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Travaux en cours, risques de chutes
10 juin 2013

Lost in tramstation

Pour I., car il sait deviner à travers ses signes imperceptibles tout un univers enfoui sous l’écorce d’un visage.

Visiblement, elle n’est pas d’ici. Entre deux âges, un simple petit sac à main glissé sur l’épaule, elle s’exprime par gestes, que Mokhar et Lahcen ne semblent pas comprendre. De l’autre côté de la station où je régule le trafic, je les vois répondre aux gestes de l’étrangère par d’autres gestes : l’un indique, plus loin, la dernière station, le point d’interrogation dessiné entre ses sourcils, l’autre déploie en direction de la femme une main ouverte, paumes au ciel, qu’il fait tourner par de petits balancements comme pour l’engager à s’expliquer davantage.  Il s’approche encore d’un pas, elle recule, comme effrayée. Chez elle, rien ne bouge, sinon ses petites mains et ses lèvres. Mokhtar lui prend le bras, comme pour la rassurer, mais elle a un mouvement de défense, et recule encore d’un pas. Craignant que l’imbroglio linguistique ne tourne au drame, je m’avance à mon tour, décidé à user de mon anglais de mirliton, s’il le faut, pour démêler les écheveaux de cette conversation complexe. Un tram passe alors, déversant sa nouvelle cargaison de passagers, qui s’évaporent aussitôt dans les rues adjacentes.

Lahcen m’explique rapidement la situation : la femme vient de descendre, hagarde, du tram, et a échoué dans cette station improbable en pleine zone industrielle de l’immense cité. Si loin du centre et de toute distraction touristique, parmi les immeubles en chantier et les traces de l’ancien bidonville, dans un no man’s land qui n’a pas tout à fait commencé à exister pour de vrai, un nom maudit sur la carte de la métropole tentaculaire, l’espoir d’une autre ville émergeant  des plans d’aménagement du territoire : un non-lieu, où passent des inconnus. On ignore d’où elle vient, où elle va, quelle langue elle parle. Sa présence vêtue de frais et d’un chemisier sans manches peu probable en ces lieux, est aussi incongrue dans cette zone en cours de réaménagement que le dialogue de sourds qui s’y tisse entre les agents, elle et moi. Ils échangent entre eux une plaisanterie qui ne me fait pas rire, et renoncent.  Mokhtar tente une énième fois de lui soutirer sans succès une information, comme il s’y acharne depuis dix bonnes minutes, et l’agacement cède le pas à un fou rire irrépressible de Lahcen, que je tente de pondérer en lui tapotant l’épaule. La femme reste de marbre, impénétrable. A mon tour, j’engage avec elle une tentative en français d’abord, puis en anglais de cuisine. Mais à ma vue, elle s’est encore reculée, et son visage s’est rembruni. Elle se reprend et me parle aussi dans une langue qui pourrait être du japonais comme du hongrois, si ses traits n’indiquaient plus probablement une origine asiatique. Je fais signe que je ne comprends pas, et elle semble découragée : sa voix se fait perçante, il y perce l’angoisse. Que fait-elle là, toute seule, ne parlant pas un mot d’une autre langue que la sienne, qui n’a aucune chance d’être comprise par les autochtones de ce pays où je suis aussi étranger qu’elle ? On pourrait au moins s’entendre dans la même incompréhension du monde qui nous entoure : la complicité des deux agents, à laquelle je demeure étranger au bout d’un an de présence dans ce pays, l’étrangeté même de cette zone où je ne suis que de passage, entre deux stations, et qui n’évoque pour moi que des questions techniques, un café où il m’est arrivé de déjeuner sur le pouce, le nom des agents de service : ce sentiment de ne pas appartenir de plain pied à ce monde pourrait nous amener à nous comprendre un peu, dans cette humanité qui lie nos deux présences fantomatiques dans la zone insensible à nos déboires. Je pose sur elle un regard expatrié,  rempli de compassion et lui souris ; ses lèvres restent closes, et sa méfiance entière. Elle pose une question à laquelle on ne peut pas répondre, et qui reste en suspens dans l’air traversé par le passage d’un tram sur le quai d’en face. Nous restons aussi éloignés l'un de l'autre que nous le sommes de notre point d'origine, et ne partageons que l'incompréhension absolue de l'autre et du monde.

Je lui montre alors un plan de la ligne. Même si elle ne lit probablement que les idéogrammes, et ne saura reconnaître le nom d’une quelconque station, son visage soudain s’éclaire un chouilla alors que je lui montre où nous sommes, en articulant de mon mieux le nom de la station. Elle semble comprendre, hoche la tête, alors je continue, et égrène les noms de toutes les stations de la ligne, jusqu’à ce qu’au nom de « Marché central », ses yeux soudain s’illuminent: elle les tourne vers moi et opine du chef en signe d’assentiment. Est-ce la direction d’où elle vient ou celle où elle voulait se rendre ? le mystère reste complet, mais ces deux mots ont fait écho à un souvenir en elle, et nous nous accrochons de toutes nos forces à ce centre névralgique pour tenter de continuer le dialogue qui, enfin, s’amorce entre nos étrangetés respectives. J’essaie de lui demander à grands renforts de gestes vers la gauche puis vers la droite si elle en vient ou si elle y va, et le fil à peine tissé se perd entre ses yeux redevenus dubitatifs. Mes mains moulinent en vain dans le ciel bleu indifférent. Elle me répond quelques mots incompréhensibles, d’un ton interrogatif. J’interroge à mon tour des yeux Lahcen et Mokhtar, qui semblent avoir renoncé à comprendre et observent les femmes qui descendent du tram qui vient de s’arrêter. Leur regard est hautement significatif de l’intérêt qu’ils prennent à ce nouveau spectacle, et lorsqu’une jeune fille se retourne et sourit à Lahcen avant de reprendre son chemin en faisant onduler légèrement sa croupe, dans l’indifférence totale de mon étrangère dont le regard est absorbé par le plan qu’elle ne comprend visiblement pas plus que la scène, je me dis que s’il est un langage universel, c’est bien celui de la séduction. Je souris en captant le regard de mon agent, mais cette parenthèse ne nous aidera pas à guider la femme perdue. Elle lève vers moi un regard interrogatif, pose une question à laquelle je réponds que je ne comprends pas, elle insiste –ou pas, d’ailleurs, qui sait ? mais elle redit les mêmes mots- , je lui répète « Marché Central ? », elle acquiesce après une hésitation où s’immiscent à la fois le doute et la volonté de le dissiper, et c’est alors que le miracle se produit : je demande à Mokhtar d’accompagner la femme à la station qui nous sert de point de repère, nous lui indiquons le tram qui est encore à quai, comme si son trajet avait été suspendu pendant le court laps de ce temps qu’il a fallu pour qu’elle acepte de comprendre notre intention, elle accepte d’y monter sous l’escorte de l’agent, et c’est elle qui nous fait un signe de la main, en souriant, à Lahcen et moi restés sur le quai, tandis que les portes se ferment pour l’emmener vers une destination où elle errera encore, sans plan et sans un mot à échanger avec le reste de la ville, entre les rues d’une cité qui lui restera opaque et étrangère, dans la solitude absolue de ce voyage en tram. En retour je lui fais signe de la main droite, tandis que le tram s’éloigne lentement vers le centre. 

réseau-complet1

 

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  • En lisant, en écrivant, en moins bien: ce blog est un journal, qui mêle réflexions personnelles à partir de livres et essais de fiction, mêlant sans prévenir le vrai et le faux, dont j'essaie ici de comprendre comment ils créent de la littérature.
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