentimentale que les simples termes de « guerre d’Espagne » font frémir de dizaines de références tragiques qui ont marqué son adolescence. J’ai déjà parlé de l’effet que m’avait fait « Land and Freedom » vers quatorze ans, et si d’une voix tremblante j’en reparle c’est de sénilité qu’on m’accusera. Qu’on sache tout de même que mon fils porte le prénom du fils d’un républicain espagnol, que je n’ai pas connu, mais dont j’ai admiré jusqu’à l’idolâtrie la sœur, qui m’a raconté l’histoire de sa famille à l’époque où mon professeur d’espagnol nous expliquait Guernica, nous faisait lire Neruda et nous berçait de ces histoires d’héroïsme et de lutte contre le fascisme, et que nous apprenions le futur dans le slogan « No pasarán ». On comprendra aisément que Dulce Chacón et son roman bénéficient a priori d’un coefficient de sympathie de ma part, et surtout d’une propension à m’émouvoir que les lectures successives de tout ce qui a trait à la période n’ont fait qu’accentuer.

Mais en refermant d’une main tremblotante le livre, ce qui m’émeut n’est plus le destin de ces personnages. Mon petit cœur de maman a pleuré à chaudes larmes quand Tensi est morte après avoir nourri une dernière fois son bébé et que sa sœur Pepita a découpé dans sa robe de flanelle un petit bout de tissu pour le donner, plus tard, à l’enfant, en souvenir de sa mère. J’ai pleuré de solitude avec Pepita qui vieillit à attendre que son fiancé Paulino sorte enfin de prison, et qu’elle puisse l’épouser, à quarante-cinq ans passés, lui qu’elle a connu au sortir de l’enfance. J’ai frémi d’horreur et de pitié au récit des vies de Reme et Tomasa, cherchant désespérément à voir la mer où ses quatre fils ont échoué après avoir été noyés dans le fleuve par les franquistes, pensant sans trêve à sa petite-fille, morte de faim parce que son autre grand-mère, dans le village des montagnes en temps de guerre, tenaillée par une faim sans âge, buvait la poudre de son lait. Horreur pure des temps de guerre, des tortures et des destins brisés dont la seule issue est une espérance tenace ou la mort. Ce qui m’émeut pourtant, ce n’est pas le long récit de ces atrocités, ni l’admiration pour ces hommes et ces femmes qui ne se sont pas résignés, c’est que je ne comprends pas.

dulce chacon

 

Je ne comprends pas qu’aucune doña Celia n’aille plus dans les cimetières découper un morceau du tissu des fusillés pour le donner aux familles afin qu’il le reconnaisse, qu’aucune Antigone avec sa pelle d’enfant n’aille plus ensevelir le cadavre d’un frère, fût-il mauvais, contre la face d’un roi. Ah mais bien sûr ! la tyrannie n’existe plus, suis-je bête. On ne meurt plus exécuté par un peloton fasciste au petit matin. Evidemment. La mort est plus lente, et surtout, plus consentie. Quand on meurt à quarante ans d’un cancer, ce n’est pas parce que les gens qui nous gouvernent ont laissé les entreprises agro-alimentaires empoisonner sciemment la terre et l’air pendant des décennies, ce n’est pas parce qu’on l’a fait travailler  au milieu des poisons pour produire sans cesse plus, plus vite, moins cher, ce n’est pas parce que des laboratoires ont venu des médicaments mortifères à des générations de patients, ce n’est pas parce qu’on nous incite à boire, à manger, à consommer des produits mortels, non, le consommateur est libre et plus personne ne sera exécuté s’il a dénoncé quelque abus de pouvoir. On lui fera juste gentiment comprendre qu’il faut rester compétitifs et payer la dette pour nos enfants. Antigone s’érige contre l’intérêt général, et son geste risque de précipiter toute la cité dans la guerre civile : ce n’est pas très responsable, et ce brave Créon a raison de la faire taire, car il est responsable de l’intérêt collectif et de la paix. Imaginez que n’importe qui commence à faire n’importe quoi… ce serait l’anarchie. Imaginez qu’une certaine Hortensia, surnommée Tensi, enceinte de cinq mois, se livre à des activités clandestines du genre transmissions en tout genre avec un groupe de terroristes, je n’ose imaginer les commentaires sur l’irresponsabilité totale de cette future mère… Car nous sommes des citoyens et des parents responsables, qui ne risquons pas de prendre des risques inconsidérés alors que tant de responsabilités nous incombent que nous en avons une conscience plus aiguë que celle des désordres à combattre, et que la démocratie a réglé une fois pour toutes la question : il suffit de voter. Il y a le vote utile et le vote contestataire, analysé par des statisticiens creux pendant de longues séances, non pas pour dénoncer ce qui ne va pas, non, mais pour tenter d’expliquer la faible mobilisation, la  montée des extrêmes et la baisse de popularité de tel ou tel président. Aucun parti n’invite clairement à tout foutre en l’air, et pour cause : les gens sont responsables et frileux. Ils connaissent les conséquences de leurs actes. Annoncez que vous ne paierez plus la dette, que vous nationaliserez le parc immobilier du pays pour que tous ses habitants aient un toit, que vous interdirez les licenciements abusifs, que vous ferez payer plus d’impôts pour que l’état assure ses fonctions auprès de tous ses citoyens : et c’est la révolution réactionnaire, de tous les gens responsables qui crient au stalinisme, de tous les analystes qui voient partir entreprises et capitaux à l’étranger, comme si le problème pouvait être circonscrit dans nos petites frontières, qui brandissent la Crise pour faire avaler toutes les pilules, fussent-elles bourrées d’hormones douteuses, qui en appellent à la raison. « Je ne veux pas avoir raison », dit la petite voix d’Antigone qui refuse qu’on instrumentalise un mort , qui rappelle qu’être humain ce n’est pas avoir raison, mais respecter ses morts, qui se dresse toute seule, absurdement, contre l’ordre, sachant que son frère ne mérite pas qu’elle meure pour lui, mais ne pouvant éviter de le faire parce que certains devoirs valent plus que la vie.

Je ne comprends pas qu’après quarante ans de franquisme les républicains espagnols survivants, leurs enfants et leurs héritiers, et nous qui sommes nés après, ailleurs, mais connaissons cette histoire et toutes les histoires que relatent Dulce Chacón, et Alfons Cervera, et Jaume Cabré[1], et tant d’autres, je ne comprends pas qu’on accepte un tel leurre. Parce que les élections sont libres, on vit en démocratie ? est-ce que c’est seulement ça, une république ? est-ce que nous sommes réellement fidèles aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité que nous affichons sur les frontons de nos mairies en France alors que notre liberté se réduit peu à peu à un choix entre des produits, que quiconque se promène en ville voit les inégalités lui sauter à la figure, que la haine entre les communautés, entre les groupes sociaux et les orientations sexuelles des uns et des autres se manifeste à chaque coin de rue ? est-ce que l’ombre du goulag a suffi à brider toute velléité de justice sociale ? on se dit que ce système n’est assurément pas le meilleur, mais qu’on n’a pas encore trouvé mieux. Le problème n’est pas tant la démocratie, que sa perversion par l’économie de marché mondialisée. Il n’y a pas de projet social sans remise en cause des règles de l’économie de marché, et personne n’ose aller jusque là, si ce n’est quelques politiques qui jouissent parfois d’un engouement momentané, mais éphémère, car les structures des partis qu’ils représentent manquent d’étoffe, sans doute, et de crédibilité.

Je confonds tout et ma comparaison avec les combats antifranquistes est évidemment très douteuse d’un point de vue historique. Comme Antigone (en toute modestie bien entendu), « je ne veux pas avoir raison». Je souhaiterais simplement que la lecture de certains ouvrages nous permettent moins de pleurer de compassion au fond de notre lit, et un peu plus d’écouter ces voix endormies, et de nous demander ce qu’elles nous disent encore au présent. Car les combats des femmes emprisonnées à Ventas ou d’Antigone sont justes pour plusieurs raisons : tout le monde s’accorde à peu près sur le courage et l’honneur qu’il leur a fallu pour lutter contre le franquisme, qui était une dictature de droite, appuyée sur l’église et ses membres les plus réactionnaires. Mais si le franquisme est mort, et avec lui la dictature, la république à laquelle nous voulons croire n’est pas celle dans laquelle on vit pour autant. Ce n’est pas parce que des hommes et des femmes du passé ont livré pour nous des combats difficiles, que nous n’avons qu’à sauvegarder des droits fondamentaux, comme celui de l’expression, du vote, de la manifestation. Non. Ils ont cru en une autre société possible, et je pense profondément que ce n’est pas par idéalisme, par aveuglement ou par goût du stalinisme, car parmi les combattants espagnols tout le monde sait qu’entre socialistes, communistes, trotskystes et anarchiques, pour ne citer qu’eux, les luttes de pouvoir ont été très violentes. Et cette lutte pour plus de justice, pour combler les besoins fondamentaux de tous, pour créer une société non pas sur la rivalité et la jalousie, mais sur l’entraide, la complémentarité et l’égalité absolue de tous n’est pas obsolète. Elle est au contraire d’une actualité brûlante. Aucune loin n’interdit de chercher à la mettre en œuvre, mais les réticences sont d’ordre idéologiques : les théories économiques ont lavé les cerveaux bien plus profondément que ne l’ont fait quarante ans de terreur franquiste, puisque nulle voix ne s’élève avec assurance pour dire qu’un autre ordre du monde n’est possible sans déchaîner les critiques, l’ironie mortifère, la peur, la peur intériorisée par des millions de citoyens trop raisonnables et qui ont perdu toute espérance.

carmen selma ponte la mascara y la peineta

Carmen Selma, "Ponte la mascara y la peineta", Mémoires d'Espagne

 

Lire n’est pas une manière de passer le temps, c’est une forme d’engagement qui en amène d’autres : il y a sans doute beaucoup de la naïveté d’une vieille adolescente trentenaire dans ces propos un peu confus, dont l’imprécision historique et idéologique en agacera plus d’un, mais ce qui m’intéresse ici, une fois encore, c’est la manière dont la littérature parle du présent, et invite à agir sur le réel. On ne peut se souvenir d’un passé aussi tragique sans s’interroger sur notre engagement au présent, à moins d’être un esthète un peu creux qui se gaussera des tendances à l’expolition chez Dulce Chacón. Le rire, une fois encore, pour éviter de regarder au fond du trou. Et ce que l’on y voit en effet n’est pas bien glorieux pour nous autres. Nous vivons en temps de paix, et nul ne nous force plus à choisir entre la compromission honteuse du docteur Fernando et le sacrifice de la vie. Nul ne nous torturera dans une cave si on s’engage contre l’ordre économique de nos pays industrialisés. Au fond, la seule chose qui nous bride, c’est la peur du ridicule et l’aliénation : à force d’instruire les masses à penser comme Créon, le pouvoir a fait de nous nos propres tyrans, et on enterre vivante la petite Antigone dont la voix crie à travers les murs épais de l’indifférence.

Et à la sienne se mêle celle de Kaliayev, héros des Justes de Camus: "la liberté est un bagne aussi longtemps qu'un homme sur terre est asservi", qui rappelle que l'engagement dépasse le seul besoin personnel de justice ou de liberté pour soi, mais qu'il est mû par le sentiment d'injustice à l'égard des autres, nos semblables et nos frères. C'est bien à ces frères-là que la littérature nous rappelle sans cesse.



[1] Voir l’article « En mémoire des vaincus » du 3 août 2012.

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