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Travaux en cours, risques de chutes
27 juin 2011

Seigneur, je ne veux plus aller à leur école

Seigneur je ne veux plus aller à leur école

26 juin 2011

Fouad Laroui, Une année chez les Français,  éditions Julliard 2010

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Une fois n’est pas coutume, je vais vous parler d’un roman drôle. Après les tortures, maladies, disparitions, massacres, dépressions et déportations dont parlaient les précédents ouvrages, le roman de Fouad Laroui, même s’il soulève des questions très intéressantes sur l’école, la norme institutionnelle et sociale et l’intégration, est particulièrement rafraîchissant. En 1969, près de quinze ans après l’indépendance, le jeune Mehdi Khatib, petit boursier propulsé à Casablanca par son maître d’école, débarque avec deux dindons et toute sa naïveté au lycée Lyautey, « chez les Français ». L’année scolaire qui s’y déroule à l’internat est l’occasion de portraits savoureux, comme celui des pions hauts en couleur, des camarades de classe de « petit Kaki » comme le surnomme la belle Cathy Kirchhoff, éloignés des clichés que l’on pourrait attendre d’une telle situation, et de scènes particulièrement drôles. Mehdi se révèle excellent élève, et son enthousiasme pour la littérature, notamment pour les vers de Corneille appris en cours de théâtre, permettent ainsi à Laroui de jouer des décalages culturels et de la confrontation des préjugés lors d’une scène particulièrement réussie : invité avec sa famille au mariage d’un lointain cousin qui tourne à l’émeute et donne lieu à un déballage burlesque de violence et de vulgarité, le petit Mehdi, avec un grand sérieux, s’avance pour tenter de fléchir le cousin Nagib suspendu à la balustrade de l’escalier et prêt à se tuer pour effacer son déshonneur, et déclame :

Il n’est pas temps encore de chercher le trépas :

Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras.

La flotte qu’on craignait, dans ce grand fleuve entrée,

Croit surprendre la ville et piller la contrée.

Les Maures vont descendre, et le flux et la nuit

Dans une heure à nos murs les amènent sans bruit.

La cour est en désordre, et le peule en alarmes :

On n’entend que des cris, on ne vit que des larmes.

 

Ô miracle ! le cousin que nul n’avait réussi à raisonner descend de sa balustrade et enlace Mehdi, qui l’a sauvé. Le comique de situation et le burlesque qui remplit ce passage contribuent évidemment à la cocasserie du texte, mais ce qui me semble plus profond ici comme dans tout le roman est le rôle de la littérature, de la culture en général, et ses liens avec la vie réelle, celle du petit Mehdi, quelque modeste et éloignée des affres du Cid qu’elle soit : le petit garçon issu de Béni Mellal dans la montagne donne sens à ces vers, et malgré le décalage très drôle que leur solennité offre avec le spectacle échevelé de la noce aux abois, c’est bien le pouvoir de la littérature qui est mis en exergue. La culture française, dans laquelle baigne Mehdi, est la réalité, à l’aune de laquelle tout ce qu’il découvre du lycée français, mais aussi plus parcimonieusement, de son propre pays, est étrange et quelque peu inquiétant. C’est là sans doute l’une des plus grandes originalités du livre : alors qu’on s’attend à voir débarquer un Persan qui s’émerveillerait de toutes les découvertes effectuées « chez les Français » et les comparerait incontinent à sa « propre » culture, Fouad Laroui nous met face à un regard bien singulier. Mehdi parle français, comprend à peine quelques mots d’arabe, et connaît bien mieux La Fontaine et la langue française que ses petits camarades et surveillants, toutes origines confondues. Il ne comprend presque rien aux discours que lui tient son « oncle » Mokhtar, qui l’amène au lycée au début du roman, et sent bien ce qu’il y a d’incongru à se présenter devant le concierge de l’établissement flanqué des deux volatiles dont l’oncle l’a pourvu en chemin. Si sa première visite dans la famille de son camarade Denis l’effraie car il méconnaît les usages en cours dans les foyers français, il sent avec une intuition troublante les attentes supposées par le sujet de la première rédaction, poncif du genre : « Racontez vos grandes vacances ». A la banalité de ses deux mois de lecture dans la maison paternelle, il substitue tout, du contexte aux expressions bien léchées, ce qu’attendent ses professeurs. C’est ce qui s’appelle dans le jargon du métier la  « compréhension du sujet », qui vaut généralement la moyenne à l’élève et qui, même si maintenant la difficulté réside dans la prise en compte d’une situation d’énonciation plus complexe, est le serpent de mer de toute réflexion sur l’enseignement des Lettres.

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Dans la rédaction du petit Mehdi, plusieurs points intéressants : d’une part, il a immédiatement saisi la nécessité de l’invention au mépris de l’authenticité, parce qu’il sait que socialement, on attend de lui qu’il raconte des vacances à la mer plutôt que le monotone défilé des jours à Béni-Mellal. Or s’il est déconseillé aux jeunes professeurs de notre temps de donner ce genre de sujets, c’est justement parce que les élèves ne devinent guère que ce « vos vacances » ne s’adressent pas à leur personne profonde, mais à un individu scolaire et en grande partie fictif : les récits de vacances passées « à ne rien faire » ou à traîner entre le square et la télévision posaient de réels problèmes au correcteur comme à l’élève qui se sentait d’emblée « inintéressant ».  On a donc commencé par élucider ces attentes, en formulant le même sujet comme « Racontez les vacances que vous souhaiteriez passer », ou plus explicitement encore : « La famille X part une semaine en vacances à la mer. Faites-en le récit. » Au tout début de ma carrière, j’ai donné une fois le sujet des vacances rêvées, dans l’espoir de retravailler les conjugaisons du passé composé et de l’imparfait : à mon grand désarroi, si les élèves avaient en effet des rêves de vacances bien formatés par les images qu’on leur donne, et partaient massivement « s’éclater » à la mer, leur imaginaire s’arrêtait là le plus souvent, et rares étaient ceux qui arrivaient à se projeter au-delà de ce rêve flou et vague de plage et de soleil.  La compréhension du sujet restait donc tut aussi fragile. D’autre part, dans la rédaction du « petit Kaki » fleurissent les expressions littéraires qu’il essaie de « caser » à tout prix : le jaillissement de l’eau à chaque plongée, le ruissellement des vagues, le bruit familier du ressac, n’ont de réalité que littéraires pour lui, puisqu’il découvre la mer des mois après avoir écrit ces lignes, à l’occasion d’un déjeuner avec Denis sur le yacht de ses parents. Le français s’avère donc être un ensemble de codes, qu’une intuition fine (c’est-à-dire un lecteur assidu) devine et applique méthodiquement : trêve d’authenticité. Cette intuition littéraire, tant sur le plan de la lecture que sur celui de l’écriture, est le problème central auquel on se heurte quand on souhaite enseigner le français à tout le monde, et empire de façon dramatique au lycée. Pour comprendre l’intérêt littéraire d’un texte, il faut en avoir lu beaucoup ; pour cerner les enjeux d’un sujet d’invention, il faut avoir pratiqué ce genre de sujets pendant des années, et saisir tout ce qu’on peut tirer d’un énoncé pour plaire à un correcteur demande en fait une pratique telle que des années de scolarité ne peuvent y suffire pour une très large majorité d’élèves. On nous réclame des cours de méthode : consciencieusement, on dissèque des sujets, on fait des fiches sur le commentaire composé et sa méthodologie, on fait du soutien pour les récalcitrants qui ne comprennent toujours pas l’implicite dans les attentes professorales. Et on s’interroge, comme la mère du petit Denis, persuadée que si Mehdi, « bien qu’arabe », est le premier, c’est que les autres ne font guère d’efforts : qu’est-ce qui fait que certains élèves, malgré des heures de lecture et de travail, n’acquièrent pas cette intuition, et que d’autres l’aient immédiatement ?

A cette question, Fouad Laroui répond par le travail et la curiosité intellectuelle de Mehdi. Ses fameuses grandes vacances ont été passées à l’étude et à la lecture, sous l’égide d’un père intellectuel qui a poussé ses enfants à travailler assidument. A ce labeur, les dispositions naturelles du jeune garçon se sont épanouies. Son camarade richissime M’Chiche, qui baigne aussi dans une culture très occidentale, n’a pas été élevé avec la même ferveur pour le travail, le même sens de l’effort, et ses résultats sont médiocres. En d’autres termes, ce n’est pas tant l’origine sociale qui détermine la réussite, mais le sens que la famille attribue à l’école et l’espoir qu’elle place dans l’ascension sociale –concept que découvre Mehdi à travers l’endoctrinement subi de la part de son surveillant Régnier. C’est à travers ce travail appliqué que naît le goût authentique de la lecture : à la stupéfaction de ses camarades, dont il gagne cependant le respect, Mehdi lit le soir les Fables de La Fontaine pour le plaisir. Et c’est avec délectation qu’il se penche sur les problèmes de mathématiques à résoudre. Les matches de football auxquels le convie son cousin en fin d’année ont tôt fait de l’ennuyer, et il connaît le bonheur véritable quand sa tante le laisse passer des heures à lire. Le goût de l’effort est couronné de récompenses conséquentes : outre le plaisir que Mehdi trouve à se plonger dans la lecture ou l’étude, il reçoit le prix d’excellence, l’estime et l’amitié de ses camarades, vite impressionnés par son aplomb et son savoir qui lui permet en toute ingénuité de reprendre un surveillant sur une faute de langue.

De toute évidence, et malgré les réticences de certaines personnages, comme la mère de Denis qui ne comprend pas l’intelligence de Mehdi et s’évertue à le cantonner dans les clichés à travers lesquels elle voit le monde, ce récit raconte aussi une intégration réussie. Cas paradoxal puisque le lycée Lyautey est une enclave française au Maroc, et que l’enfant est doit donc s’intégrer dans son propre pays. Mais pourquoi cette intégration serait-elle si difficile, voir impossible ? Parce que nous pensons à travers les préjugés que nous susurrent à longueur de journées les médias, de gauche comme de droite. L’une des obsessions de certains de nos hommes politiques actuels dans ce domaine est la religion, qui serait un grave frein à toute intégration dans la société française. Or elle n’est ici abordée que de très loin, car elle n’est as au cœur des préoccupations du jeune Mehdi : même si goûter au saucisson lui pose quelques problèmes moraux dans la famille de Denis, la religion ne lui pose pas d’insurmontables difficultés dans la communication avec les autres : c’est autour de la Petite Musique de Nuit qu’il communie avec ses hôtes chrétiens, car la culture commune et délivrée par l’école apparaît réellement comme la voie royale vers une parfaite harmonie des êtres et des peuples.  Certes, c’est au lycée Lyautey qu’a lieu le récit, Mehdi est le seul petit boursier pauvre au milieu d’élèves aisés, et en 1969 : nous ne sommes pas dans un collège délabré du 93 en 2011… Mais Laroui rappelle dans ce roman avec énormément d’humour combien les valeurs communes véhiculés par l’école et la culture qu’elle doit véhiculer permettent un véritable dépassement des différences au nom de l’universalité de ses chefs-d’œuvre : la musique de Mozart, la poésie de Corneille, la peinture de Van Gogh sont compris et appréciés de tout être, et constituent cette culture idéale de l’honnête homme que l’école républicaine a pour mission de transmettre.

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Mais pourquoi un tel écart entre la réussite de Mehdi et les innombrables échecs de nos élèves ? pourquoi l’école fonctionne-t-elle si mal ? Ce n’est pas un problème d’origine des élèves, ce n’est pas non plus un problème de classe sociale, c’est à mon sens une question de foi : nous n’avons plus foi dans la culture que nous transmettons. Nous avons un peu honte de la distance qui sépare ce monde un peu faux, celui que décrit la rédaction de Mehdi, et la réalité dont on nous bassine à coups de flash infos et de regards sur le monde contemporain et d’impacts sur le monde économique, et j’en passe. L’université était jusque là le bastion de ce savoir gratuit, qui n’avait de fin que lui-même, de cette culture abstraite grâce à laquelle l’honnête homme pouvait embrasser une carrière avec assez de recul critique pour se lancer dans le monde réel avec intelligence, recul, distance et philosophie. Bien sûr, ce n’était pas une culture pratique immédiatement transposable à l’analyse des cours du pétrole, bien sûr c’était un idéal qui laissait beaucoup de monde en marge, bien sûr je parle d’une époque que je n’ai pas réellement connue et que j’idéalise sans doute. Mais cet idéal est celui qui anime tout enseignant – sans quoi, il ne nous reste que des fiches méthodologiques à pondre au kilomètre. Mon grand-père, né au Maroc dans une famille modeste et laborieuse, a enseigné lui-même au lycée Lyautey, puis en France : c’est à ce genre d’honnêtes hommes acharnés à transmettre avec rigueur une culture universelle et riche que le roman de Fouad Laroui rend hommage, avec cette faculté qu’ont les grands auteurs et les bons enseignants à parler de choses essentielles en restant accessible à un large public, notamment par les vertus de l’humour.

J’avais promis un compte-rendu gai sur un roman plus léger et drôle que les précédents, je pars en croisade avec les hussards noirs de la République contre l’ignorance crasse et la bêtise… Je crois qu’une cure de légèreté s’impose, et tacherai au prochain épisode de faire un compte-rendu drôle et court de mes lectures de vacances les plus inavouables...

 

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