Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Travaux en cours, risques de chutes
5 septembre 2013

la robe rouge

 

(un texte écrit il y a longtemps que je viens de retrouver)

Sur son épaule, la lanière en soie écarlate semblait une blessure encore vive, et pourtant la morsure du tissu donnait à sa peau brune la douceur d’un soir de septembre. Elle avait pris le train comme on sort prendre l’air. Elle avait passé cette robe qui sommeillait dans l’armoire en attendant l’occasion de se faire voir : toutes les occasions étaient perdues depuis longtemps.

Lorsque le train arriva en gare de Tarbes, la nuit allait tomber et il pleuvait vaguement. Saisissant le bas de sa longue robe, elle descendit avec grâce pour un public absent les marches du wagon et ses talons résonnèrent sur les quais à peu près déserts : alors qu’elle se perdait dans le soir, frissonnante sous le tissu léger, le train continuait sa route et la laissait en gare. Elle fit quelques pas dehors, chercha des yeux un hôtel, une épicerie. Ne trouva rien d’ouvert. Elle prit alors la direction du centre-ville, les longs plis de sa robe s’empêtrant dans ses pas pressés et le tissu de plus en plus mouillé la gênant pour marcher. Ses cheveux aussi ruisselaient quand elle arriva enfin devant une devanture prometteuse, celle d’un hôtel restaurant nommé « Le coup de fourchette ». Malgré ce nom accueillant, elle attendit longtemps à la réception, et fit les cent pas en toussotant un bon quart d’heure avant qu’un vieillard revêche n’apparaisse dans l’embrasure d’une porte et demande d’un ton rogue ce qu’on lui voulait. Il finit par indiquer le fond du couloir obscur à la femme en rouge, en lui remettant la clé. Arrivée dans sa petite chambre sans fenêtre, elle essaya de se sécher, mais la robe lui collait à la peau, et sa splendeur écarlate avait légèrement déteint sur sa peau : sur ses seins, ses hanches, ses cuisses, de larges taches rougeâtres auréolaient sa chair d’une teinte à la fois charnelle et inquiétante.  Elle ne savait plus très bien alors pourquoi elle était partie, ni pour quoi faire : simplement, elle l’avait fait et devait maintenant continuer le jeu.

Elle se lava et laissa sa robe sécher sur le radiateur. Elle était encore humide quand elle la repassa pour aller dîner, et ses épais cheveux bruns faisaient dans le dos de larges taches mouillées sur l’étoffe rouge. Ainsi vêtue en langouste sortie des eaux, elle s’assit à une table au fond du restaurant désert et attendit qu’on la serve. Alors qu’elle prenait pensivement son café et s’apprêtait à regagner sa chambre, un homme entra dans la salle et la salua.  Il était aussi seul et désoeuvré qu’elle, sans doute un commercial en transit dans cette ville qui suintait l’ennui. Il était sympathique, il engagea la conversation facilement et vint s’asseoir à sa table, prétextant la solitude de ces hôtels de passage sinistres et lui faisant une cour insistante avec de gros sabots, qu’elle laissa marcher sur le bas de sa robe avec un sourire. Lorsqu’il suivit le couloir sombre qui menait à sa chambre, elle se dit que cela au moins donnerait un sens plausible à son départ. Il pleuvait toujours quand il fit glisser la fermeture de sa robe ; mais elle résistait. Il ne parvenait pas à l’enlever, et la situation menaçait de sombrer dans le ridicule si cette fermeture continuait de résister, et lui de s’énerver, et le désir de s’empêtrer dans ces histoires de fermeture coincée. Il força ; elle cria car la fermeture l’avait soudain pincée jusqu'au sang. L’embrassant avec plus de fougue, il souleva alors le bas de la robe et lui fit l’amour sans enlever le vêtement froissé qui recouvrait son ventre et sa poitrine. Il ne vit pas les larges tâches qu’avait laissées le tissu mouillé sur sa peau, ni les petites plaques qui la démangeaient entre les seins, que le frottement continu de l’étoffe humide sur son corps avaient dessinées. Il finit par retourner dans sa propre chambre, heureux et fatigué, pendant qu’elle s’endormait entre les plis de sa robe.

Au matin, l’humidité avait laissé des auréoles pâles sur le tissu qu’un peu de boue de la ville ourlait. Elle se leva, se coiffa, se regarda longuement dans le miroir : les longs cheveux défaits tombaient sur les épaules, et elle avait l’air fripé d’un coquelicot qui se déplie au soleil. La teinte pourpre du tissu avait un peu pâli, pour laisser place à un rouge moins violent mais plus intense que jamais, comme une fleur laissée trop longtemps à la pleine lumière de midi, qui passe doucement de l’ardeur à la maturité en exhalant son parfum de miel. Comme elle n’avait rien d’autre à faire, elle partit voir la ville, marcher le long de sa rivière et réfléchir au cours qu’avait pris sa propre existence.

Les ronces au bord de l’eau déchirèrent un peu la longue robe. Les cheveux défaits, haletante et transie sous le ciel lourd, elle n’en était que plus belle en traînant les lambeaux rouge sang de la robe sur le sentier. Les cailloux lui blessaient les pieds, le vent s’engouffrait dans les pans du vêtement, elle marchait toujours chancelante avec ses hauts talons, les jambes égratignées et les joues en feu. il ne pleuvait plus, l’Adour chantonnait sa grave chanson d’eau et de cailloux ensemble mêlés depuis les plus hautes montagnes, et elle fredonnait aussi en allant toujours entre les herbes hautes et les orties. Sa grâce tragique dans l’air frais pourtant n’émouvait plus personne, car c’est la solitude qu’elle trouvait à travers ses pas hésitants. A mesure que se consumait sa folie, la liberté la prenait à bras le corps en faisant tournoyer les lambeaux de sa longue robe autour de ses chevilles frêles. A perdre haleine, elle avançait toujours, se sentant étouffer malgré les sautes de vent froid qui balayaient le paysage. Elle ne trouvait plus assez de souffle pour respirer. A mesure qu’elle continuait sa route, elle sentait bien qu’elle ne pourrait plus revenir en arrière.

Fatiguée de sa longue marche, elle voulut remonter sur la berge haute, revenir vers la ville et prendre un café. Le retour vers le monde habité fut laborieux et étrange, car elle semblait contempler ce monde pour la première fois : les passants, les devantures des boutiques, les rues et les petits immeubles gris ou proprets, les géraniums aux fenêtres, si semblables à ceux de son balcon et pourtant éclairés d’une lumière si différente, les voitures qui passaient en trombe, parfois klaxonnaient à son passage, se gravaient dans son esprit comme les éléments d’un paysage vu en rêve, et dans lequel elle ne faisait que passer sans y être réellement. Elle finit par s’asseoir épuisée dans un café bruyant, moderne, bondé de vieux alcooliques et de jeunes bavards. Les rires et les mots d'ivrognes lui parvenaient de très loin, comme ouatés par sa propre fatigue et son éloignement de ce monde. Elle ferma les yeux, les rouvrit quand on lui demanda d’un ton suspicieux ce qu’elle désirait : le monde était toujours là, aussi lointain que si elle avait été le personnage d’une pièce antique transplanté en plein centre d’une petite ville provinciale. Après avoir bu son café, dont elle renversa quelques gouttes sur sa robe souillée, elle voulut allumer une cigarette. Ses mains tremblaient, sa vue se brouillait dans ce décor qu’elle ne parvenait plus à comprendre. L’allumette tomba sur l’étoffe, mais elle ne s’en rendit pas compte tout de suite. La brûlure fut d’abord un picotement rassurant, une chaleur tendre au milieu du précipice dans lequel elle s’était jeté et face à la froideur des regards qui la dévisageaient. Ses cuisses soudain furent un brasier. Elle passa la main et cria en sentant la morsure des flammes qui se jetaient sur tout son corps, léchaient le tissu, s’enfonçaient dans les plis de la soie usée de toutes leurs langues râpeuses. La robe toute entière en quelques secondes fut une éruption : hurlante, cabrée, désarticulée, elle essayait d'échapper à cette étreinte, de courir plus vite que le feu, dansait une gigue folle dans sa robe ardente, qui la retenait prisonnière du bûcher. Le feu dévorait son ventre, ses seins, et essayait de manger ses bras, qu’elle jetait en l'air dans une danse macabre. Son visage révulsé  semblait venir des profondeurs de la souffrance ou de l'orgasme les plus enfouis, et n'appartenait plus à celui d'une femme, mais à l'horreur pure de la Méduse: foudroyée, embrasée toute entière, elle tournoyait et irradiait le café. Dans le dos, ses cheveux s’embrasèrent à leur tour, tandis qu’elle s'écroulait comme une comète incandescente dans la rue. Les consommateurs regardaient sans oser bouger, comme foudroyés à leur tour, devant le spectacle qui se produisait sous leurs yeux. Quand enfin, l’un d’eux sortit de son saisissement et tenta d’aller vers elle, de l’envelopper de sa veste, de la dépêtrer de ce brasier, elle n’était plus que cendres.

Sur la petite table, sa cigarette finissait de se consumer dans le cendrier, un lambeau de robe rouge flottait encore dans l’air.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Travaux en cours, risques de chutes
Publicité
Travaux en cours, risques de chutes
  • En lisant, en écrivant, en moins bien: ce blog est un journal, qui mêle réflexions personnelles à partir de livres et essais de fiction, mêlant sans prévenir le vrai et le faux, dont j'essaie ici de comprendre comment ils créent de la littérature.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Derniers commentaires
Newsletter
Publicité