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Travaux en cours, risques de chutes
4 juillet 2011

La loi des séries

 

La loi des séries

4 juillet 2011

Amanda Boyden, En attendant Babylone , traduction de l’américain par Judith Roze et Olivier Colette, Albin Michel, 2010.

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La chronique des habitants d’une rue de la Nouvelle-Orléans, un an avant le cyclone Katrina qui a dévasté la ville en 2005 : le point de vue est partagé entre les voix de quatre familles voisines. Les vieux Roy et Cerise Brown, installés dans leur maison d’Orchid Street depuis plus de soixante ans, Philomenia, dite Prancie et Joe Beauregard de Bruges, Fearius et sa famille, son frère petit dealer dont il suit les traces et ses sœurs flanquées d’enfants en bas âge, la famille d’Ed et Ariel, venus du Minesota, et enfin les Gupta, récemment installés. C’est à travers le regard et l’histoire personnelle des quatre personnages principaux issus de ces maisons que le récit est construit : en cela, le roman imite l’art des séries, dans lesquelles on suit les péripéties de chacun des personnages principaux de son point de vue, même si ces personnages sont reliés entre eux par leur voisinage immédiat et les relations que cette proximité confère, et cet art de la composition fragmentée permet vraiment de donner un rythme haletant à ce récit.

La violence est au cœur du roman, dans chacune des quatre histoires qui s’entremêlent, et illustrent ainsi l’un des visages de la ville prise entre deux ouragans, eux aussi aussi réguliers et meurtriers qu'un serial killer : Ivan, qui passe à proximité au début du roman, et Katrina, plus dévastateur que tout ce quelle a connu jusque là, et qu’annonce la fin du récit. Dès le début, Muzzle, le frère de Fearius, maîtrisant mal  la mini moto sur laquelle il roule à folle allure, entre en collision avec le barbecue des Brown, qui se renverse sur Roy, et alors que sa femme Cerise se brûle profondément les mains en soulevant le couvercle à mains nues pour libérer son mari, le voisin Ed surgit et parvient à sortir Roy de son carcan de métal brûlant. Cette première rencontre détermine à la fois le ton précipité des événements, la logique des heurts et des collisions selon laquelle s’organisent les destins des personnages, mais met en œuvre aussi, parallèlement , une curieuse chaîne de solidarité entre ces existences qui se confrontent si violemment : Sharon, la mère de Fearius et Muzzle, que tout oppose apparemment à Ariel, « miss Minesota » , chef d’un hôtel renommé quoique sulfureux au centre ville, ambitieuse et raffinée, deviennent assez proches pour que Sharon soit la seule personne à qui Ariel confie son infidélité et les tourments qu’elle a engendrés. De même Prancie, voulant empoisonner les clients du bar voisin, y amène quotidiennement de délicieux petits plats, et finit par trouver dans ce repère de débauchés l’ébauche d’une amitié avant que sa démence n’éclate entièrement et la pousse à assassiner son mari qu’elle espérait voir mourir de son cancer. Cerise, subissant une greffe de la peau après ses brûlures, sympathise avec Indira Gupta qui lit les nouvelles lignes de sa main, mais maintient une certaine distance avec Ariel alors que lors de l’évacuation de la ville pour l’arrivée de l’ouragan Ivan, les deux familles avaient voyagé ensemble avec une grande solidarité. Amitiés et désamours évoluent ainsi comme dans une série télévisée, au gré des épisodes qui ponctuent l’existence de chacune de ces familles pendant l’année que dure le récit. Chaque famille, représentée essentiellement par un membre dont on épouse le point de vue, est en butte à des difficultés. Cerise aime profondément son mari, mais est déçue par sa fille, Marie, et plus encore en voyant la manière dont elle élève son enfant Tit-Thomas, qu’elle surprotège tout en se montrant d’une agressivité et d’un autoritarisme avec elle qui exaspèrent sa mère. Fearius, tandis que son frère Muzzle sort clopinant de l’hôpital et drogué aux médicaments, prend sa succession au sein du « business » sous les ordres d’Alphonse : et lorsque son camé de frère dénonce Alphonse pour un peu d’argent, Fearius, bientôt père à moins de seize ans, doit en outre devenir fratricide car Alphonse exige de lui qu’il tue le traître. Prancie sombre dans la folie à mesure que son mari se remet d’un cancer, et lorsqu’il lui demande le divorce, elle l’assassine. Ed, enfin, père au foyer guetté par la dépression et l’alcoolisme, devient ami avec Joe qu’il retrouve au bar, pendant que sa femme vit une liaison aussi torride que dévastatrice avec le cuisinier de l’hôtel qu’elle gère. Toutes ces histoires s’imbriquent et s’entremêlent sans cesse pour définir un climat propre à la ville, qui est au centre de tout le roman. Ainsi le personnage tragique de Fearius revient-il à chaque moment dramatique du roman pour en rappeler la violence et la mort qui guette : seul personnage armé qui déambule dans le quartier, et qui ne peut plus être sauvé depuis qu’il est aux ordres du sinistre Alphonse, remplaçant un peu malgré lui son frère, doit tuer un ancien camarade de classe. Pour s’entraîner, il décide de braquer un passant… qui s’avère être Ed, à qui il laisse la vie sauve avec une peur mémorable. Mais lorsque Ed vient chercher Joe et découvre une Prancie démente et armée, c’est derrière Fearius qu’il s’abrite lorsqu’elle tire, espérant que le garçon tirera plus vite : et c’est lui qui tombe sous le feu de la vieille femme complètement ravagée. Le Sauveur, comme on surnommait Ed depuis l’accident de Roy, est sauvé par le frère de celui qui avait provoqué le premier accident, et scelle le destin du jeune homme en bouclant le récit de cette tumultueuse vie de quartier. 

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La Nouvelle Orléans, telle qu’elle apparaît ici, est une ville connue pour ses ouragans qui rythment les saisons, pour le bruit et la fureur qui l’habitent, et pour être une ville du Sud sujette à une sensualité spasmodique et torride. A l’image de la soirée où tout bascule pour Ariel. Une grande partie de sa population, sous la menace du cyclone Ivan, a quitté la ville, et notamment la famille d’Ariel. Celle-ci doit rester à l’hôtel, car il reste ouvert, comme beaucoup d’établissements de la Nouvelle-Orléans : la coutume veut que pour saluer chaque cyclone, on fasse la fête, pour affirmer sa joie de vivre et e livrer à tous les excès avant de mourir ou de tout perdre. Dans une ambiance frénétique, car un rappeur et sa suite s’installent à l’hôtel pour la nuit, Ariel gère avec professionnalisme une soirée marquée par l’alcool, la sensation de fin du monde et la montée du désir : ne cédant pas aux avances de Phatty, l’une des nombreuses « racailles » qui entourent le rappeur, elle attend que Javier, le cuisinier, qu’elle a obligé à rester cette nuit à l’hôtel, la rejoigne, et la tension monte à mesure qu’il la fait attendre jusqu’au lendemain. La belle et digne Ariel, si maîtresse d’elle-même et de son personnel, sombre alors dans l’ivresse d’une passion charnelle qui la conduit à l’abjection : après plusieurs mois de rendez-vous clandestins, le couple est surpris par une femme de chambre, Javier rompt avec Ariel qui est licenciée, puis traînée en justice pour harcèlement sexuel. Ce retournement de situation contribue aussi à la logique carnavalesque sur laquelle s’appuie le roman et l’atmosphère même de la ville. Renversement du haut et du bas, mise en exergue du bas corporel et de ses instincts, notamment à travers la sexualité débridée et crue de Fearius et de ses sœurs, toutes mères avant leur majorité, mais qui gagne aussi la froide Ariel dans cette atmosphère électrique que son hôtel sait restaurer, chaos dans lequel s’enfoncent chacune des existences qui se heurtent à la ville, passage d’un statut social respecté à celui d’un paria au gré des variations d’une roue de la Fortune que le cyclone toujours menaçant représente avec acuité. Pour Carnaval, justement, les clients du bar d’Orchid Street peuvent boire à l'oeil s’ils se promènent nus, scène qui perturbe tant Prancie qu’elle s’évanouit, troublée en reconnaissant son ami Shane nu comme un ver, dans un paroxysme de sensualité qu'elle ne peut supporter. Selon cette même logique du Carnaval, la chance tourne, et si on a droit à un deuxième destin en retrouvant comme Cerise avec sa nouvelle main de nouvelles lignes, la malchance atavique rôde toujours : c’est au moment où Fearius espérait échapper à son destin en prenant la route pour le Mexique qu’il est mêlé à la rixe entre Ed et Prancie et meurt foudroyé par une balle. Morts violentes et sentiment que l'apocalypse à venir sème la mort comme la plus folle des libertés, puisque l’ouragan emportera tout à l’automne, animent ces pages.

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Avec la voix off de la narratrice qui annonce le pire dans le prologue et l’épilogue, c’est bien à la série télévisée qu’Amanda Boyden emprunte avec aisance son ton, lorsqu’elle annonce au début du roman :

« Nous aimons un lieu qui ne peut être sauvé par des digues. Nous sommes des losers de génie. Mais, bien sûr, ceux d’entre nous qui vivent à Utown, Orchid Street, ne le savent pas encore. Nous n’avons rendez-vous avec Katrina que dans un an. »

La dramatisation du récit est particulièrement réussie grâce à la multiplication des voix et des points de vue qui s’enchaînent, et grâce au tempo donné par la musique souvent citée dans le texte, en particulier dans les passages concernant le personnage de Fearius. Ariel et Ed venus du Nord supportent mal l’exubérance des corps et de la musique, du moins au début du roman : Ed est horrifié par les paroles des raps qu’écoutent les automobilistes derrière lesquels il est bloqué, et s’indigne du vocabulaire qu’apprend son jeune fils Miles à travers ces chansons souvent obscènes. Pourtant, il sera le premier à se dévêtir au bar, rompant ainsi avec la pudibonderie du Nord ; et si le tic de langage des yo en fin de phrase est d’abord employé avec une certaine ironie, le rap et son univers violent et sensuel sont cependant au cœur de ces pages : c’est le rappeur Green back et sa suite qui occupent l’hôtel d’Ariel, semant le chaos et le désir au cœur de l’ouragan, c’est en écoutant du rap que Fearius vit ses seuls moments de bonheur aux bras de sa petite amie, avant que lui aussi ne soit emporté par le tourbillon. Si la Nouvelle-Orléans est généralement invoquée comme le berceau du jazz et confinée à une image nostalgique, un peu désuète, de vieille ville sudiste avec crinoline et dentelles, l’un des mérites d’Amanda Boyden est de lui conférer une modernité nouvelle, loin de ces clichés éculés. Il est d’ailleurs assez amusant de constater qu'Ed et Ariel, qui véhiculent ces clichés parce qu’ils arrivent à la Nouvelle-Orléans avec une certaine réticence, ont doté leurs enfants de prénoms évoquant directement cet âge d’or complètement passéiste du jazz : Miles Davies et Ella Fitgerald résistent de toutes leurs forces à ces projections parentales en adoptant délibérément tous les canons des rappeurs et de leurs acolytes.

http://www.youtube.com/watch?v=oYU8Id5TETI&feature=relmfu

 

 La Nouvelle-Orléans d’avant Katrina réalise aussi avec une certaine facilité le rêve américain du melting pot, comme en témoigne la relative entente qui lie les habitants d’Orchid Street : le racisme légendaire des états du sud, tels qu’en témoignent une fois de plus les clichés en la matière, n’est guère évoqué ici : Noirs et Blancs cohabitent, bien qu’issus de classes sociales très différentes. La riche famille de Joe Beauregard de Bruges, et sa non moins select épouse Philomenia, élevée avec une rigueur et un sens des convenance frôlant l’extravagance, est voisine des Harris, dont la mère travaille comme aide soignante, et dont les nombreux enfants et petits-enfants s’entassent dans une vieille maison qui résiste vaille que vaille aux cyclones tropicaux  et tempêtes familiales. Ed et Ariel, très middle class sont d’abord amis avec les Gupta, famille d’universitaires indiens, avant qu'Ed  ne côtoie Joe et Ariel Sharon Harris : là encore, aux affinités de classe se sont substituées des amitiés profondes, reposant sur le vécu partagé des personnages les plus éloignés socialement : Indira est extrêmement choquée de la liaison d’Ariel, tandis que Sharon qui en a vu d’autres comprend et sait réconforter la jeune femme.

En attendant Babylone est la chronique d’une mort annoncée, ce qui lui confère un certain tragique, et en cela aussi le livre épouse les codes des séries, ce qui contribue au plaisir que l’on peut tirer de sa lecture : une plongée dans l’œil du cyclone, à travers la vie quotidienne des habitants d’une rue ordinaire sous un climat tropical, à sentir monter la chaleur et la tension, jusqu’à l’explosion finale de violence. Ce mélange de tension extrême et d’immersion dans le quotidien et ses difficultés contribue à cette impression de suivre avec passion une bonne série télévisée, avec ses personnages attachants et faussement proches : le « nous » utilisé au début et à la fin du récit nous rappelle que comme dans toute série de ce genre, c’est de nous, téléspectateurs, que ces personnages un peu stéréotypés parlent, pour nous donner une image à la fois familière et dramatique de la réalité :

Ceux d’entre nous qui vivent à Uptown, sur Orchid Street, restent ou partent, c’est selon. Nous remplissons nos baignoires d’eau et nos placards de boîtes de sardines et de raviolis. Ou bien nous bourrons nos voitures d’objets inutiles – de mauvais tableaux représentant des feuilles d’arbre, une robe de poupée lavande à paillettes et une douzaine de tee-shirts identiques portant en impression la photo d’un garçon prénommé Daniel. Nous nous ferns du souci pour les aigrettes neigeuses, les palmiers et les vieux toits. »

Cet amas d’objets dérisoires qui constituent le quotidien se heurte à l’énormité d’un ouragan qui a ravagé la ville, créant l’un des plus gros scandales politiques des Etats-Unis de cette dernière décennie : quartiers pauvres anéantis, reconstruction différée sans fin, clochardisation de familles entières, ont ravivé les tensions raciales et sociales dans une ville qui vivait avec une certaine frénésie de ces tensions digérées et mélangées à la sauce piquante, dans le grand melting pot dont Amanda Boyden chante en quelque sorte le chant du cygne.

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