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Travaux en cours, risques de chutes
9 septembre 2013

Cause toujours, tu m'intéresses

Soft power, communication non violente et propagande

« J’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair », Albert Camus, La Peste.

 1.       Propagande du quotidien

Je vais mettre plusieurs notions dans le même sac,  et on peut crier dès maintenant à l’amalgame, terme qu’on adore brandir dès qu’on ose une comparaison un peu provocatrice : au lieu d’analyser différences et nuances, le mot d’ « amalgame », très marqué par la LQR ou Lingua Quintae Republicae, analysée par Eric Hazan, connoté comme préjudiciable à la clarté du raisonnement et arme de propagande de « l’extrême », autre terme typique du langage QR, permet de faire taire toute mise en perspective d’une notion.

lqrG

 

A travers cet exemple, ce qui m’intéresse est la manière dont la langue officielle, la LQR, façonne l’opinion par les mots qu’elle emploie, ceux qu’elle refuse ou ceux qu’elle détourne de leur sens réel, pour contribuer à créer une certaine manière de penser, et partant, une certaine réalité. L’excellent ouvrage d’Eric Hazan, LQR, la propagande au quotidien, paru aux éditions Raisons d’agir en 2006, devrait à cet égard être lu par tout élève de seconde qui s’initie aux délices de la rhétorique, tant y sont clairement analysés les mécanismes qui régissent le discours sur l’ordre du monde en France depuis la Libération. Hazan part de la comparaison de cette nouvelle langue surgie dans les médias et les discours politiques (d’aucuns crieront à l’amalgame) avec ce qu’a décrypté de la langue nazie Viktor Klemperer au début des années 30. Le philologue allemand analyse les métaphores les plus redondantes dans les discours nazis autour des thèmes phares de la propagande organisée par Goebbels, l’emploi et la formation de néologismes, le détournement de leur sens de certains termes par les tenants du Troisième Reich : tout ce qui fera dire à l’écrivain allemand Günter Grass, après la fin de la Guerre, que de nombreux termes de sa propre langue lui sont devenus impossibles à utiliser tant ils sont connotés par l’emploi qu’en ont fait les nazis, jusqu’à pervertir l’ensemble de la langue allemande en lui insufflant des relents antisémites. Eric Hazan s’appuie donc sur cette analyse pour se livrer à celle du discours dominant dans notre société, de l’avènement de la Cinquième République au début des années 2000, et plus particulièrement à partir des années 70 où les médias deviennent de plus importants vecteurs de cette langue qui est celle du triomphe d’un certain libéralisme.

Car derrière cette langue toute d’euphémismes et de travestissements flous, visant à masquer le vide d’une pensée ou à cacher la violence d’un procédé, Hazan met en valeur la volonté politique d’égarer, de manipuler, d’abrutir. En reprenant la célèbre phrase de le Lay sur le « temps de cerveau disponible » dévolu aux publicités, Hazan n’a de cesse de rappeler que derrière les détournements des expressions usuelles, la création de périphrases creuses et l’euphémisation constante du réel, existe une réelle visée politique, qui n’est ni celle de la droite, ni celle de la gauche, mais celle du marché. En exergue, cette citation lumineuse de Marx : « Il s’agit de faire le tableau d’une sourde oppression que toutes les sphères sociales exercent les unes sur les autres, d’une maussaderie générale mais inerte, d’une étroitesse d’esprit faite d’acceptation et de méconnaissance, le tout bien encadré par un système de gouvernement qui, vivant de la conservation de toutes les vilenies, n’est lui-même que la vilenie au gouvernement. » Pour être encore plus claire, quelques exemples : au terme « question » pouvant amener plusieurs « réponses », s’est substitué le terme de « problème », connoté comme scientifique et n’appelant surtout qu’une seule « solution » donnée comme unique issue par celui qui la propose : on se pare des attributs de la technicité, de la science, de la raison, à travers un vocabulaire qui ne souffre nulle contradiction : celui des « experts » entre autres. Les néologismes et euphémismes en vigueur, qu’on a très vite qualifiés d’expression « politiquement correcte », en calquant une expression américaine désignant un type de discours officiel, cherchant à ne heurter personne, et qui ne fait qu’entériner une idéologie fondée sur la discrimination d’un groupe par rapport aux autres. En d’autres termes, si j’emploie le terme « déficient visuel » au lieu d’ « aveugle », j’amoindris le handicap que je pointe du doigt par le même geste langagier, ce qui pose tout de même question quand cet effort de « correction » (à tous les sens du terme, à la fois juridique dans le sens anglais du mot « correct » et social dans le sens français désignant la courtoisie) met en lumière la chose même qu’on fait sembler de prendre avec des pincettes, avec « délicatesse[1] »  pour en souligner la non-conformité : verrue langagière, la « personne à mobilité réduite » n’est plus un handicapé ou un infirme, c’est-à-dire une personne dont la réalité est familière, mais une espèce de truc bizarre qu’il ne faut pas vexer. A plus grande échelle, le langage gangrené par des néologismes creux, des « concepts », autre terme dont Hazan souligne l’exemplarité LQR, ne se contente pas de prêter à rire par l’outrance de ses périphrases, mais il infléchit dangereusement une perception du monde, de l’Autre comme on dit en LQR humaniste (quant à Rabelais, il se retournerait sans doute dans sa tombe s’il savait à quelle vaste fumisterie ce dernier terme donne lieu) : Hazan interroge longuement les termes avec lesquels les politiques et les médias commentent l’actualité, de « guerre des civilisations » à « salafiste » et « arabo-musulman », montrant le galvaudage des termes de démocratie, de république mis à toutes les sauces et servant de paravents moraux à des pensées fondamentalement racistes. Il montre à la fois comment un débat créé de toutes pièces permet de manipuler l’opinion en désignant les ennemis (« valeurs républicaines et laïques » ou plutôt « universelles », contre le reste du monde, de préférence « arabo-musulman ») et comment une fois le problème posé on propose une solution avec un cynisme absolu. On sait déjà beaucoup de choses sur la politique internationale (et si on ne le sait pas, il suffit d’une heure pour lire Sur le contrôle de nos vies de Noam Chomsky, aux éditions Allia, 53 petites pages de rien du tout : http://www.editions-allia.com/fr/livre/454/sur-le-controle-de-nos-vies-br-ou-la-conference-d-albuquerque), sur le rôle des « médias » pour façonner une opinion publique favorable à une décision politique ; mais Hazan analyse plus subtilement encore la manière dont la langue officielle, celle que reprennent tous les « décideurs », journalistes, mais aussi vous et moi au café du commerce quand on parle politique, tant le matraquage (encore une métaphore guerrière dont je devrais me méfier) par la publicité et le quotidien est incessant, finit par changer notre vision du monde de telle sorte qu’on soit obligé de s’y conformer, et d’en accepter les règles. C’est la crise (aux éditions Allia, il faut aussi lire le tout petit livre de rien du tout d’Eric Chauvier consacré au sujet de cette fameuse « crise » qui dure depuis quarante ans et justifie à peu près tout et n’importe quoi : La crise commence où finit le langage : http://www.editions-allia.com/fr/livre/400/la-crise-commence-ou-finit-le-langage), il est normal de perdre ses acquis sociaux, il faut plus de flexibilité et plus d’heures sup non payées pour éviter le licenciement. Par exemple. On nous maintient dans un état de terreur (crise économique, à laquelle les grands entrepreneurs français résistent héroïquement, crise « sociale » à travers les menaces d’islamisation du monde civilisé par les foules barbares (entendez, arabo-musulmanes en repli identitaire ou communautaire ), en nous rassurant dans le même temps à travers des institutions qui se multiplient à mesure que els problèmes se créent pour les résoudre. On ne peut que donner son assentiment à une politique aussi soucieuse d’efficacité.

 

2.       Les mérites de la CNV (communication non violente)

C’est dans cette obsession efficacité que je puiserai ma vieille rancoeur à l’égard d’une autre dérive de la communication : celle qui s’auto-définit comme non-violente, qu’on utilise beaucoup dans les manuels d’éducation, et dont les partisans affirment qu’elle découle d’une écoute active et respectueuse, fondée sur l’empathie, de l’autre, enfant ou adulte.

Non pas qu’une bonne baffe de temps en temps soit la meilleure des solutions (à quel problème d’ailleurs ? peu importe). Mais une analyse un tout petit peu plus poussée de ce mode de communication non violente, de ses origines et de ses hérauts révèle un certain nombre de paradoxes, qui me semblent parfaitement corroborer l’analyse que fait Eric Hazan de la LQR comme vecteur de manipulation des masses. Rien que ça. Au moins la CNV (pour les initiés) n’est-elle sensée s’appliquer que dans des relations inter-individuelles, mais je me demande si elle n’est pas l’une des multiples formes que prend la langue politiquement correcte autrement appelée langue de bois des manipulateurs publics ou propagandistes chevronnés.

Il est de l’ordre de l’évidence que hurler « ta gueule » à son enfant de quatre ans en pleine crise de nerfs pour obtenir quelque chose (définition psychologisante du traditionnel « caprice », qui n’en est plus un, attention ! mais est devenu l’expression d’une frustration qu’il faut l’aider à gérer émotionnellement) est peut-être moins bien que de trouver les mots calmes et pondérés grâce auxquels le jeune individu, se sentant enfin compris, accompagné dans le cheminement de ces émotions puissantes de la petite enfance, qui souvent le dépassent, pourra exprimer clairement un désir et supporter que sa satisfaction soit remise à plus tard. Car le parent, en acceptant ces manifestations et en leur donnant un sens au lieu de les refuser violemment comme contraires à l’ordre social, marque à l’enfant son acceptation et lui permet de prendre sa place, à son tour, d’individu. Bon, j’en rajoute un peu dans le genre débilitant des livres de vulgarisations psychologiques qui n’ont jamais été aussi bien vendus que depuis quelques années. Deux remarques au sujet de ces livres et de la mode de la CNV :

D’une part, il me paraît tellement évident qu’expliquer vaut mieux que hurler que je n’imagine pas qu’il faille des ouvrages de trois cent pages pour venir à bout de cette évidence. On ne se maîtrise pas forcément toujours soi-même, mais enfin à peu de choses près on sait tous avec plus ou moins de facilités pour le faire qu’il est toujours préférable de s’expliquer calmement que de brailler pour résoudre un conflit. Aucune raison donc que les choses soient radicalement avec un enfant, à ceci près qu’il faut pendant un certain temps essayer de comprendre ce que lui-même n’est pas capable de dire, mais au fond c’est aussi le cas avec un certain nombre d’adultes. Même avec moi quand je panique complètement, que je suis aveuglée par la colère ou simplement très fatiguée. Parlez-moi calmement.

filiozat

 

Enfin, on fait donc des manuels pour expliquer aux parents démunis que beaucoup de conflits peuvent se régler par la parole plutôt que par les coups et hurlements, merci pour cette brillante idée que je n’aurais eue toute seule (et qu’on me parle encore de respect de l’individu… : on ne nous prend pas du tout du tout pour des cons). Mais au-delà de ces enfonçages de portes ouvertes, surgit aussi l’idée d’une « parole efficace », en particulier de la part du Pr Gordon pour ne citer que lui, dont j’ai pu lire (en diagonale j’avoue, parce que me farcir deux cent pages débilitantes sur la meilleure manière de pousser un enfant de quatre ans à accepter de ne pas se nourrir exclusivement de bonbons, je n’en suis pas capable) un ouvrage passionnant, intitulé Parents efficaces. Outre les conseils de bon sens qu’il prodigue aux jeunes parents qui seraient tentés de répondre à des caprices par la fureur et toutes sortes de solutions court-termistes et inefficaces, ( le dialogue socratique a tout de même des vertus limitées avant l’âge de raison, mais toute éducation comme tout accord repose sur un certain nombre de compromis acceptables par les deux parties, je crois, et je n’ai guère besoin de lire des dizaines d’ouvrages spécialisés sur la question pour me livrer à ce genre de discussions avec mes enfants élevés d’une manière modérément efficace) , ce monsieur est aussi l’auteur, et c’est ce que je trouve extrêmement intéressant, d’une série d’ouvrages visant à établir des relations harmonieuses dans le monde grâce à une communication non violente : Enseignants efficaces et Leaders efficaces entre autres. Sa méthode psychologique repose sur le principe gagnant-gagnant, qui me semble le comble de la lapalissade, et s’applique donc de la même façon, déclinée en une dizaine de travaux, à un parent doté d’enfants récalcitrants, un enseignant face à des élèves, et un chef d’entreprise face à ses salariés. Comme c’est intéressant…

manager-vs-Leader

piqué sur ce site: http://parcours-performance.com/qu-est-un-bon-manageur/ ; chacun des termes utilisés dans ce shéma (oui,comme le public est con, on lui parle par schéma, un peu comme on supprime les mots de liaison, préférant les phrases nominales choc à de longues propositions subordonnées ) mériterait des pages de commentaire; mais je m'abstiendrai. 

 

J’en arrive donc à mon deuxième point : sous couleur de respect de l’autre, de « dialogue » (autre terme typiquement LQR que Hazan ne souligne pas, que je me permets d’ajouter au corps des mots qu’il analyse), la communication dite non violente contribue à faire croire à son adversaire qu’on le comprend et qu’on accepte un certain nombre de ses demandes pour mieux lui imposer, parce qu’on reste dans une relation d’autorité cachée, ce qu’on veut obtenir de lui. Ce qui est grave, ce n’est évidemment pas de faire des compromis et de discuter, de permettre à chacun d’exprimer son avis et son ressenti ; c’est de nier la relation d’autorité de fait liée à la posture des deux personnes qui communiquent. Je peux toujours essayer de dire à mon supérieur que je ne veux pas de classes difficiles, ni travailler le mercredi, ni de trous dans mon emploi du temps, ni de réunions le soir, ni devoir travailler avec tel ou tel collègue, s’il a lu Gordon avec attention, il m’écoutera peut-être, mais je devrai in fine me plier à ses décisions parce qu’il est mon chef et que je lui reconnais cette autorité, ne serait-ce que parce qu’il existe une notion, celle des « nécessités de service » dans le cadre de mon travail, dont ce monsieur est le garant. Il pourra m’accorder quelques aménagements en tenant compte de ma situation personnelle, s’il est bienveillant et s’il peut le faire, mais dans la mesure où j’accepte de travailler sous sa direction, c’est tout de même lui qui décide. Et il en va de même entre un professeur et ses élèves et un enfant et ses parents : si une impression d’écoute harmonieuse et de respect est conférée par l’écoute active des plus faibles, on reste dans un rapport de force, qui gagne à être rappelé pour éviter tout malentendu. Je peux expliquer à un élève en larmes pourquoi je pense qu’il n’a pas réussi son devoir, lui donner des pistes pour qu’il réussisse mieux le prochain, mais je ne peux pas changer sa note, parce que j’opère dans un certain système où les professeurs attribuent des notes aux élèves.

Il y a donc quelque chose d’hypocrite et dangereux dans cette communication biaisée, qui méconnaît la situation d’énonciation et les rapports de force internes à la société, et dans le cadre politique, cette douceur feinte confine au cynisme. La conclusion d’Eric Hazan est très claire à cet égard : lorsque la volonté populaire exprime un refus des solutions politiques proposées par les « élites », c’est qu’elles ont été mal informées, peu éduquées, qu’elles n’ont pas compris. Mais c’est évident, voyons ! si votre enfant de quatre ans (toujours le même, à croire que les caprices du mien m’obsèdent) refuse toujours d’aller au bain en dépit des compromis et de l’écoute active que vous lui avez apportée, c’est qu’il n’en comprend pas l’enjeu. Sauf que considérer les masses populaires de la même manière que ce malheureux enfant de quatre ans d’une propreté douteuse (car je ne suis pas toujours une mère hyper efficace) est profondément méprisant. On refuse au « peuple » (notion qui disparaît au profit des catégories socio-professionnelles que les statisticiens mettent à jour pour amoindrir l’effet des refus populaires par l’argument des milieux défavorisés et peu instruits) la raison, la capacité de décider pour lui-même : comme un enfant capricieux, il est finalement incapable de communication harmonieuse, parce que mal éduqué. A moins qu’il n’ait gardé conscience, en dépit du lavage de cerveau effectué par ce langage doux et aliénant, que les rapports de force existent, et que contre la violence réelle de ceux qui malgré leurs discours dirigent, et ce sans aucun respect des individus, la seule attitude est le refus du compromis.

Il y a quelque chose de faux dans cette illusion d’une communication parfaite : si on est dans le registre de l’utopie, on pourrait se dire qu’en partant du constat que les rapports de force existent et que la communication est biaisée par ces rapports plus ou moins patents, on souhaite faire évoluer non pas la communication, mais la réalité, la situation d’énonciation et donc les rôles de chacun dans la société. On pourrait donc imaginer que si on désire une véritable égalité entre les parties qui discutent, il faut changer le système scolaire, le noyau familial et la place de chacun, mais aussi la manière dont les élites gouvernent. Pour reprendre l’exemple du professeur fort marri de ne pouvoir faire comprendre à son élève la justesse de sa note et de son appréciation, on pourrait imaginer (et je crois que beaucoup ont tenté de le faire) un système dans lequel l’élève apprécierait lui-même la qualité de ses productions, avec l’aide d’un professeur qui l’accompagnerait dans ses apprentissages parce qu’il en sait un peu plus que l’élève, sans avoir sur lui le rapport d’autorité sur lequel repose actuellement l’école. Je ne sais pas du tout si ce serait une bonne idée, mais je trouve qu’il faut aller au bout de l’hypothèse séduisante d’une communication réellement dépourvue de violence, en changeant non pas les mots et les formules, mais en considérant l’autre sur un parfait plan d’égalité, en acceptant dès lors de n’avoir rien à gagner en discutant avec lui, pas même la certitude d’avoir raison, et peut-être celle-là encore moins que tout le reste. Je peux m’y perdre, je peux ressentir des « émotions » inattendues, je peux avoir tort, je peux ne plus rien savoir du tout.

 

Mais je doute, à lire Gordon, Filliozat[2], et surtout tous ces grands communicants si férus de « dialogue social », de paris gagnés « ensemble », de « respect » et autres joyeuses fariboles dont l’un des spécialistes du règne de Sarkozy était le mielleux Xavier Bertrand, qu’on cherche vraiment à faire de tous ces gens qu’on écoute activement autre chose qu’une masse de production docile. C’est un peu le principe, en mangement, des réunions permettant aux plus agités d’exprimer librement leurs récriminations, avant que tout le monde se mette au travail sans remettre davantage en cause une décision qui, de toute façon, a déjà été prise. J’avais vécu cette expérience avec amertume lors de la création des heures d’Aide individualisée en lycée : on nous convoque en réunion plénière non pas pour discuter de cette réforme, alors même que le proviseur est le seule interlocuteur capable de faire remonter aux plus hautes instances qui nous dirigent les réserves et critiques des professeurs (depuis belle lurette les syndicats ne jouent plus ce rôle), mais pour nous l’annoncer et nous demander immédiatement de nous mettre au travail pour l’organiser « librement » au sein de l’établissement. Nous avions été invités à discuter de la réforme, que je critiquais alors avec verve, mais une fois que les quelques détracteurs ont été remis à leur place, le proviseur a pu indiquer à ses supérieurs qu’il avait « fait passer la réforme », comme on dit. Nous avions été « écoutés », mais pas entendus, puisque cette écoute ne débouche sur nulle réalité chez l’autre : le compromis que M. Gordon appelle le principe du gagnant-gagnant  n’est qu’une perverse manipulation, puisqu’il permet d’aménager des points de détail (je pouvais travailler avec qui je voulais, et choisir les points du programme qui me semblaient les plus pertinents) mais jamais le fond. On perdait des heures de français pour multiplier des heures un peu bâtardes où on nous demandait de faire du français sans en faire, avec des impératifs contradictoires dans cet établissement où la maîtrise de la langue française était un enjeu essentiel, mais que l’aide individualisée était dévolue à des professeurs de n’importe quelle matière, « librement » selon leurs désirs. C’était au fond une décision cynique, dont nul ne semblait avoir réellement réfléchi à ce qu’elle apporterait aux élèves, à laquelle on nous demandait de croire avec ferveur.

Je garde le soft power pour une autre fois, finalement.

Ce qui m’a beaucoup plu dans le petit livre d’Eric Hazan, c’est l’analyse qu’il fait, non seulement du langage de notre temps, mais à travers lui d’une certaine manière de communiquer pour ne rien dire, de parler pour ne pas entendre, d’écouter pour ne pas céder d’un pouce, de ne faire porter l’attention que sur la forme au détriment de tout fonds, ou pour mieux cacher un fonds inquiétant. Nous sommes dans une société du vide, où la communication et ses métiers se multiplient pour ne rien dire, comme ces métiers absurdes qui ne permettent plus à l’homme d’agir sur le monde, mais de discourir sur du creux : marketing, publicité, communication et foutage de gueule : si ce n’était que pour nous faire consommer toujours plus, ça poserait bien quelques problèmes, d’accord, mais la réalité me semble bien plus effrayante : l’obsession de la consommation n’est qu’un de ces paravents derrière lequel se tapit une haine de la démocratie, une tentative de tuer toute possibilité de répondre à l’agression continuelle dont nous sommes la cible.

 

 

à lire aussi: cet article sur le livre d'Eric Hazan: http://zapa.over-blog.com/article-12270250.html



[1] Quand je vois l’engouement d’un archi-mauvais roman portant ce titre, et les commentaires du genre « ah c’est bien, vrai, c’est une qualité qui se perd » saluant sa parution, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a dans cet engouement pour la « délicatesse » non pas l’expression d’une civilisation dominée par de nobles sentiments de pudeur et de discrétion à l’égard de l’autre, mais celle d’une vaste indifférence teintée de dégoût à l’égard de ce qui s’exprime trop crûment. Et puis merde.

[2] Isabelle Filliozat, grande prêtresse de l’intelligence émotionnelle, coach en empathie intégrative (le terme de coach, que je trouve sur le site qui lui est consacré, a de quoi faire réfléchir là encore : ce n’est pas à une égalité qu’appelle la communication non-violente prônée par cette éminente psychologue, seule garante du respect entre les individus, mais à une simple prise en compte de l’émotionnel sur le rationnel, dans le seul but non pas de tomber d’accord, mais de mieux se comprendre : amour et paix) : http://www.filliozat.net/isabelle-filliozat/. C’est un business du bien-être qu’elle gère, et en aucun cas sa "méthode" ne peut être le fondement d’une pensée de la société, des rapports de l’individu avec les autres. On est efficace, on n'est pas des intellectuels verbeux qui tournent en rond, et la parole, même celle d'une "psy" va dans ce sens.

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