Ballade dans la campagne galloise

13 février 2011

Longue Sécheresse de Cynan Jones

2006, éditions Joëlle Losfeld, traduction de l’anglais par Mona de Pracontal

Un très beau livre, sensuel et profond, tragique et sans gravité, d’une grâce saisissante. Le récit d’une journée à la ferme de Gareth et Kate, quelque part au fond du pays de Galles, se déroule de manière sobre et poétique à travers la conscience des deux personnages principaux, un couple aux prises avec les difficultés de vivre. Longue sécheresse est à la fois un témoignage sur le passage des jours et ce qui reste de la paysannerie galloise, une journée au fil du temps arraché à la monotonie des labeurs à la ferme, et un poignant roman d’amour : Gareth aime et désire sa femme Kate, en proie à la dépression, qui ne peut plus s’aimer elle-même et s’enferme dans de longues migraines, délaissant leur petite fille Emmy, tandis que leur fils aîné Dylan est lui-même parti pour la journée avec ses amis. Mais c’est aussi un récit où la vie et la mort s’entremêlent sans cesse à travers la recherche éperdue de Gareth, qui ponctue la journée et le récit, pour retrouver une vache grosse partie dès l’aube et qu’il n’aura de cesse de trouver, comme si cette quête l’aidait à retrouver le chemin qui mène au bonheur familial. Ce qu’il y a de particulièrement émouvant dans ce récit, outre le malheur de ces deux êtres qui s’aiment mais n’y arrivent plus, c’est la sobriété du ton et la beauté des phrases qui décrivent avec humilité le quotidien et la campagne galloise.

D’une part, on retrouve dans ce récit toute la grâce tragique de la description d’un monde qui bientôt ne sera plus, notamment à travers l’énumération du dérisoire :

« ça et là, des petits monticules de saleté. Des amas de poussière et de choses tombées par terre, l’alu des plaquettes de médicaments, par exemple, ou des pièces de monnaie et des élastiques lustrés de poussière. (…) Elle prend la balayette et se met à déplacer les saletés sur le sol, les distribue en tas, ça et là. Plus tard, elle prendra la pelle et les ramassera, à moins que le chat ne vienne et les attaque férocement. Selon son humeur, elle rira ou grondera le chat. »

Gestes quotidiens, évoqués avec lenteur, soumis à l’habitude et au hasard des humeurs changeantes, celles du temps et de Kate : tout un monde de petits riens est construit par ces phrases quotidiennes et courtes, qui expriment à la fois la monotonie de cette petite existence et sa poésie banale. On retrouve dans cette évocation toute la mélancolie du temps qui se dépose, à travers l’amoncellement des objets dépourvus d’intérêt, de la poussière, la vie et la mort des animaux de la ferme. Le début de Miette de Pierre Bergounioux se situe de la même façon dans une vieille ferme que le narrateur est en train de transformer en résidence secondaire ; les vieux objets qui servaient aux travaux agricoles, et dont il est incapable de se servir, se sont amassés au fil du temps dans la maison et sont oubliés peu à peu sous la patine du temps, perdant leur sens à mesure que la paysannerie tombe en désuétude ; dans le roman gallois aussi se lit dans cette énumération une nostalgie non seulement de la vie rurale, mais surtout de la patience de ces gestes perdus : balayer les miettes, comme aider la vache à vêler, sont autant de gestes dérisoires et banals qui signalent la disparition d’une vie dure et simple.

Ce jour-là, Emmy assiste le vétérinaire qui vient piquer le chien, devenu agressif. Ce jour-là, alors que l’une des vaches est sur le point de vêler, l’autre a mis bas pendant la nuit et le veau est mort-né. Ce jour-là sert aussi de pont à la narration qui s’enroule à travers la subjectivité de Gareth, entre le passé auquel il pense et le futur qui s’ébauche. D’incessants retours en arrière donnent corps à l’histoire entière de Gareth et de la ferme de son père, de sa vie de famille, des enfants, des fausses couches de Kate, de la mort du père de Gareth; le futur quant à lui est annoncé par le désintérêt de Dylan pour les travaux agraires, l’attrait de la ville et d’une vie en pavillon pour Kate, et surtout par la mort d’Emmy qui surviendra quelques jours plus tard, alors que rien ne la laisse attendre, si ce n’est le désir coupable d’un drame qui rapproche Gareth de sa femme- pensée criminelle qu’il paiera lourdement.

©Ralph Riff, Pays de Galles, cimetière abandonné.

Morcelés en courts chapitres qui apparaissent comme autant de poèmes en prose, les moments de ce livre rappellent la feinte simplicité champêtre et la cruauté des très courts chapitres de Poil de Carotte par exemple : la violence ordinaire de la vie à la campagne et la mort omniprésente dans son aspect le plus cru et le plus quotidien, mais aussi la beauté saisissante des paysages et des variations de la lumière, la cruelle tendresse enfantine de courts récits comme « Le Lapin » qui raconte la mise à mort d’un lapin mourant par des enfants qui veulent l’achever et ne font que le faire souffrir davantage, mêlent sans cesse à la quête de Gareth une profondeur temporelle et une grande sensibilité : culpabilité latente, sentiment de la perte, de la beauté insaisissable du monde.

« Ce matin-là, il avait regardé l’aurore. L’aurore qui montait du sol. Un oiseau unique chantait, comme un enfant qui parle tout seul en chantant. Il avait pensé à la nuit qui s’achevait, au veau mort et silencieux et à la vache disparue, aux mémoires de son père qu’il lit pou s’aider à s’endormir ou pour éloigner son esprit des autres choses (…).

Les montagnes plus dures du côté nord se découpaient comme les nœuds des doigts, le poing tendu devant les yeux, et la brume dévalait leurs flancs, allait rouler sur la longue mer pour se muer en nuages et se hisser vers le ciel. La mer était comme du verre mouillé au soleil. »

Ce passage au début du livre montre à quel point le paysage traversé par Gareth est sans cesse lié par les métaphores au corps : c’est le corps de Kate et le désir qui obsèdent le personnage, à mesure qu’il cherche la vache dans un paysage empreint de sensualité car sans cesse décrit par les sensations qu’y éprouve l’homme. Le corps est en effet au centre de ce roman : corps voué à la souffrance et à la mort, à la vieillesse, notamment à travers celui de Kate, corps des bêtes à tous les âges de la vie, corps de la vache décrit comme une « masse » qui « écrase les obstacles », alourdi encore par le poids du veau et des pis gonflés de lait sur lesquels se posent les mouches, corps de l’homme enfin au mitan de son existence, qui marche avec détermination – mais aussi pour fuir- dans les champs, corps à la fois profondément attaché au milieu qu’il traverse et aux existences qui l’y fixent et en mouvement constant, celui de la métamorphose qu’illustrent les cycles immuables de la nature :

« Il faut qu’ils [les pissenlits]soient vivants pour se transformer[en aigrettes]. La fleur doit mourir pour se changer en graines. Ils meurent pour donner d’autres pissenlits. » Un pissenlit qui meurt donne mille nouvelles fleurs. « Les gens ne font pas ça, hein ? » demanda-t-elle. « Non, dit Gareth. Les gens ne font pas ça. »

Ce roman est aussi celui de l’enfance, ou pour mieux dire de la fin de l’enfance. Les souvenirs d’enfance, très présents, de Gareth, et leur ambiguïté, faite d’innocence et de dureté, contribuent à rappeler ce thème central. Cet aspect transparaît à travers la charmante figure d’Emmy, petite fille courageuse et solitaire, à l’imagination fertile, très attachante, mais surtout point d’ancrage dans la ferme autour duquel gravitent les autres membres de la famille. Cette enfant rappelle la petite Simone du film L’Arbre, de Julie Bertucelli : en véritable communion avec l’arbre gigantesque qui abrite la maison après la mort du père, l’enfant dans son rapport surnaturel à la nature et sa volonté devient seule capable de donner unité à une famille brisée par l’accident du père ; mais l’arbre d’abord bienveillant, protecteur, devient peu à peu une force sauvage et dangereuse pour la famille, illustrant l’ambiguïté de cette « nature magique » présente aussi dans le roman de Cynan Jones grâce au point de vue d’Emmy. La mère absente, fuyant ses responsabilités et la réalité qui l’entoure, le père en marche vers ses souvenirs et ses projets sombres d’avenir, ses craintes et ses espoirs, le frère parti, sont autant d’êtres perdus que rassemble la petite figure volontaire d’Emmy, bien présente au monde, qui assiste à la mort du chien et assiste son père pour le vêlage de la vache, tâche dévolue à Kate et que cette dernière n’assume pas. C’est en effet Emmy qui assume un rôle d’adulte et plus précisément de femme qui la met aux prises avec la vie et la mort, dans un emploi démiurgique qui est trop grand pour cette petite figure : sa mort est racontée par avance au chapitre « Le Champignon » qui commence un peu comme un conte, dans la magie de ce repas « entourée de fées » partagé avec la peluche Zèbre pour finir avec un réalisme insoutenable par le récit d’une agonie atroce. La brièveté de ce chapitre et le changement imperceptible de ton et de point de vue contribuent au choc que procure la prolepse dans un récit pourtant si quotidien, si humble qu’il semblait exclure la tragédie, et qu’elle s’impose à travers cette mort insupportable, qui marque la déchirure du roman : c’est à travers elle la fin de la famille et surtout celle de la vie paysanne et de la magie naturelle que personnifiait Emmy qu’on enterrera- plus tard, pas dans les pages que nous livre Cynan Jones.

Dans ce récit troublant, qui a la beauté des simples choses un peu tristes, comme cette pluie à la fin, insolite après la « longue sécheresse » d’une énième journée de canicule, Cynan Jones, lui-même exploitant agricole, réussit à donner au quotidien de la campagne une force vibrante, marquée par le passage du temps et l’usure des corps, par la force du désir et des sens dans une réalité aussi âpre qu’elle est éclatante, aussi fugace qu’elle semble immuable, aussi violente et destructrice qu’elle porte tendresse et poésie. Cette ambiguïté des paysages et de l’histoire qui s’y déroule, loin de tout passéisme niais, rend ce récit d’un dernier jour de la ruralité particulièrement poignant. Cette fin de la paysannerie incarnée par les derniers survivants qui s’accrochent aux vieilles pierres avant de mourir à leur tour et décrivent la chronique d’une mort annoncée est un thème assez présent dans la littérature européenne des trente dernières années, et un sujet qui m’intéresse particulièrement ; parmi de nombreux titres je ne citerai que la Pluie Jaune de l’espagnol Julio Llamazares, que je n’ai pas assez présent à l’esprit pour en faire un compte-rendu précis, mais qui relate les dernières années du dernier habitant d’un village des Pyrénées, dans une langue d’une très grande poésie aussi, où le tragique est sans doute plus présent que la douce magie portée par Emmy, mais qui baigne dans les lueurs empreintes de nostalgie de la « pluie jaune » des feuilles d’automne et mérite très largement de s’y arrêter.

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