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Travaux en cours, risques de chutes
20 juin 2013

Voyage, voyage...

pour E.

On descend de l'avion, Asna toute fébrile à l’idée de rencontrer sa sœur qu’elle n’a pas vue depuis trois ans se dirige vers le bureau de contrôle d’un pas plein d’entrain. Vite vite trouver le bon couloir suivre les panneaux prendre la correspondance -comme c'est grand comme c'est vaste comme les gens vont vite!   Elle avance, dégagée, d'un pas libre et martial en territoire inconnu. Elle a économisé pendant un an pour ce voyage, après un premier visa refusé l’an dernier parce qu’elle ne gagnait pas assez d’argent dans son ancien emploi : elle a emprunté à la banque une partie de la somme, a donné toutes les garanties, et elle peut enfin, cette année, s’envoler vers l’Europe. Dans trois heures, déjà, elle serrera Myriem dans ses bras, et ses neveux, et elle entendra parler une langue inconnue, et s’extasiera de la propreté de l’aéroport, de toutes ses boutiques, et son beau-frère les emmènera dans une belle voiture le long d’une route sûre et parfaitement entretenue dans une maison toute blanche. Un deuxième avion l’attend à Paris pour l’Allemagne : en quelques heures, ses pieds vont fouler deux pays européens, deux! alors qu’elle n’a encore jamais quitté son pays. Elle court, elle vole, elle s’élance à l’assaut de l’espace et de la modernité à l’état pur que distillent les publicités le long des murs, les promesses de consommation épanouie, les pas sûrs des passagers habitués aux longs courriers. Excitée comme une petite fille, Asna suit le mouvement des gens qui passent, et entre dans la longue file des voyageurs munis de leur passeport et visa pour le contrôle des papiers, tandis que les Européens avancent à toute vitesse dans la queue d’à côté, tendant d’un air désinvolte et pressé leurs documents à des policiers tout aussi désinvoltes et souriants. C’est ça, l’Europe : cette facilité avec laquelle on voyage, valise à roulette en main, attrapant un avion avant de s’engouffrer dans un métro, courant, courant toujours plus vite vers des occupations sérieuses. La file des Européens se vide à folle allure, tandis qu’elle entame une longue queue avec les autres, ses compatriotes et de nombreux Africains qui ont fait escale dans son pays avant de continuer leur long périple vers l’Europe. Ceux-là, à l’exception des hommes d’affaires pressés, habitués à l’Occident, un peu blasés d’être encore voués à cette file des gens de peu,  sont tout aussi naïfs et ravis qu’elle : des enfants courent partout, des femmes flanquées de paniers improbables babillent, des hommes refont le compte des documents à présenter pour toute la famille, on téléphone à droite à gauche dans toutes les langues, une jeune femme enlève son foulard sous l’œil indigné de sa mère, qui la menace de représailles au retour, mais le retour est loin, les vacances commencent, des hordes d’étrangers viennent visiter la famille installé en France en se réjouissant d’avance du faste avec lequel ils seront reçus, des merveilles que va leur offrir l’Occident à bras ouverts, se promettant de profiter jusqu'à la lie de ses trésors, des enfants, des neveux et des belles-filles, de la nourriture exotique et abondante, de Paris, de ses lumières, des magasins. Une femme hurle à son fils de revenir, parce qu’ils vont bientôt passer, que l’angoisse d’être refoulée s’il manque un papier défigure ses traits gonflés par l’impatience. A quelques pas, derrière les douaniers, leurs familles les attendent avec autant d’angoisse, prêts à faire un scandale au moindre retard, trépignant eux aussi d’excitation.

Asna sent la sueur sur son visage, elle a terriblement envie d’aller aux toilettes mais craint que soudain la queue n’avance trop vite, qu’elle perde sa place, ses chances de passer, et retient sa peur en vérifiant pour la millième fois qu’elle a bien tous ses papiers : le visa, le passeport, l’attestation d’hébergement de sa sœur, les six cent euros. Se dire qu’après il faudra refaire le même cinéma à Munich… Mais ce sera vite oublié, et puis on a tellement l’habitude de faire la queue et d’attendre en vain dans les bureaux administratifs chez elle… être soumis à la décision d’un chefaillon en uniforme est le lot de tous les gens de peu au pays, et la France, pays de la liberté égalité fraternité ne doit appliquer son sens profond de la justice au service de tous à ses ressortissants, c’est bien normal après tout, elle n’a pas vocation à accueillir toute la misère du monde, comme on l’entend souvent, bien sûr. En attendant de trancher l’épineuse question de savoir s’il est légitime ou non de faire poireauter pendant si longtemps les étrangers au seuil de la France pendant que les Européens en créant d’entrée de jeu une différence entre les passagers, ceux qui ont le droit naturel d’aller et de venir librement parce qu’ils sont nés du bon côté, et les autres, ceux qui doivent effectuer une demande motivée et dûment renseignée pour être autorisé à prendre l’avion, Asna avance d’un mètre.

Quand elle arrive enfin devant le policier, sourcil froncé, qui examine les documents des ressortissants étrangers à l’Union Européenne, il tique, regarde plusieurs fois l’attestation d’hébergement et le billet indiquant la correspondance, lui demande si elle va en France ou en Allemagne, d’un ton soupçonneux, et appelle son supérieur quand la jeune femme essaie d’expliquer. On va régler ça plus tard, vous patientez s’il vous plaît. Asna est priée d’attendre un moment dans un bureau, à l’arrière, avec d’autres personnes. Elle s’assoit sur un banc à côté d’une dizaine d’autres passagers, également inquiets, qui semblent ne pas comprendre mieux qu’elle. ses papiers sont pourtant à jour. Une famille entière d’Africains, probablement des Maliens, avec deux enfants dont un bébé dans le dos de la dame. Deux autres Africains, des hommes qui ne parlent pas mais regardent leurs pieds, les mains croisées, la tête baissée, dans l’attente d’une sentence. D’autres Maghrébins, un homme à barbe et kemis en sandalettes, qui porte l’air suspect comme on porte un chapeau, qui n’en finit pas de maugréer en faisant les cent pas, s’exclamant de temps en temps un « dili d’fesciès » qui la ferait presque rire tellement c’est caricatural, non mais après on s'étonne que les Arabes, en France...; un couple, une petite vieille qui demande en amazigh à tout le monde pourquoi elle ne peut pas passer, et personne pour répondre. Asna comprend vaguement, mais ne parle pas cette langue, et répond en arabe que personne ne sait. La vieille dame, visiblement, ne comprend pas mieux l’arabe qu’Asna le berbère, et la femme finit par se résigner à l’attente. les deux femmes échangent des regards désolée, mains battant en l'air dans la tentative de se parler, langues empêtrées. Des policiers affairés passent, des voyageurs menottés passent d’un bureau à un autre sous bonne escorte.  Libérez le passage. Des menottes ? j’ai fait quelque chose de mal ? se demande la jeune femme, alors que tous les autres regards se tournent, effarés, vers les deux hommes qu’on emmène on ne sait où, se demandant qui sera le prochain. Chaque entrée d’un nouveau voyageur dans le bureau est suivi par ceux qui restent avec autant d’espoir que d’angoisse. On fourbit ses explications, ses arguments, on répète des phrases dans un français de cuisine appris avant de partir. On a pris à Asna son téléphone et ses papiers, on l’a fouillée des pieds à la tête. Une femme en uniforme l’emmène derrière un rideau et la prie de se déshabiller entièrement. Qu’est-ce qu’on cherche sur elle ? de la drogue, des armes ? Asna est tellement effrayée qu’elle ne comprend pas l’ordre, et n’enlève que son voile. La policière prise par le temps s’énerve un peu, la bouscule, insiste, lui parle comme si Asna était complètement bouchée. La jeune femme comprend après coup que la plupart des étrangers qu’elle fouille ainsi quotidiennement ne doit pas parler un mot de français. Elle finit par s’exécuter, maladroite, tandis que la fliquesse aux yeux fatigués lui fait les poches méticuleusement, et examine son corps, de ses doigts professionnels gantés de blanc, cherchant dans ses anfractuosités les plus intimes l’illégalité restée peut-être cachée, alors qu’Asna s’étouffe d’indignation et de surprise en sentant un doigt pénétrer là où jamais nul n’a été autorisé à porter son sexe, hurlant de frayeur tandis que la fliquesse la rassure machinalement sur ses intentions louables et purement administratives. Quand Asna se rhabille, elle est en larmes, et elle n’a pas encore fini d’attacher ses chaussures qu’on fait entrer la mère Sénégalaise, bébé toujours accroché au dos en habits de gala, qui s’apprêtait à voir la famille en grande cérémonie avant qu’on la retienne ici. L’enfant a faim, sa mère qui ne s’attend probablement pas à une fouille au corps aussi détaillée se balance légèrement pour le calmer. Asna sort de la pièce, sans un mot de la policière déjà occupée à expliquer par gestes à la Sénégalaise qu’elle doit se déshabiller, et se rassoit confuse et de plus en plus angoissée sur le banc d’attente.

Entre temps, d’autres avions, avec leur lot de suspects, a dû atterrir, à en croire la multiplication des nationalités qui partage le banc des accusés d’entrée illégale. Des adolescents parlent une langue qui pourrait être du tamoul ou un dialecte de l’Inde ou du Pakistan, suppute-t-elle. Regarder les autres fait un peu oublier l’angoisse de cette attente sans fin. Certains grignotent les provisions entassées dans leurs sacs, les plus chanceux ont quelques pièces européennes avec lesquelles ils achètent une bouteille d’eau au distributeur, ou essaient d’échanger francs CFA, dongs ou pesos mexicains contre des centimes d’euros patiemment récoltés, dans l’espoir d’arriver d’ici quelques heures à pouvoir se payer un mars. Des enfants pleurent, s’endorment sur les genoux de leur mère, se chamaillent, se cachent sous le banc, se fatiguent. Des étrangers debout, assis, dans le couloir, sur le banc, entassés, en colère, résignés, absents, criants, baillant, bras ballants. On lorgne une place assise dès que quelqu’un peut entrer dans le bureau. Si chacun est perdu dans la même angoisse de ne rien comprendre en attendant de connaître son sort, chacun supporte l’attente à sa façon. Du bureau des fouilles au corps des cris et des jurons dans toutes les langues : parfois un policier appelle des renforts, qui arrivent en courant et ceinturent le rebelle. On voit courir des hommes en uniforme, on entend supplications et imprécations de tous les bureaux, parfois certains sortent en larmes, d’autres au contraire très calmes et déterminés, qui font de grands discours pleins de verve dans une langue que personne ne comprend, sinon quelques compatriotes qui hochent sentencieusement la tête. Asma a laissé sa place à un couple de vieillards qui se disent palestiniens, et qui ont l’air d’avoir tant supporté en leur pays que rien ne les fera plus renoncer à cette longue attente maintenant qu’ils sont sur le sol français, quitte à passer dans ce couloir le temps qu’il leur reste à vivre.

Depuis quatre heures qu’elle est là, et qu’elle a perdu toutes ses chances d’avoir sa correspondance, on ne lui a toujours pas expliqué ce qu’elle y faisait, ni permis d’appeler qui que ce soit. Elle évalue sa chance de pouvoir s’expliquer en français en entendant les langues orientales impénétrables dans lesquelles ces réfugiés de Babel expriment la même angoisse, la même attente insupportable dans le couloir bondé.

Enfin, elle peut entrer dans un bureau, où un policier commence par l’informer de ses droits, sans essayer de savoir si elle est en mesure de le comprendre, récitant d’une vois monocorde les articles du code relatifs à sa détention provisoire. Elle l’interrompt pour lui demander, enfin, ce qu’elle fait là.

«  Vous verrez ça plus tard. Pour l’instant, je vais simplement prendre vos nom, prénom, numéro de visa, adresse en France.

-Vous avez déjà tout ça ! Je ne compte pas rester en France, je devais prendre une correspondance pour Munich en Allemagne.

Ce n’est pas possible. Il y a un problème avec votre dossier, Madame.

- Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui manque ?

- Votre billet indique que vous vous rendez en Allemagne. Or vous avez fait une demande de visa pour la France.

-  Mais c’est l’espace Schengen !

- La France n’est pas l’Allemagne. Vous avez menti sur la destination. Votre attestation d’hébergement dans un hôtel à Paris est un faux, ou bien c’est votre destination qui n’est pas claire.

- Mais je peux vous expliquer ! J’ai fait les papiers pour partir en France, j’ai réservé un hôtel à Paris pour avoir mon attestation, parce que c’était plus simple pour moi de faire les démarches au consulat français, et que je pensais que je pouvais circuler librement en Europe une fois que j’y étais entrée. Mais je vais chez ma sœur à Munich.

- Vous avez une attestation d’hébergement de votre sœur ?

- Non, puisque que j’avais celle de l’hôtel, je pensais que ça suffisait.

- Mais vous avez payé une réservation pour un hôtel à paris et vous allez chez votre sœur à Munich ?

- Non, j’ai annulé la réservation une fois que j’ai obtenu le visa, puisque c’était pour aller chez ma sœur.

- Vous avouez donc que cette attestation est un faux et que vous n’avez aucune attestation valide. Votre entrée en France est illégale.

- Mais je ne pouvais pas deviner que je ne pouvais pas circuler librement en Europe une fois que j’avais obtenu le visa. Puisque c’est l’espace Schengen ! Je ne comprends pas.

- Vous allez être hébergée dans un centre de détention provisoire. Demain, vous pourrez expliquer votre cas à un officier de police, et fournir les documents manquants pour régulariser votre situation. Au revoir, madame. »

 

Elle est priée de sortir, comprenant à peine comment elle a pu se trouver dans un tel imbroglio, et on la conduit à travers des couloirs dans la zone d’attente : un centre d’hébergement provisoire, à mi chemin de la villégiature pour vacanciers en transits et du centre de détention en bonne et due forme : on lui a rendu son sac à main, mais elle attend toujours sa valise, et on lui attribue une chambre qu’elle partagera avec une autre femme. Dans les espaces communs, des centaines de personnes attendent la décision d’un officier de police chargé de trier les dossiers : les cas comme le sien ne sont pas sont traités en quatre jours, tout au plus, c’est une simple irrégularité de dossier qu’elle pourra encore peut-être régulariser. Certains n’ont pu prouver qu’ils venaient à des fins professionnelles, et essaient désespérément de joindre en russe ou en chinois leur supérieur hiérarchique pour qu’il faxe de toute urgence des attestations et ordres de mission. Suants sous leur cravate, ils nagent dans l’incompréhension la plus totale et s’indignent du temps perdu dans ces zones indignes de leurs fonctions. Dans une autre partie du bâtiment se trouvent les mineurs non accompagnés, constituant des dossiers aussi nombreux qu’épineux : Asna aperçoit dès son arrivée deux enfants, visiblement frère et sœur, dont l’aîné doit avoir onze ans, qui jouent ensemble aux cartes avec des feuilles sur lesquelles ils ont dessiné des piques et des cœurs. Que faire de ces enfants sans parents, ne connaissant pas un mot de français, quittant parfois dans des conditions dont on ne saura jamais rien un pays en guerre ? En attendant que les services adéquats trouvent la solution, ils sont hébergés dans le centre, et pris en charge par la Croix Rouge. Mais les étrangers les plus nombreux, venus de tous les pays, sont les demandeurs d’asile aux frontières, espérant que leur demande ne sera pas immédiatement rejetée comme « manifestement infondée » à l’issue des quatre jours de détention provisoire et de leur passage devant le Tribunal de Grande Instance, ils auront vingt jours à attendre avant que leur dossier ne soit examiné par l’Oprah, les interrogatoires, expertises et contre-expertises décidant de leur sort. Une fois Asna « installée » dans sa chambre, elle reçoit d’une bénévole un panier repas, et se couche immédiatement après, tout habillée. Il est déjà vingt-trois heures, elle a passé près de six heures dans l’attente, et doit se préparer à attendre encore que sa situation soit examinée de près, alors que les dossiers alarmants et plus ou moins authentiques s’amoncellent dans les bureaux.

 

A six heures, quand elle se réveille d’un sommeil agité, interrompu par des bruits et allées venues incessantes, elle distingue dans le demi-jour un corps sous le drap du lit voisin. La jeune fille avec qui elle partage la chambre parle quelques mots d’anglais : elle est Argentine, a essayé devenir en Europe pour avorter ; comme la seule connaissance qu’elle a en Europe vit à Toulouse, mais que son attestation d’hébergement a été refusée pour des raisons qu’elle ignore, et qu’elle n’a pu justifier son cas dans un pays om l’avortement est illégal, elle doit non seulement prouver qu’elle est enceinte par des examens médicaux qu’elle n’a pas encore eu le droit de faire, et trouver une attestation d’hébergement. Depuis dix jours elle espère que sa situation sera examinée avec indulgence, et ne comprend pas pourquoi on lui fait tant attendre la prise de sang qui accréditerait sa demande. Elle n’a pas plus de dix-sept ans.

Dans la matinée, Asna fait la connaissance d’autres étrangers, qui lui racontent leur situation en anglais, en français ou en arabe, ou essayent par gestes, quand ils n’ont que ça pour s’exprimer. Les bénévoles courent d’une chambre à l’autre, téléphone ou sandwich en main, cherchant des traducteurs, répondant aux appels des proches pour ceux qui s’inquiètent de leur absence de nouvelles et ont en Europe ou au pays des gens pour les appeler, cochant des noms sur des listes, démêlant des histoires de cohabitation difficile et d’éviers bouchés. Dans une petite pièce, huit enfants de tous les âges ânonnent des additions sous l’égide d’un bénévole de la Croix Rouge qui s’efforce de les instruire. Asna a réussi à joindre sa sœur, qui doit lui envoyer demain l’attestation d’hébergement, car aujourd’hui les bureaux sont fermés, et lui souhaite bon courage. Ses parents la croient bien arrivée et ne s’inquiètent pas, la sœur veille à rassurer tout le monde, mais elle lui donne une mauvaise nouvelle, en lui apprenant que l’hôtel où elle avait effectué sa réservation refuse de lui fournir une autre attestation, au cas où la demande pour aller en Allemagne serait rejetée.

La télévision dans une pièce commune occupe pas mal de voyageurs, par le langage universel des images. On suit des nouvelles de la hausse du prix du carburant et de la baisse du pouvoir d’achat, des reportages dans des grandes surfaces où des dizaines de paires d’yeux peuvent admirer, sans rien comprendre au constat accablant de la voix off, les rayons offrant des milliers de produits, des fruits et légumes étincelants, de la viande fraîche et des kilomètres de produits de beauté, parmi lesquels le consommateur choisit un shampoing multicolore aux innombrables bienfaits. Certains voyageurs commentent avec enthousiasme ces richesses que la France leur offrira peut-être dans quelques jours, et on glane quelques mots de français : « tomates », « viande », reprennent quelques voix qui tachent de reprendre ces mots dans le discours trop rapide du journaliste, « carburant », « panier », « prix ». Quand quelqu’un comprend un mot au milieu du flot des paroles, il traduit le mot à un compagnon, et croyant avoir compris toute l’histoire qu’on leur raconte. Asna entend en arabe une traduction désopilante : « Ils ont dit que les tomates étaient gratuites en Europe parce qu’ils en avaient produit trop ». L’espoir fait vivre, et les mécanismes de la surproduction agricole restent encore opaques à ces hommes et ces femmes dont beaucoup viennent de pays où jamais ne se posera la question de la surproduction, quand ils essaient de survivre entre deux crises de subsistance.

Elle s’avance vers les deux hommes qu’elle vient d’entendre, et leur demande en arabe d’où ils viennent. Ce sont des Syriens, elle peine à les comprendre car leur arabe ne ressemble pas vraiment au sien. Ils demandent l’asile politique, ont fui la guerre civile dans des conditions que le premier lui raconte en montrant ce qu’il reste de son bras : un bandage, sans la main. Le deuxième parle à peine, et Asna n’insiste pas : la curiosité morbide à l’égard de ce qu’ont vécu ces deux hommes ne lui semble guère appropriée. D’autant qu’ils devront faire un récit détaillé des atrocités subies, détails et preuves à l’appui, devant les autorités compétentes, si souvent dans les mois qui viennent, qu’il est vain de le leur demander une fois de plus. Elle comprend qu’ils viennent d’Homs. L’un d’eux a perdu toute sa famille, l’autre espère que sa femme et son fils pourront le rejoindre si sa demande est agréée. Que d’attente encore. Comme aucun d’eux ne parle français, elle leur propose de les aider, les jours qui viennent, s’ils ont besoin d’elle. Autant se rendre utile, elle ne perd au fond que quelques jours de vacances et un an d’économies, au pire des cas.

Le plus jeune a besoin de parler : il lui raconte la guerre, sa guerre, les chars et les armes chimiques, les poumons qui brûlent et les nuits dans des souterrains à entendre les bombes, et les soldats cherchant des survivants pour les exterminer, les morceaux de bras, de jambes, de chair éparpillés au sol quand on se risque à sortir pour chercher un peu d’eau. C’est tellement atroce qu’elle baigne dans un sentiment d’irréel. Ce n’est pas elle, qui entend ces confessions trouées par les mots manquants, elle n’a rien à faire là, au milieu de ces gens, qui fuient l’horreur pure, la guerre et la torture. Un autre homme s’est approché d’eux, un kurde d’Irak, qui ne parle que quelques mots d’arabe mais connaît les deux Syriens. Lui n’en est pas à sa première tentative de quitter l’Irak, il est parti dès 2002, a connu les voyages clandestins sur des bateaux de fortune, dans la soute des cars, un respirant dans un sac plastique en crevant de trouille que les chiens ne le trouvent. Il est resté en sursis deux ans en France, a fini par passer en Angleterre, où on l’a expulsé : la guerre était finie, il n’y avait plus aucune raison de le garder sur le sol anglais, puisque l’ennemi avait été vaincu : retour au pays natal, où les Kurdes, comme chacun sait, étaient désormais respectés et pleinement citoyens. Mais sa famille ou ce qu’il en restait était entre temps partie ailleurs, il a fini par savoir que son frère avait réussi à gagner l’Australie, où on avait accepté sa demande d’asile. On était en 2007, et il partit à son tour, mais fut refoulé là aussi, et retourna une fois encore en Irak, essayant de bonne fois de trouver un travail, une maison, dans le pays en reconstruction. Mais si l’Irak était libérée du joug de Saddam Hussein et de son parti sanglant, les persécutions contre les Kurdes n’étaient pas entièrement terminées, quoi qu’en disent les rapports américains officiels, assurant que l’ordre était revenu dans un pays pacifié : seul, sans famille, accusé d’avoir fui sa patrie pendant l’occupation américaine, il n’avait pas eu d’autre choix que de tenter encore l’exil, et se retrouvait là, essayant d’accréditer sa demande en brodant à outrance sur des événements qui n’avaient pas eu lieu, parce que la réalité toute nue ne suffirait certainement pas à justifier cette énième demande de quitter el pays honni.

Parmi les réfugiés qui font là une halte, combien obtiendront leur titre de séjour ? combien parviendront à rassembler les documents, les preuves, à échapper aux pièges des questions tendancieuses qui en font de toute façon des suspects, devant justifier de persécutions et prouver la véracité de leur vie tout entière devant un tribunal de regards méfiants ? non que les juges qui délibèrent soient tous des frontistes méfiants à l’égard de ces candidats à l’invasion du sol sacré de la France, mais parce que c’est la procédure. A l’avertissement que lui lance Tariq, l’un des deux Syriens, elle comprend que parmi ces histoires qu’elle ne cessera d’entendre pendant les prochains jours, se pose sans cesse la question de l’authenticité, celle qui déterminera le bien-fondé et l’éligibilité de la demande. Faux papiers, fausses nationalités, faussaires en contes à glacer le sang, faux enfants qu’on essaie de faire passer en France pour les sauver de la misère en leur inventant une vie d’enfants soldats drogués et abusés dans un pays étranger, fausses déclarations et authentiques misères s’échangent les astuces et les détours des Tribunaux de Grande Instance. Ainsi, une prétendue Malienne qui fuirait son pays dévasté par les islamistes avoue à Asna fuir le Sénégal, où personne ne la persécute, sinon sa famille qui l’a promise en troisièmes noces à un homme qui lui fait horreur. La réalité est plus romanesque que la légende qu’elle s’est fabriquée, mais non moins cruel le sort qui l’attend si elle retourne, déshonorée, au pays, quel qu’il soit. Seulement les critères de l’Ofpra laissent peu de chances à la jeune femme si elle ne parvient pas à faire tenir debout son conte malien, et elle glane auprès de ses compatriotes récents ce qu’il lui faut savoir du pays, de ses particularités linguistiques et géographiques, alors qu’eux-mêmes comprenant d’où vient soudain sa fausse sollicitude se fâchent contre elle qui leur mène une concurrence déloyale. Scandale et tonnerre d’imprécations.

Des cris éclatent. Un bénévole de la Croix Rouge intervient, assisté d’un policier, et sépare les femmes venues aux mains. L’authentique Malienne veut révéler à grands cris le mensonge de l’autre, mais l’intervention d’un homme dans une langue qu’Asna ne comprend pas l’en dissuade. La règle est évidente : si on sait ce que cachent les histoires des autres, on ne doit en aucun cas les trahir, car toute demande a une légitimité, et ce sera au juge de trancher. On assure qu’il n’y a pas de quota. Quoi qu’il en soit, et en dépit des disputes qui éclatent de ci de là, du bruit gênant des uns et des coups de folie des autres, ceux qui revivent leur guerre et hurlent en plein couloir, une espèce de communauté se soude pour quelques jours ou quelques heures, malgré les différends ethniques, religieux et linguistiques qui se rejouent ici comme ailleurs : tout le monde espère entrer en Europe, pour des raisons qu’on se refuse à juger, conscient qu’on est qu’il n’y a pas de mauvaise raison au fond de vouloir quitter un pays. On se dit que les menteurs les plus éhontés, ceux qui exhibent les traces du fouet sur leur dos et prétendent avoir été persécutés par leur régime, alors qu’ils ont dûment mis en scène, la veille au soir, dans leur chambre, avec un compagnon de route, leur histoire, ne se sont pas soumis à de telles souffrances gratuitement pour le plaisir d’emmerder les bons Français : comme ces poilus qui se mutilaient pour échapper au front dans les tranchées, ils ont sans aucun doute pire à redouter dans leur terre natale, et ne font que se plier aux critères retenus par l’Union européenne pour justifier leur fuite éperdue. Advienne que pourra. On s’entraide alors, on commerce aussi, avec les infimes biens qu’on trimballe dans un sac à dos élimé : échanges de monnaie dérisoires, cigarettes, quelques minutes au téléphone.

 

Dans cette tour de Babel kafkaïenne, Asna a bientôt le sentiment d’usurper sa place ici : au pire, l’officier de police des frontières refusera l’attestation d’hébergement fournie par sa sœur en arguant qu’elle s’est présentée initialement avec un « faux » et que cette simple erreur la met irrévocablement en tort, alors même qu’on l’autorise à produire la preuve de sa bonne foi, sans la laisser espérer un quelconque amendement : elle sera réexpédiée après-demain chez elle, n’aura vu ni l’Europe ni sa sœur, aura perdu la moitié de ses congés et la somme rondelette qu’elle avait épargné. Mais elle ne risque pas de se faire assassiner au retour, de croupir dans une prison, de trouver sa famille décimée, de finir ses jours dans une camisole de force, bourrée de sédatifs, ou sous une burqa, ou assignée à résidence sous haute surveillance, comme ce poète géorgien qui n’a pu être publié depuis trente ans dans son pays et essaie pour la quatrième fois, nouvelles preuves à l’appui, d’obtenir le droit d’asile en France, pour pouvoir enfin être lu, fût-ce par une infime minorité d’exilés géorgiens dans le monde libre. Asna retrouvera sa maison et son travail, qui sait demain, ou plus tard, et ce qu’elle risque de plus terrifiant est d’essuyer les moqueries des collègues hilares ou désolés au retour, et l’absence de sa sœur une année de plus.

 

Au quatrième jour, enfin, le Tribunal de Grande Instance. En quatre minutes trente, le temps de réciter ses identités adresse emploi objet de la demande d’expliquer pour la trente-huitième fois depuis le début cet embrouillamini trop bête, ça arrive à tout le monde de ne pas savoir, de réservation d’hôtel de correspondance d’attestation de je ne savais pas, l’espace Schengen, mais j’ai un travail chez moi on m’attend dans huit jours j’ai même fait imprimer mes mails du travail, voyez, on me demande de traiter ce dossier pour le vingt oui je sais que ça ne prouve rien mais

L’affaire est classée, Asna est libérée.

Un geste expéditif du juge a suffi, qui passe à un cas autrement plus retors tandis qu’Asna, encore éberluée, cherche la sortie, ne sachant pas trop par où aller. Elle se trompe de porte et s’excuse devant les policiers fatigués, elle est libre et ne trouve plus la sortie ce serait trop bête pourtant –le greffier lui  a dit qu’elle devait prendre un avion pour Munich dans l’après-midi. Déjà réservé c’est merveilleux et vive la police française qui organise tout ça si bien euphorique elle oublierait presque les quatre jours et puis tous les autres qui n’en finissent pas de vouloir sortir respirer ce grand air pur au-dessus de l’aéroport

 

L’avion décolle. Asna s’envole. Bon voyage, susurre l'hôtesse de l'air.

Au centre de détention on en entend passer sans arrêt, les enfants font des rêves, la nuit, de moteurs et d’ailes blanches, et nous quand est-ce qu’on partira ? partir toujours partir ce seul mot à la bouche t’as déjà quitté ton pays faut attendre

Et écouter les avions des autres partir et se poser radieux étincelants pleins d’optimisme un atterrissage parfaitement contrôlé –dans cette parfaite exécution des plans si ce n’était ces vies qui battent de l'aile, dans la zone de détention provisoire du terminal A. De là-haut dans les nuages Asna regarde par le hublot le point de plus en plus petit – et puis plus rien.

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