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Travaux en cours, risques de chutes
27 avril 2013

Passer à l'ouest

Mélancolie vandale, de Jean-Yves Cendrey, Actes Sud, 2010

 

Kornelia Stumpf, « petite puce de cinquante-trois ans » allant sur les cinquante-quatre, rentre à pied de son travail parce qu’on lui a volé son vélo, et traverse d’est en ouest Berlin dans un périple cafardeux, rêvassant et ressassant sa nostalgie d’un Berlin-est où nul n’aurait jamais commis la vilenie de voler un vélo, pour s’installer finalement à l’ouest, dans l’appartement déserté de sa belle-mère, qui émerge difficilement de son rêve ouest-allemand.

melancolie-vandale-jean-yves-cendrey

 

 

Perdre ses valeurs

A mesure qu’elle tente de regagner son appartement d’abord, où elle apprend que sa fille adoptive est au poste, puis le commissariat où elle la récupère pour le vol d’un paquet de chewing-gums, et enfin l’appartement d’Utkugül, sa belle-mère, les souvenirs nimbés d’une nostalgie ironique de l’enfance à l’est refont surface, avec l’histoire de la famille et celle d’Ali, le compagnon de Kornelia, des voisins, de Viorica la fille adoptive de Kornelia, dans un « roman rose » à l’humour grinçant. La femme mûre divague dans la neige crasseuse, se sentant dangereusement vieillir, et prend peu à peu des décisions qui vont à l’encontre de son demi-siècle de valeurs socialistes. N’ayant pas le goût de l’argent, alors que la réunification initiée vingt ans plus tôt a hissé la valeur économique au-dessus de toute autre considération, elle se montre d’abord incapable de s’adapter à la modernité occidentale, à sa recherche effrénée de confort, de facilité, de réussite, qu’incarne Utkugül : fille d’immigrés turcs, cette dernière tente de faire de son fils Ali, de son vrai prénom Bartolomeus, un authentique Allemand, féru de harpe car le piano n’est pas assez original, qui ne connaît pas un traître mot de turc et ne fréquente que les meilleures écoles. Elle-même, écrivain sans grand talent, suit la vague des modes successives, passe par les régimes les plus délirants, finit exsangue et sans un sou avant-dernière d’un grand marathon où sa furie occidentale de sport l’a entraînée pour mieux la perdre. Au contraire, Cornelia est viscéralement incapable de se défaire de ses habitudes d’est-allemande chiche et sans ambition : elle se refuse à envisager un taxi parce qu’elle n’aurait jamais eu l’idée de le faire du temps de l’est, parce qu’on a appris à vivre de peu, qu’on n’a pas le goût des dépenses excessives, qu’on est gêné devant le faste. Mais cette brave simplicité de mœurs des Anciens tourne court, et les valeurs solidaires de l’Allemagne socialiste qu’incarnerait la puce mûrissante finissent en queue de cochon-rose et gras. A mesure que ses pas la mènent vers l’est, sa nostalgie laisse la place à l’aigreur en évoquant les dénonciations pratiquées par le père, membre actif de la Stasi, le voisin, la mère, en pensant aux multiples coucheries de ce petit monde dans la Trabant : le père avec la tante, la mère avec le beau-frère, et le gentil tonton de l’ouest avec la petite Kornelia, dûment corrompue elle aussi par les jolis jouets apportés de l’Ouest. Et puis les compromissions s’amoncellent, toujours plus graves : corruption d’un fonctionnaire roumain pour que la mère de Viorica ne puisse se rétracter, et adoption douteuse par une femme d’un pays désormais riche d’une petite orpheline de pays pauvre ; paresse de plus en plus profonde qui s’empare de la cheville ouvrière de la maison, qui entretenait son père, sa fille et son compagnon, et décide de les lâcher pour vivre des largesses d’Utkugül et cesser peu à peu de travailler (le travail est aliénant, comme chacun sait) ; et puis comme l’argent manque et qu’on s’habitue au luxe, tout compte fait, on emprunte aux copines, on achète une voiture, on ne rend pas un centime mais on passe au chantage, on fait les poches de la vieille belle-mère, après tout si l’argent n’a pas de valeur, on peut bien dépenser celui des autres, hein, quelle importance. Et puis on finit par emmener sa fille dans un dernier pique-nique suicidaire au bord d’une falaise, on ne va quand même pas crever toute seule, partager les mêmes peines au lieu de la réconforter des siennes, et hop !

La déchéance morale mène au suicide, annoncé dès le début de cette tragédie en cinq actes par le fait divers qui ouvre le récit, et raconte le suicide, en 90, quelques mois après la réunification, de deux jeunes Allemands riches, beaux et amoureux, en haut d’un ravin dans l’Aveyron. L’ordre des chapitres suit ensuite un compte à rebours jusqu’au « Partez ! » final, annonciateur d’une course risible à l’image de ce marathon des perdants relaté peu avant, ou d’un suicide grotesque. Sans la dignité qui devrait accompagner l’acte ultime puisque tout, même la mort, a perdu de sa valeur au cours de ce grand marché libéral qu’est devenu le pays, ravageant les idéaux de toute une génération déjà lourdement atteinte par l’hypocrisie socialiste dans laquelle elle avait grandi. En d’autres termes, si l’optimisme d’un « rêve allemand » est déboulonné par la réalité des inégalités, de la sordide soif de l’argent, le ridicule suprême d’une société un peu kitch, consommatrice débridée, goinfre sans appétit, un peu comme Ali avachi dans l’appartement qui se contente d’exister et de consommer, il est tout aussi impossible de rêvasser sur une RDA qui aurait été forte de valeurs supérieures, d’habitants pleins d’abnégation et d’amour de l’humanité : hypocrisie, délations et règlements de compte personnels dans un climat de terreur et d’éternelle gêne caractérisent ce passé que Kornélia, soudain, veut fuir à tout prix quand elle voit son père et leur voisin brûler ensemble toute trace de leur passé douteux dans un feu de jardin dont les émanations de plastique brûlé attestent des complots nauséabonds.

 

La vie en rose

Le « roman rose » annoncé par le sous-titre oscille entre le kitsch ostentatoire d’une sexualité débridée, pornographique, affichée partout dans l’Allemagne décomplexée de l’après-réunification (mais se tapit déjà dans les magazines du père, bien cachée), et le vieux rose de la gêne, de la laideur, un rose sale qui évoque irrésistiblement le papier toilette bon marché qu’on trouve invariablement dans les collectivités, qui n’essuie rien mais colle aux fesses. Le rose est celui des lèvres d’Ali, évoquant malgré elle pour Kornélia les « saucisses de foie » qu’on consommait jadis avec extase, et qui sont devenues écoeurantes, trop grasses, passées de mode gastronomique. Le rose est celui de l’ironie décapante de tout le roman, qui renvoie toute échappée lyrique à la réalité bien rance de cette prison où Kornélia travaille et où son père avant elle travaillait, signe que tout change, rien ne change : vous croyez pouvoir rêver, vous « évader », mais détrompez-vous, les geôles sont partout, bien fermées. Et les phrases suivent cette déconstruction systématique du rêve de « croissance » de l’Allemagne victorieuse au marche bien régulé, dont la chancelière n’en finit pas de mener les rênes de la sortie de crise par la rigueur : minées par les expressions familières, orales, qui viennent casser les belles périodes, les phrases suivent le cheminement chaotique de Kornélia qui se voit soudain en vieille Gwasikroch, du nom d’une ancienne voisine, le cul dans la merde, incapable de se relever, vieillarde répugnante et méchante réduite à un état de semi-sauvagerie par la vieillesse et le délabrement. Cette vision horrifiée d’elle-même contribue pourtant à faire de Kornelia, un personnage sinon attachant, du moins complexe et  profond. L’auto-dérision qui alimente ce regard sur elle-même à travers le jeu des pronoms personnels, permettant un incessant passage du proche au lointain, de l’intérieur à l’extérieur, de l’identification au regard critique et détaché, de la fiction à l’introspection, du fantasme de l’héroïne à la réalité, permet de tisser un portrait particulièrement riche d’une femme vieillissante, en proie à des doutes métaphysiques après sa chute dans la neige. Cette révélation aurait pu la conduire à un état de grâce, celui qu’on attend dans un « roman rose », qui lui aurait permis de tout comprendre et de donner un sens à cette vie humble et peu excitante. Mais c’est le contraire qui se produit : la seule révélation qui lui apparaisse est celle d’un non-sens qui se manifeste par les divagations et les errances dans Berlin. Des décisions absurdes, un long glissement vers le relativisme des valeurs et le suicide, la trahison des amis et l’abandon tout aussi absurde d’un compagnon rappelé en Turquie où il n’a jamais mis les pieds pour y effectuer à quarante ans son service militaire, contribuent à marquer cette impossibilité de se raccrocher à un quelconque espoir. Le s roses de l’amour, version technicolor, sont bien fanées dans ce roman particulièrement sombre, où nulle sortie n’est possible : Fleurette, un prisonnier que traduit au début Kornélia, et dont la capacité à rebondir et l’humour apportent une lueur d’espoir, se suicide en prison, et le voyage en France projeté par la mère et la fille échoue lamentablement, faute d’argent. On reste englué à Berlin, comme du temps du Mur, au fond. Les rêves sont pour les autres.

berlin-est

 

http://chezvicky.be/mon-escapade-a-berlin/

 

De Berlin à Barcelone

Je lis Mélancolie vandale à Barcelone, où je passe quelques jours de vacances pour de sombres histoires de passeport, dont nous avons décidé de tirer profit : tenus de rentrer en Europe tous les trois mois tant que nous n’avons pas obtenu notre carte de résidents, nous avons préféré visiter en touristes cette ville d’Espagne brillante plutôt que de rentrer dans notre morne province française. L’effet d’actualisation est saisissant, vertigineux. Les boutiques offrent leurs tentations à nos regards, de tous côtés : on a beau savoir que l’Europe est immergée dans la crise jusqu’au cou, on voit les clients se précipiter dans les magasins, chargés de paquets, et les tentations qu’on n’avait pas en n’en voyant pas vient nous saisir aussi. On a envie d’acheter des vêtements, de devenir autres, plus jeunes et plus beaux, de se doter d’une autre personnalité infiniment plus libre, à travers ces vêtements qu’on ne pourra pas porter au Maroc. Les shorts plus courts que mes culottes sur les cuisses bronzées me font halluciner, et je passe sans cesse de la réprobation scandalisée à la tolérance la plus désinvolte, après tout chacun fait bien ce qu’il veut. Je m’imagine à mon tour drapée d’une courte jupette mettant en valeur des jambes qui seraient sveltes et légères, mais la rêverie se heurte très vite à mon conformisme habituel, et je cherche une jupe longue pour l’été qui vient. Avec ces envies de consommer, viennent en moi la gêne, la vielle gêne de l’est, à vivre au-dessus de ses moyens, à se vautrer dans l’indécence : je m’offusque contre l’idée de prendre un taxi, alors que la ville est pourvue de plusieurs lignes de métros, et qu’au pire on peut marcher, enfants obligés de suivre parce que si on va par là, comment on ferait s’il n’y avait ni taxi ni métro du tout ? en Kornélia Stumpf du sud je me vois doucement admettre qu’il n’y a pas de honte à se faire plaisir, et je m’achète du beurre de cacao naturel chez Body Shop pour parfumer et hydrater ma peau qui n’en a pas un besoin vital. La déliquescence des valeurs morales se poursuit dans une espèce d’apathie générale : on se trouve des excuses, on s’invente des besoins, on s’occupe de sa petite personne, on oublie le malheur des autres en ne fréquentant que des quartiers où il n’est pas trop éclatant. On s’extasie sur l’authenticité du Raval, si vivant et animé, et comme on est là en touristes, de passage, on ne creuse pas trop la question des difficultés de ses habitants si « vivants » dont on pourrait pourtant deviner l’existence de peines et de labeur ; au fond on n’en sait rien. Mais on échappe pour quelques jours aux bidonvilles, à la misère étalée dans les moignons qui cognent aux vitres à chaque feu rouge, à la violence de survivre de Casablanca.

Et le retour est douloureux : car non seulement on retrouve la laideur habituelle de la vielle, ses contrastes insupportables entre la richesse ahurissante des uns et la pauvreté des autres, ses bidonvilles qui empestent entre les tours d’immeubles de luxe, mais on sait qu’on n’est pas là de passage en vacances, qu’on n’a plus l’envie de s’étonner de tout, de s’extasier de l’inconnu, mais qu’on reste vissé à cette ville et à ce statut de riche parmi les pauvres, à cette vieille honte d’être Français dans un pays que mes ancêtres ont largement colonisé, de ne parler que français et de ne pas savoir s’adapter. Alors que les jours me rapprochent à grands pas de mon prochain anniversaire et de mon prochain statut de vieillerie, je me sens, comme Kornélia, un objet de brocante qui hésite entre deux mondes : pouvant ne pas travailler, je profère de longs discours contre l’aliénation par le travail dépourvu de sens qu’on nous fait endurer dans ces prisons que sont les écoles, et me nourris sans trop m’en préoccuper du travail des autres. Je cherche désespérément des valeurs morales pour remplacer les rêves d’un autre ordre du monde qui n’ont décidément pas marché, qui ne me font plus beaucoup rêver, empâtée que je suis dans le confort quotidien et les habitudes de penser en rond que l’on finit par acquérir de la sorte. Je ne me suiciderai pas en emmenant avec moi mes enfants qui n’ont pas décidé à naître mais n’ont pas non plus nécessairement envie d’accompagner leur maman dans ses élans suicidaires, parce que je n’ai atteint ni les cinquante-trois ans, ni son stade de désespoir et de déchéance, mais j’ai fort envie de relire Voyage au bout de la nuit pour me repaître encore de ces divagations au tréfonds de soi-même, de l’impossibilité de se fuir et de donner sens à son existence humble, de s’extraire de sa condition profondément comique.

c'est en croyant aux roses

(Capture d'écran d'une page particulièrement sirupeuse et gonflée de jolis espoirs commerciaux sur la page Facebook de Made in Medina, site destiné aux casaouis qui consomment!)

 

 

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