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Travaux en cours, risques de chutes
17 juin 2013

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Toute ressemblance, même fortuite,  avec des personnages ayant pu réellement exister est pure coïncidence.

Bien sûr, j’aurais pu être sensible à un faisceau d’indices, c’est toujours ce qu’on se dit après coup, quand on n’y a vu que du feu pendant dix ans. Comment aurais-je pu deviner que cet innocent lieu d’échanges abritait une toute autre réalité que celle annoncée par son titre anodin et rassurant ? que les jeunes femmes censées s’entraider par leur expérience maternelle discutaient en fait de tout autre chose, et que je serais indéfectiblement prise au piège de la toile à travers d’innocentes questions de jeune maman débutante ?

J’étais arrivée là par hasard, comme tout le monde : mon bébé de cinq jours ne dort pas, est-ce normal ? quand vous êtes-vous senties mères ? je garde un souvenir épouvantable de mon accouchement, alors que « tout s’est bien passé » selon la sage-femme : qui comme moi ? Questions existentielles et questions de débutante m’avaient amenée sur ce forum, dans un esprit de convivialité et d’échange où j’espérais glaner toutes les informations utiles auprès de femmes plus expérimentées et plus dégourdies que moi. Très vite exaspérée du peu de réponses que suscitaient mes questions et des hors sujet continuels, je m’étais fait connaître par un post particulièrement agressif, me plaignant de ce qu’une forumeuse qui déblatérait sur les manifestations de jalousie de son chat récoltait plus de cent réponses délirantes alors que j’en obtenais royalement deux quand je demandais avec angoisse quel était le meilleur lait pour caler un nourrisson affamé de trois semaines- j’appris plus tard que ce genre de récriminations tombait avec une fréquence bimensuelle imparable. Peu à peu, à force de chercher des réponses à mes questions vitales et de lire les autres mères débordées, parfois flanquées de trois ou quatre marmots qui avaient passé depuis un lustre l’âge des couches et des biberons, je participai plus fréquemment à des discussions « hors sujet », livrai mes impressions sur la coiffure d’une forumeuse, sur l’aménagement de son salon ou sur la sanction que méritait sa fille de treize ans après avoir jeté par étourderie son ipad aux ordures ménagères.

Des affinités ne tardèrent pas à apparaître, et des discussions plus enflammées aussi, entre les tenantes d’un allaitement exclusif et naturel jusqu’à plus soif, les biberonnantes pourfendeuses d’un ordre social archaïques, les rigolotes qui se fichaient des trop sérieuses, les féministes échevelées qui pourrissaient le forum par des liens les appelant à la révolte contre le machisme ambiant et les douces superficielles qui prétendaient qu’une jambe non épilée est une offense au bon goût. Je me sentais profondément touchée par celle qui racontait ses relations difficiles avec sa propre mère, dans laquelle je croyais me reconnaître, et par celle dont le mari la battait mais qui n’arrivait pas à le quitter en dépit des exhortations de toutes les autres, qui finissait par disparaître à l’issue d’une énième discussion houleuse et réapparaissait sous un autre pseudonyme quelques jours plus tard, avant d’être démasquée de nouveau. Partager avec ces femmes des moments de doute –Pensez-vous que je décrocherai mon CDI si je dis que j’ai trois enfants ? Comment gérez-vous la jalousie dans la fratrie ? Pensez-vous que mon fils qui a giflé sa maîtresse soit EIP ou asperger ?- et de bonheur, qu’elles livraient parfois au forum avant de l’annoncer à leurs proches – nous suivions avidement les aventures de la jeune mère célibataire qui tentait de conquérir son gynéco, nous poussions celle qui espérait être enceinte à faire immédiatement un test dès le premier jour de retard des règles, nous enquérant de l’évolution de chaque petite histoire avec une sollicitude toute maternelle, nous organisions pour celle dont le fils aîné était atteint d’un cancer des chaînes de solidarité avec messages en cascade, petits colis et posts de soutien- me donnait peu à peu l’impression de faire partie intégrante d’une vaste communauté solidaire en dépit des dissensions idéologiques, des engueulades récurrentes sur l’écriture SMS et la dysorthographie travaillée de certaines irrespectueuses. Jamais je n’avais appartenu de la sorte à une grande famille, et il suffisait de me déconnecter quelques jours pour oublier les coups bas et déceptions.

 Je m’étais vite rendue compte que mes attachements et mes haines devenaient trop personnels, entachés par une affectivité à fleur de peau que j’attribuais au temps passé sur le forum et à mon incapacité à prendre de la distance : en larmes devant mon écran parce qu’une forumeuse m’avait accusée de manquer d’empathie à son égard, que d’autres avaient enchéri, ou parce qu’on m’avait reproché d’avoir organisé un « lynchage » en déclenchant toute la mesquinerie du « troupeau » quand j’avais ouvert un post dénonçant d’un ton furibond un discours que je jugeais vil et égoïste quand on dissertait à grands coups de smiley désolés sur un fait divers sordide, j’avais pourtant été incapable de mettre la distance nécessaire : les amitiés, le bonheur d’être « connue » au milieu de ces centaines de forumeuses, souvent « plussoyée » par des femmes que j’admirais, la distraction que m’apportaient quotidiennement les discussions les plus stériles et l’impression d’exister que me renvoyait cette image de moi sur le forum m’empêchaient d’arrêter purement et simplement de le fréquenter, en dépit des défections de plus en plus importantes dans les rangs de celles que j’avais connues au début, à la naissance de mon premier enfant.  Il m’arrivait aussi de rire à gorge déployée devant l’ordinateur, au grand étonnement de mon mari qui ne comprenait pas ce qui pouvait déclencher une telle hilarité, de rêver d’une forumeuse telle que je l’imaginais, de venir au matin, séance tenante, raconter ce rêve, qui faisait rire d’autres copines, et on continuait ainsi à se créer des références internes, des sigles impénétrables aux private jokes et allusions à des discussions datant de la nuit des temps, à travers des jeux qui ne faisaient que renforcer ce profond sentiment de communauté dans lequel je m’épanouissais. Ainsi, parfois, nous jouions à changer de pseudonyme et d’avatar pendant une semaine, et il fallait reconnaître à son ton, son style, ses prises de position qui se cachait derrière de nouveaux noms. Ou bien on associait des couples de forumeuses autour de leurs qualités et défauts respectifs : l’assistante maternelle paranoïaque qui défendait son biftek avec la secrétaire médicale en congé parental qui se battait à longueur de posts pour défendre sa position, rappelant qu’elle n’était pas un parasite mais une femme au foyer active et débordée par le travail qu’occasionnaient ses enfants ; la gauchiste d’éternelle mauvaise foi et la sarkozyste qui multipliait les posts à la gloire de notre regretté président ; la psychologue de comptoir qui savait si bien parler et la sophrologue en dispo qui désamorçait tous les conflits par ses paroles pleines d’empathie et de bon sens. Un univers qui obéissait à des règles implicites, celles de la bonne orthographe et du bon goût en particulier, qui avait ses entités dirigeantes cachées – qu’on dénonçait parfois en un coup d’état vite avorté, tant les forumeuses les plus populaires avaient d’adeptes prêtes à se cybersuicider pour défendre leur cause- ses modératrices, ses rebelles, celles qui n’acceptaient aucune règle et créaient fréquemment le scandale par des positions d’une audace inouïe, mais qui servaient finalement de soupapes de sécurité au système, permettant d’exprimer de l’intérieur une révolte pour éviter qu’il n’implose. Au cours des années, pourtant, de vraies rebellions avaient fait éclater certaines amitiés : des forums dissidents avaient vu le jour sur d’autres plateformes, à l’occasion d’une réforme des smileys ou des paramètres de confidentialité. D’autres étaient parties, immédiatement remplacées par de jeunes mères désemparées qui avaient tôt fait de s’imposer à leur place. Souvent, un post « Perdue de vue » fleurissait, on se demandait ce qu’était devenue telle ou telle, si elle était encore là, cachée sous un autre pseudo, ou si elle avait quitté le rang définitivement.

La chasse aux trolls constituait aussi l’une de ces activités fédératrices à travers lesquelles rôdait le spectre du mensonge, car la règle absolue selon lequel le forum fonctionnait était la confiance entre ses membres, marquée du sceau de l’authenticité. Ce paradoxe inhérent aux discussions virtuelles sous pseudonymes fantaisistes aurait dû me mettre la puce à l’oreille bien plus tôt. Certaines forumeuses utilisaient ainsi plusieurs pseudonymes, en fonction de ce qu’elles racontaient : l’une d’elles intriguait particulièrement les autres qui cherchaient désespérément à savoir qui se cachait derrière un prête-nom créé uniquement pour poser des questions éminemment sexuelles. Il y avait aussi de nombreux pseudos pris « pour rire », le temps d’une soirée ou d’une année, pour déclencher de fausses polémiques ou amuser la galerie, des pseudos  qui n’apparaissaient qu’à certaines mots une ou deux fois par an pour propager leur bonne parole, dans un militantisme aussi actif que sélectif. Mais on admettait cette dichotomie, tant il était évident pour la plupart des participantes que leur forte présence sur le forum finissait par faire d’elles des personnages à part entière, dont la soudaine préoccupation pour la pratique de la sodomie aurait ébranlé des années de construction d’un être policé et toujours classieux. En revanche, on avait démasqué de vastes supercheries impardonnables : des dingues avaient raconté des bobards indécents, photos à l’appui dans leur espace pour témoigner de la perte d’un enfant ou d’une grave maladie, suscitant l’amitié d’autres femmes soumises aux mêmes douleurs, multipliant les protestations de désespoir et récoltant ainsi une forte mobilisation des âmes sensibles, qui avaient vite déchanté en se rendant compte qu’on les avait menées en bateau depuis le début. Une photo truquée avait ainsi démonté un mensonge jugé ignoble, selon laquelle une charmante jeune mère de dix-sept ans, qui connaissait bien des difficultés et que beaucoup avaient écoutée et soutenue dans ses déboires, n’était qu’une lycéenne ordinaire en mal de popularité. La vengeance fut terrible : lynchage en règle, multiplication des posts pour dénoncer l’horreur de la faute, grande campagne destinée à faire avouer l’hérétique, départ précipité d’une forumeuse, dont la confiance avait été si profondément trahie qu’elle mit plus de trois jours à s’en remettre, furent à l’aune du crime commis.il y en eut d’autres, avec toujours cette suspicion quand une forumeuse accablée de malheurs multiplie les révélations sur un passé incroyablement difficile qui fait craindre que l’ensemble des confidences échangées ne soit finalement qu’une vaste supercherie. Certaines se sont spécialisées dans la vigilance à l’égard de ces confessions douteuses, et on les soupçonne de remplir des fiches détaillées, à l’affût du moindre changement suspect de pseudonyme, de la gaffe qui révèle le pot aux roses : gendarmes vigilants du forum, elles assurent le respect de la règle absolue , qui n’est ni la discrétion ni la soumission à l’arbitrage du bon goût, de ses codes sans fin et du décryptage de ses sigles, mais la bonne foi érigée en dogme. Je peine encore à comprendre comment ma propre crédulité m’a aveuglée à ce point, moi qui m’enorgueillissait de n’avoir jamais dérogé à ces règles tacites au point de déclencher l’ire de mes compagnes par un lynchage en règle, qui n’avait jamais provoqué de tollé par mes paroles pourtant parfois légèrement agressives, voire franchement outrancières, en dépit de l’obligation de courtoisie que j’enfreignis à maintes reprises. J’avais su me garder, malgré les polémiques auxquelles je participais activement, des détestations de groupe, en conservant l’estime de quelques personnalités assez largement adulées pour accréditer mes bonnes intentions. J’étais en quelques années, à travers une demi-douzaine de pseudos consécutifs,  devenue à mon tour l’un de ces piliers qui ne s’abaissent plus à répondre à des posts sur la diversification de bébé mais récoltent cent réponses à chaque fois qu’elles postent une phrase énigmatique.

Ce qui aurait dû m’alerter, outre ces redondantes disputes autour de l’authenticité d’un témoignage et l’angoisse profonde qu’elles semblaient dévoiler quant à la limite entre fiction et réalité qu’on cessait toujours de clarifier, c’est aussi l’influence à laquelle je fus soumise au cours de ces dernières années. Je ne parle pas du régime Zermati et du vernis à ongles corail que j’appliquai en couche uniforme sur mes doigts de pieds, du millefeuillage effectué chaque soir avec des produits de plus en plus biologiques, de la décoration de la chambre des enfants validée par des commentaires positifs sur mon album photo, mais de sujets bien plus essentiels. Alors que j’avais accouché sous péridurale d’un premier bébé exclusivement nourri au biberon, dormant dans sa propre chambre dès le retour de la maternité quand il daignait dormir, habitué au par cet au trotteur dès qu’il émit l’envie de se déplacer, j’adoptai avec le deuxième, et plus encore avec les deux suivants, une philosophie radicalement différente. Dès le deuxième enfant, j’optai pour un congé parental, me permettant d’allaiter aussi longtemps que je le souhaiterais, et me consacrai dès lors à l’éducation de mes enfants : au troisième, je déscolarisai le premier, dont l’institution scolaire refusait d’admettre que ses échecs répétés et son insubordination n’étaient que le symptôme d’un mal-être profond, dont le forum me permit de comprendre qu’il était dû à son exceptionnelle avance intellectuelle. Sauvant ainsi mon aîné d’une morosité qui l’aurait conduit à la dépression, voire au suicide, je partis en guerre contre ces institutions autoritaires et aliénantes que j’avais jusque là défendues avec ardeur, tant que j’en faisais moi-même partie : je démissionnai de mon poste d’enseignante et me lançai avec la même énergie que naguère à écrire des pamphlets contre l’école prétendument républicaine dont j’expliquai les dérives totalitaires. Après avoir accouché du troisième enfant chez moi, convaincue que j’étais qu’une hyper médicalisation de la naissance ôtait aux femmes l’usage de leur corps et contribuait à cette mécanisation reproductive du corps humain qui heurtait mes nouvelles convictions féministes, je m’appliquai également à défendre le droit des femmes à disposer de leur corps, du droit des parents à éduquer leurs enfants selon leurs principes sans ingérence des autorités publiques, et en vins peu à peu avec mes amies à remettre en cause tout le système dans lequel nous n’étions au fond que des poules reproductrices amenées à former de parfaits petits soldats pour la grande machinerie de l’Etat. Les réflexions que nous développions autour du concept d’autorité, d’abord parentale- Je suis mal à l’aise avec l’idée de dire à son enfant « tu dois m’obéir ». Qu’en pensez-vous ?- , puis institutionnelle, et oserai-je dire, philosophique. L’idée d’abord ridicule, voire franchement perverse à en croire certains psychologue, mandarins de cette institution à l’ égard de laquelle je devenais de plus en plus méfiante, que l’enfant était un être fini et respectable, auquel nul individu n’avait le droit d’imposer quoi que ce soit par la force ou la manipulation, finit peu à peu par me paraître aussi évidente que l’était le devoir de former des êtres parfaitement libres, conscients et pleinement sujets de leur destin, plutôt que de formater des individus soumis à la peur et à des espérances mesquines. C’est une société tout entière qui émergeait, de liens documentés en discussions sans fin. Quand l’une demandait ingénument pourquoi on ne devrait pas donner de fessée à un enfant de trois ans pris en flagrant délit de vol à la tire ou d’insulte à son père, une polémique s’engageait : les tenantes de l’ordre les plus psycho-rigides se ridiculisaient tant leurs arguments étaient vains et leur bêtise flagrante, tandis que des voix de plus en plus nombreuses et éclairées expliquaient longuement, exemples personnels et concrets à l’appui, combien l’éducation relève plus de l’accompagnement et la compréhension intime , conscient, des valeurs morales, que de la punition bête et méchante. C’était tellement juste et beau, que j’adhérai des deux mains, d’autant que les résultats avec mes propres enfants furent à la hauteur de ces idéaux grâce auxquels nous avions l’impression, à notre petite échelle, de changer un peu le monde. Je ne suis pas si influençable que j’aie repris à mon corps défendant des idées que j’aurais jugées absurdes si je n’avais pas participé de l’intérieur aux débats du forum, mais je pense qu’ils me permirent au contraire de me révéler à moi-même la possibilité de faire advenir des idéaux auxquels j’avais toujours cru, sans penser autrefois qu’ils fussent autre chose que de belles idées. Le courage de mes précurseuses en éducation me donna celui de m’engager pleinement à leurs côtés.

Dans la vie quotidienne, je ne révélai jamais mes occupations honteuses, tant on aurait ri de mon engouement pour un « forum de bonne femme » où nous étions censées radoter ad libitum autour de la diversification, des mérites comparés du biberon et du sein maternel et de la meilleure crème pour vaincre un érythème fessier. Outre le ridicule du temps consacré à des papotages stériles et des amitiés virtuelles, arriva le moment où comprenant l’enjeu et la gravité de ce qui se passait sur le forum, je n’osai en parler à l’extérieur pour ne pas discréditer leur importance en révélant la source de ces idées subversives. J’avais compris assez vite que le forum est un monde clos, secret, que nul ne peut comprendre ce qui s’y passe tant qu’il n’y participe pas activement depuis de longs mois, qu’il n’a pas pénétré ses règles et admis ses principes, qu’une anodine discussion maquillage peut cacher des actes de foi contre la marchandisation du corps, que la subversion se tapit dans un échange de références aux goûters perdus des années 80, et que si nous faisons vœu de discrétion en ne citant jamais aucune forumeuse ans notre vie réelle, ce n’est ni par sens du ridicule ni par pudeur, mais pour ne pas risquer des infiltrations dangereuses à l’avènement de la cause. Pendant que je vous parle, certaines aiguisent leurs arguments, tissent des liens d’amitié dans lesquelles elles prendront les incrédules, agissent en sous-main contre les projets du gouvernement en lançant des pétitions, ou échangent des recettes, sous le titre anodin et frivole « Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? » d’explosifs qu’elles planqueront ensuite sous des poussettes dont elles auront vanté les mérites comparés à longueur de discussion apparemment bien ennuyeuses. La révolution est en marche, les échanges de patrons et les photos de jolis pullovers au crochet, les travaux manuels en tout genre dont on papote en buvant un café dans son salon, quand les enfants sont à l’école, ne sont là que pour tromper les naïves non initiées, tricotant avec entrain des véritables cache-nez qui contribueront à cacher la terrible réalité de ce qui se trame sur le forum. Si je ne me risque à cette révélation, ce n’est que parce que j’ai compris, trop tard, sans doute, non pas ce qui se fabriquait, puisque j’ai pris largement ma part d’action et de risques, mais parce que mes élans révolutionnaires dûment orchestrés par quelques pseudonymes entièrement dignes de confiance m’ont caché l’essentiel.

Parfois, au plus fort d’une nouvelle polémique tissée de fil blanc sur l’identité d’un troll récemment démasqué, nous jouions à imaginer une toute autre réalité derrière les apparences de ce forum : ces amusements puérils – imaginez que xxxxxxx69 n’est pas une jeune maman mais un vieux monsieur pervers à moustaches- smileys inoffensifs à l’appui, intentés par les membres les plus inquiétants de l’organisation, ont pour seul objectif de jouer avec le feu pour évacuer les tensions naissantes : on est passé tout près de la révélation, ça sent le roussi, on joue à dédramatiser pour que l’ordre riant et décontracté du forum de jeunes mamans désoeuvrées reprenne le dessus. Ou bien on s’étonne de n’être encore qu’entre femmes depuis des lustres qu’on parle de tout et de rien, et on se plaît à revêtir d’attributs masculins certaines d’entre nous. Qui sait au fond ce que cache tel pseudonyme ? si tout cela n’était qu’un jeu, parfois un peu cruel ? On s’amuse beaucoup à ces petits jeux-là. C’est peut-être l’une des raisons de mon retard à l’allumage, de mon inexplicable aveuglement : moi-même prise au jeu des apparences trompeuses, des révélations déconcertantes pérennisant l’ordre apparent des choses, j’ai trop tardé  à comprendre. Au fond, il a fallu un bug, un petit événement anodin comme il en arrive tous les jours pour que mes yeux se décillent et que j’entrevoie la réalité. J’ai envoyé un message privé à une forumeuse pour lui demander le prénom de son fils, et elle m’a répondu, sous le pseudonyme de sa plus coriace adversaire. Une bête étourderie, dans la mécanique bien rôdée depuis des années. Le rapprochement fut si brutal et inattendu que je lui renvoyai un message, espérant encore une explication rationnelle et rassurante. Mais rien. Et j’ai compris alors que non seulement entre la thèse et l’antithèse il n’y avait qu’un seul cerveau manipulateur et pervers, mais que la centaine d’amies avec qui je partageais quotidiennement mes joies et mes peines se réduisait à une petite poignée d’intrigantes géniales, qui avaient su camper des centaines de personnages, discréditant les arguments de leurs adversaires en les faisant avancer par des sottes, passant à une vitesse stupéfiante de la sympathique superficielle à l’extrémiste enquiquinante de l’allaitement, multipliant les avis et les réponses, les positions et les psychologies, les styles et les histoires personnelles, créant à elles seules un univers entier pour quelques naïves dans mon genre, qu’elles ont assez endoctrinées pour qu’à notre tour nous défendions à notre insu les idées d’une infime poignée d’esprit retors, nous battant contre des moulins à vent, car nous ne sommes au fond qu’une petite dizaine à nous exciter inutilement sur de belles idées.

La déception, d’abord, fut si forte, et le sentiment d’imposture si insurmontable, que je supprimai mon historique, mon pseudonyme, et refusai de me reconnecter pendant plusieurs semaines. j’étais trahie à mon tour, j’avais voué mon existence à deux ou trois cinglées, ex-sténodactylo en mal de puissance et aux doigts agiles ou hackers démoniaques, et la révolution piétinait dans les bas-fonds de discussions qui ne mèneraient nulle part. J’avais élevé quatre enfants dans des principes qui ne trouveraient nul écho dans une société définitivement fermée à ces idées subversives, que nous devions être, tout au plus quatre ou cinq à partager réellement : les excluant de fait de la société réelle, j’en avais, par la faute de ces personnages cyniques, fait des asociaux, des enfants perdus, qui ne sauraient jamais atteindre le bonheur quand ils se heurteraient à la réalité d’une Autorité encore toute puissante, et je n’avais en rien joué mon rôle de mère et de parent, puisque au cours des dix années où j’avais chaque jour  creusé ma détermination et appliqué mes principes dans mon foyer, perdant de fait mon mari qui n’avait plus supporté l’importance de cette autre vie qui supplantait tous nos échanges, je n’avais su que les éloigner de la réalité en leur faisant croire qu’ils contribueraient à l’érection d’une société meilleure, om chacun aurait sa place et où chaque personnalité serait pleinement acceptée, dans une égalité de points de vue et de dignité que j’avais entrevue, dans les moments d’enthousiasme, sur le forum. Devant l’échec de ma vie et l’énorme faute commise malgré moi envers mes enfants, j’hésitai longuement : comme un simple clic suffit à faire disparaître un profil, avec tout ce qu’elle a pu dire et montrer pendant des années, je songeai à me supprimer, honteuse d’avoir voué ma vie et celle des êtres que j’aimais le plus à une quête de dupes. Mais si je n’en fis rien et décidai de me reconnecter sous un autre pseudonyme, ce fut moins par sens des responsabilités vis-à-vis de mes enfants, je dois bien l’avouer, que parce que les échanges, mêmes artificiels, me manquaient. La honte me submerge en écrivant ces mots, mais je me rendis compte que je ne pouvais désormais plus vivre sans ces discussions échevelées ou secrètement cryptées dans des échanges de bons plans vêtements, que ma vie pouvait continuer d’avoir un sens maintenant que je me savais dupée, si j’acceptais les conditions de ces échanges, et continuais avec d’autres le travail monumental que ces deux ou trois éminences douées avaient réussi à faire sur moi. Il y aurait toujours de fraîches mamans naïves qui viendraient déposer leurs questions poignantes sur leur rôle de mère et le nombre de tétées quotidiennes, il y aurait toujours de nouvelles recrues à endoctriner patiemment, à tromper à leur tour, leur faisant croire à l’innocence de leurs question et en distillant en elles le ferment de la révolution, en me multipliant à mon tour en cent individus intéressants ou creux, pesant le pour et le contre, rassurant et sermonnant, indifférente et empathique tour à tour, pour continuer la tache qu’avaient commencé les pionniers. Déjà, on sentait aux nouvelles questions l’infléchissement progressif de la pensée dominante ; déjà, il semblait admis que l’école ne jouait guère son rôle ; déjà, les actes de subversion face à l’autorité se multipliaient dans les foyers et les écoles, déjà la graine semée de l’insubordination commençait à germer ici et là, de fait divers en réflexions glanées à la sortie des classes. Ça valait la peine de continuer…

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