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Travaux en cours, risques de chutes
15 juillet 2011

Mère des Mârals et Petit Père des Peuples

Mère des Mârals et Petit Père des peuples

14 juillet 2011

Galsan Tschinag, Ciel bleu, une enfance dans le Haut Altaï, traduit de l’allemand par Dominique Petit, Editions Métaillié, 1996

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Tchinghiz Aïtmatov, Il fut un blanc navire, traduit du russe par Lily Denis, les Editeurs français réunis, 1971

Voici deux récits d’une enfance dans les solitudes des hauts plateaux d’Asie centrale, qui retracent avec beaucoup d’émotion la vie quotidienne de peuples effacés par l’histoire et le moule soviétique. Ciel bleu  se passe en Mongolie, sur le plateau du Haut Altaï, chez les Touvas, une ethnie nomade sous la férule de l’Union Soviétique à partir de 1931. Plus à l’ouest se trouve la Kirghizie de Il fut un blanc navire, théâtre forestier et à demi sauvage du récit, dans lequel les mythes ancestraux se mêlent à une réalité presque ethnographique. Dans les deux romans, en effet, le point de vue d’un petit garçon permet de pénétrer dans un univers radicalement étranger, celui des croyances et coutumes de peuples que la normalisation soviétique est en train d’oublier peu à peu.

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Dans le récit de Galsan Tschinag, un petit garçon de sept ans découvre le monde : ses premières expériences, sa chute dans le chaudron de lait bouillant et sa convalescence, sa rencontre avec celle qui devient immédiatement sa grand-mère, les longues courses dans la steppe avec le chien Arsilang, le départ des frères et sœurs pour l’école, la tempête de neige et le froid qui s’abat sur le troupeau, les privations familiales, la mort du chien, sont autant d’épisodes qui rythment une histoire qui épouse le fil du temps et des nuages sur la plaine infinie. Le récit de Tchinghiz Aïtmatov est plus complexe. Lorsqu’il commence, le petit garçon joue seul avec les rochers et les jumelles de son grand-père, ses seuls compagnons, et acquiert un cartable pour aller à l’école, où va l’emmener son aïeul, le preste Mômoun : ses deux parents le lui ont confié avant de se séparer et de partir, le laissant orphelin dans un univers particulièrement hostile et désolé, que réchauffent l’amour du bon Mômoun et les légendes qu’il lui raconte. Ainsi, l’enfant espère un jour se transformer en poisson et nager jusqu’au blanc navire qu’il aperçoit au loin sur l’Issik-koul, rejoindre son marin de père ; et surtout, il rêve du retour de la Mère des Mârals à la Belle Ramure, mère légendaire des Kirghiz et mère imaginaire de l’enfant abandonné, mythe des temps très anciens d’un peuple en voie d’extinction que les Soviétiques, incarnés par la violence de l’oncle Orozkoul, sont en train de martyriser. En effet, dans la réserve forestière, l’enfant vit à côté de la tante Békéi, qui ne parvient pas à avoir d’enfant, et que bat régulièrement son mari Orozkoul, tyran soiffard et lâche, qui brutalise le vieux Mômoun et abat clandestinement les arbres les plus beaux de la forêt : corruption, bêtise, brutalité et oubli des croyances séculaires au profit d’un gain matériel immédiat caractérisent ce personnage. Or un jour, Mômoun refuse de se plier aux ordres de son gendre parce qu’il doit aller chercher l’enfant à l’école, et ce refus après toute une vie de soumission se paie très cher : après avoir battu sa femme avec une férocité rarement atteinte, Orozkoul promet un mâral à son hôte de passage, qu’il fait tuer par le grand-père lui-même, qui sombre alors dans la honte et le désespoir. Ivre mort, il ne se rend pas compte que son petit-fils tout agité de fièvre a vu le spectacle d’horreur, la tête de la Mère des Mârals détachée de son corps et la viande sanguinolente que s’arrachent ivrognes et chiens : l’enfant se jette à l’eau, rêvant encore de rejoindre son père avant de se noyer dans le grand lac.

Dans ces deux récits d’enfance dont l’intensité est très différente, c’est le rapport de l’homme à la nature qui est mis en péril par la modernisation et l’abandon des croyances ancestrales, souvent animistes. Ainsi les aïeux représentent-ils dans les deux récits l’attachement à la nature, les traditions chamaniques séculaires : c’est le grand-père Mômoun qui raconte à l’enfant la légende de la Mère des Mârals, et la prie de lui pardonner son geste au moment de l’abattre, c’est la grand-mère du petit enfant qui rappelle les traditions et usages à la famille, par opposition aux oncles et tantes pervertis par la modernité : ainsi Orozkoul saccage-t-il la forêt dont il dépend, comme il bat sa femme et tue la Mère des Mârals, empêchant ainsi tout espoir d’une fertilité nouvelle, car c’est la Mère des Mârals qui est chargée d’apporter entre ses cornes le béchik, ou berceau en écorce de bouleau, et symbolise ainsi fécondité et maternité : en martyrisant la bête, il tue véritablement la mère de l’enfant délaissé par sa mère naturelle, et à qui la figure mythique de la Mère des Mârals avait donné une autre mère, protectrice et bienfaisante. Les vieillards sont donc les truchements de la nature sauvage qui tend à disparaître. Si l’oncle Orozkoul frappe et humilie Mômoun, c’est l’ordre du monde qu’il désarçonne, comme la sœur de la vieille Dongur Hootschun qui prive l’aïeule de ses troupeaux et la chasse en quelque sorte de sa propre yourte, la livrant à une destinée difficile.

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Pourtant la nature, si elle est sans cesse magnifiée chez Aïtmatov, est souvent d’une hostilité terrible chez Tschinag, et enjoint à l’homme  un véritable combat.  La tempête qui bloque les camions en forêt est vécue comme une véritable fête chez le premier, parce qu’elle donne à l’enfant l’occasion de briller par son courage et de rencontrer en le chauffeur Kouloubek un père de substitution, et parce que l’intervention miraculeuse rêvée  des Mârals poussant les camions dans la montagne contribue à ce merveilleux animiste du récit. Mais la tempête de neige qui bloque indéfiniment les troupeaux dans Ciel bleu,  au contraire, apparaît comme une véritable épreuve : la faim, le froid, la fatigue sont autant de privations que doivent endurer l’enfant et sa famille, qui doivent sauvegarder le troupeau en dépit de tout. Et justement de telles difficultés poussent les hommes à remplacer la nature dénaturée : les brebis, affamées et éreintées, ne veulent plus nourrir leurs agneaux, et l’enfant avec son père et sa mère passe des nuits entières à l’étable à stimuler les bêtes par une chanson sans fin pour qu’elles nourrissent leurs petits, qu’elles les protègent et leur permettent de survivre quelques jours ou quelques heures de plus. A peine âgé de set ans, le narrateur doit parfois tailler la peau des bêtes mortes dans la journée pour sauver ce qui peut l’être dans la débandade générale ; la mère court la steppe à la recherche de crottin à donner aux bêtes famées, renversant ainsi l’ordre naturel des choses pour leur survie. Mais ces épreuves successives sont autant d’étapes vers la maturité : ébouillanté entièrement vers deux ans, l’enfant est soigné à la graisse d’ours, mais sa chair à vif l’empêche de se tenir autrement que debout, soutenu par les mains par ses parents quand il dort. Enfin remis, il est séparé de ses frère et sœur qui partent à l’école, et doit endurer la mort de sa grand-mère, le terrible printemps des neiges sans fin et du vent glacial, et perd enfin son seul compagnon, le chien Arsilang, empoisonné par erreur. Toutes ces épreuves successives dressent le tableau d’une enfance dans le Haut-Altaï, telle que Galsan Tschinag en restitue la saveur jusqu’au moindre détail pur lutter contre l’oubli : les nombreux termes touvas ou mongols qui émaillent le texte en italiques  donnent l’impression d’un récit réellement ethnographique. La nourriture, l’éducation des enfants (un détail frappant par exemple: les enfants, dès lors qu’ils se déplacent vaguement et jusqu’à ce que le sens du danger les préserve du pire, étaient attachés dans la yourte par le pied à la tête du lit de leurs parents), la hiérarchie sociale, les soins prodigués aux animaux, les croyances, sont restitués avec un réel souci d’authenticité, d’autant plus important que l’auteur fixe un monde en train de disparaître : sous domination soviétique, le pays Touva est aussi soumis à une idéologie qui condamne les croyances animistes du passé. De la même façon, le petit garçon de Il fut en blanc navire est repris avec frayeur par son grand-père quand il lui dit vouloir être un jour un baj, seigneur puissant de l’ancienne Kirghizie que l’Union soviétique combat avec violence. Le départ des frère et sœur pour l’école dans Ciel Bleu est aussi vécu comme un arrachement et un signe des temps modernes : les deux enfants doivent partir à huit ans de leur steppe natale, et aller à l’école où on leur apprendra toutes sortes de vérités souvent entrant souvent en conflit avec les traditions familiales. Nouvelle ambivalence : alors que chez Aïtmatov l’école est le lieu de la libération pour l’enfant, à tel point que son grand-père l’y amène matin et soir par tous les temps en dépit de la longueur du trajet, elle est plus ambiguë dans le roman de Tschinag, car le départ pour l’école signe réellement la fin de l’enfance et du repli dans la tradition familiale. L’enfance est dans ce récit le « vert paradis » qui réalise l’union des hommes avec une nature amie, avant l’irruption de la violence qui mène à la maturité :

« Ce fut un lumineux matin d’été qui m’accueillit, cela sentait la rosée, le soleil et l’urine des bêtes. Le troupeau de moutons quittait bruyamment son enclos, les agneaux attachés formaient une tache blanche et carrée. Près de la dshele (corde qui sert à attacher les petits yacks et les poulains), les femmes et les jeunes filles étaient en train de traire les yacks : de tous côtés, on entendait le lait tambouriner et éclabousser les seaux en bois de tremble en produisant toute une gamme de sons, du sifflement clair à un sombre gargouillis, comme si l’eau jaillissait en bouillonnant d’un œil de la terre. »

 

 Ainsi le premier chapitre de Ciel bleu dresse-t-il le tableau d’une naissance au monde, naissance de tous les sens dans le jaillissement du lait, dans une abondance et une beauté que le passage du temps vont peu à peu altérer jusqu’au prochain été qui clôt le récit. Car le récit suit le rythme des saisons, qui donne sens à toutes les activités humaines.

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Cet émerveillement devant la nature est aussi celui que ressent l’enfant de Il fut un blanc navire en apercevant les mârals de retour chez leurs fils :

« Droit devant lui, sur la rive d’en face, trois mârals se tenaient tout au bord de l’eau. De vrais mârals. Vivants. Ils buvaient l’eau du torrent, ou plutôt, ils finissaient de boire. L’un d’eux, celui qui avait les bois les plus larges et les plus lourds, baissa une dernière fois la tête, tendit le cou : on aurait dit qu’il se contemplait dans l’anse peu profonde comme dans un miroir. Sa robe avait des reflets bruns, son poitrail était fort, puissant. Lorsqu’il redressa la tête, quelques gouttes retombèrent de sa lèvre claire et veloutée dans l’eau. Il examina attentivement le petit garçon en remuant les oreilles. »

C’est un véritable « coup de foudre » qui se dessine ici à travers ce regard échangé au-dessus du torrent : le mâral reconnaît en l’enfant son fils, et l’abondance des détails précis donne à la scène son évidence, qui rompt avec les nombreuses rêveries de l’enfant solitaire. A travers cette rencontre, le petit garçon passe de l’ordre du rêve à celui de la réalité, réalité que lui confère le renne par le regard qu’il lui adresse. Scène de reconnaissance, ce passage témoigne aussi d’une vision très contemplative, par le regard de l’enfant, du monde, qui contribue à la poésie vibrante du texte.

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Si ces deux récits sont touchants, en particulier Il fut un blanc navire  que je relis pour la quatrième fois sans m’en lasser, c’est aussi parce qu’on y voit un monde sauvage, à tous les sens du terme, par les yeux d’un enfant, plein de confiance et d’étonnement face à la cruauté qu’il découvre peu à peu. La grand-mère qui se charge de ce petit enfant brûlé vif, l’emmène dans la steppe avec elle et l’élève, lui apprenant le monde qui l’entoure, le grand-père dévoué à son enfant, et qui malgré son humilité et sa lâcheté lorsqu’il s’agit de s’opposer à son gendre quand bat sa fille, trouve le courage de le braver pour ce petit enfant-là, sont des personnages qui donnent chaleur et humanité aux deux récits ; mais le tragique réside dans leur impuissance à épargner aux petits qu’ils aiment la noirceur de la réalité. La grand-mère meurt sous les yeux du petit garçon, et le grand-père lui-même se noie dans la vodka et laisse son petit-fils se noyer de désespoir dans le fleuve, tant la trahison est insurmontable, une fois détruit tout rêve. Les grands-parents, dans ce texte, donnent sens et couleur au monde, mais ne peuvent plus exister et jouer leur rôle si le monde n'a plus de sens ni de couleurs : par tradition chez Tschinag, par infortune chez Aïtmatov, ils remplacent dans la prime enfance les parents, et leurs mots font exister l’univers : quand le preste Mômoun raconte l’origine mythique des Bougous, il offre à l’enfant abandonné une filiation, une racine, des parents, un peuple, grâce à la figure de la Mère des Mârals. Quand la grand-mère de Ciel bleu accompagne l’enfant dans son existence nomade, elle lui fait découvrir tout un monde qui prend sens et splendeur :

 

« Grand-mère me montrait les oiseaux qui faisaient les fous dans les airs, et tout autour de nous les fleurs dont les couleurs chatoyantes se détachaient sur la steppe comme des éclats étincelants tombés un à un du ciel, des glaciers et de la croupe des montagnes qui, tant il y avait de lumière, semblaient lancer flammes et fumée. » (p. 49)

 

L’amour et la parole des grands-parents fabriquent ainsi un monde douillet et lumineux à leurs enfants, que viendront peu à peu faire basculer les réalités adultes : or cet équilibre si fragile entre l’homme et la nature qu’incarnent les ancêtres, qui ont vu tant de saisons passer dans la steppe ou la forêt des montagnes kirghizes, est rompu par deux évolutions concomitantes. D’une part, l’enfant grandit, et ce passage vers l’âge adulte est celui d’une certaine désillusion : on sort du rêve, par lequel commencent les deux enfances, pour aller vers la réalité dans ce qu’elle peut avoir de plus sanglant et sordide. D’autre part, le contexte historique et politique dans lequel se déroulent ces deux récits lient aussi cette perte des rêves de l’enfance à une entrée dans la modernité soviétique : Orozkoul, fonctionnaire corrompu, tue la Mère des Mârals pour offrir sa viande à un visiteur, les croyances qui embellissaient le monde dans la famille touva de Ciel bleu doivent être oubliées, sous peine de dénonciation au fonctionnaire soviétique le plus proche. L’entrée de l’enfant dans l’âge de la violence et du doute est aussi une entrée du peuple entier dans la répression, et je crois que même si Aïtmatov fut célébré et honoré dans la Russie soviétique post-stalinienne, et reçut même le prix Lénine, son roman garde la cicatrice de sa propre jeunesse kirghize, marquée par la brutalité avec laquelle son père fut exécuté comme « ennemi du peuple » par le régime stalinien. Quant à Galsan Tschinag, qui ne cache pas l’aspect autobiographique de son roman, il a poursuivi des études en RDA puis s’est installé en Allemagne, où il milite activement pour la conservation des coutumes de son peuple.

Dans ces deux récits d’enfance écrits en pleine maturité, les auteurs font revivre avec émotion leur pays perdu, et ces récits nimbés de poésie et de nostalgie ont une valeur universelle parce qu’ils s’enracinent dans des mythes, ce que nous avons perdu nous aussi en cessant de croire aux contes de bonne femme de notre enfance : contes originels qui donnent sens à l’existence, qui donnent une identité et une histoire et permettent d’espérer le retour de la Mère des Mârals à la Belle Ramure même au temps triste où l’actualité remplace l’Histoire.

 

 

Un blog de voyageurs auquel j’ai emprunté quelques photos pour les amateurs de dépaysement : coutumhttp://explore-photo.com/informations-recits/kirghizistan/Recit-sarala-saz.htmles.

 

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