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Travaux en cours, risques de chutes
14 mai 2013

le goût du Chili

Je pars au Chili pour y retrouver le goût du lointain. Je rêve d’un pays où je ne suis pas née, dont je ne connais rien, pour y chercher avidement, entre mes lèvres, la saveur d’une chanson oubliée, d’un voyage en voiture avec ma mère, les yeux vagues par la fenêtre, une nostalgie vague et dont l’objet m’échappe. J’erre en touriste dans un pays dont certains fragments réveillent cette certitude qu’il y a là quelque chose de ma propre histoire, sans comprendre pourquoi, au hasard d’une promenade dans Santiago, les cris des étudiants qui manifestent, ou dans un parc de Copiapo, un chien qui aboie autour d’une grillade entre copains, me font monter les larmes aux yeux. Je ne fais que passer, sans savoir déceler dans la réalité dont on ne perçoit dans la vitre des cars qu’une trace fugitive, le sens de cette quête.

Je n’ai retrouvé que des années après ce voyage la source de cette amertume douce de l’enfance. Il s’agit d’un souvenir qui n’est pas le mien, mais dont le récit dans une chanson de Julos Beaucarne, réécoutée après des années d’oubli, comble soudain un vide monumental à mesure que l’énigme de mon propre lien à cette histoire doublement étrangère s’accentue. En septembre 73, après le coup d’état des militaires, le chanteur Victor Jara est fait prisonnier avec six mille autres détenus, et torturé. On le fait monter sur une estrade, avec sa guitare. On lui coupe d’abord la main gauche, puis la main droite, d’un grand coup de hache, et on lui ordonne de chanter. Il se lève alors et entonne l’hymne de l’unité populaire, repris par les voix des six mille prisonniers, avant de s’écrouler. Pourquoi cette histoire-là, certes terrible, m’émeut-elle au point que je crois l’avoir vécue, alors que je suis née près de dix ans plus tard, dans un pays éloigné de milliers de kilomètres, et dans une famille qui n’avait aucun lien avec l’histoire du Chili ? Pourquoi celle-ci parmi toutes les atrocités dont l’histoire du vingtième siècle se repaît, et qui donne matière à l’imagination morbide la plus déjantée ? Plusieurs éléments contribuent à donner sa force à cette scène : la violence des militaires, l’héroïsme d’un homme, dont le chant continue de porter l’espoir alors même qu’on lui a coupé les mains. La dimension collective de cette scène, opposant les bourreaux à des milliers d’hommes qui reprennent en chœur le chant révolutionnaire en hommage à la vérité de leur lutte, et refusent de perdre espoir au plus fort de la répression. Les mains ouvertes, les doigts coupés. Cette image-là, je n’explique pas sa force dans mon esprit : peut-être se mêle-t-elle à une scène de film, dont j’ai tout oublié, si ce n’est qu’un homme était contraint de se couper le pouce et de l’avaler. Les deux scènes ont dû finir par se superposer l’une à l’autre, et dessiner l’image même de l’horreur pure.

Mais si cette histoire de Victor Jara me semble si proche, si intime, ce n’est sans doute pas seulement à cause des éléments symboliques qu’elle met en scène, et que j’évoque d’ailleurs avec une distance critique qui me met à l’abri, et surtout me permet de nommer l’ineffable dans ce souvenir. Elle est aussi porteuse des valeurs chères à mon enfance, et que l’âge adulte se sont efforcées d’amoindrir, voire de railler, sans parvenir à les rendre aussi mièvres qu’il le faudrait. Il est de bon ton, quand on grandit, d’ironiser sur l’héroïsme, de le rabaisser à un mythe qu’on déconstruit aisément : icône de la lutte contre les militaires, Victor Jara est un peu passé de mode, et je suppose que toute biographie un tant soit peu sérieuse révèlerait dieu sait quelles vérités sordides sur sa vie privée. Mais je m’en fous, parce que je tiens à cette image du héros comme à celle que je plaque envers et contre tout sur mon père. J’aime en lui cette image d’un homme simple, près du peuple, un poète, vêtu d’un chandail, les cheveux mal peignés, souriant sur les photos, ou fumant mélancolique, j’aime ses chansons, et j’aime la simplicité de leur engagement, évident et nécessaire comme le pain de chaque jour, sans que ne plane aucun doute sur la justesse de ses vues politiques : l’absence de duplicité et d’ambiguïté me semblent, au fond, caractéristiques d’un âge d’or de la pensée politique. Rien en lui ne laisse supposer qu’il mourra en martyre, et c’est dans cette révélation inattendue d’un courage, d’une humanité, d’une capacité à espérer plus forte que la terreur, que la vie de ce chanteur populaire achève son sens : il meurt comme il a chanté, en en chantant, pour redonner de l’espoir aux six mille autres détenus du Stade National. S’est-il dit en se levant que son geste héroïque lui assurait une légende immortelle ? Franchement, j’en doute : j’y vois plutôt une impérieuse nécessité, une lumineuse évidence, la foi absolue en ses propres convictions. C’est à cet égard que je regrette à travers cette histoire une part de l’enfance : la capacité de savoir ce qui est bien, et d’agir en conséquence. La possibilité de croire à un idéal sans se tromper, et sans être responsable de ses échecs.

Après, tout se trouble. Les idées perdent leur forme, et les absolus intransigeants de l’adolescence entrent en déliquescence : dans la vaste salade russe des arguments, contre-arguments et discussions sur les conséquences, on finit laminé par l’ironie, les faits chiffrés, la démonstration par a+b qu’on ne peut plus croire au communisme, et que nul leader tiers-mondiste ne peut vraiment engager notre confiance aveugle. Mais avant cet âge du doute, il y a eu celui des Fêtes de l’Huma, de la conscience partagée d’être de gauche, et d’avoir raison contre les cons, il y a eu les chansons de Renaud et cette douillette conscience politique balbutiante, avec ses héros et ses méchants, ses affreux militaires et ses tortures, ses martyres et ses causes justes. Avant l’ironie qui sape dans ses fondements toute trace d’émotion, et l’autodérision en particulier, il y a eu une capacité d’y croire, à quoi, on ne sait pas trop, un jour couleur d’orange ou la possibilité que la poésie change le visage du monde. Et on se dit que l’échec, il vient peut-être de là, de ce comique qui désacralise toutes les grandes causes, de cette mode de la dérision, de la caricature, de cet éternel divertissement qu’est la moquerie à l’égard des nobles discours. C’est à double tranchant, car par l’humour on se permet aussi de dire certaines vérités, mais je me demande si ce rire qui plaît tant, fait tant de buzz, discrédite si bien les discours et institutions politiques, bref ce comique désopilant qui permet de ne rien analyser en profondeur, et de se gausser de tout, n’est pas une manière de ne pas s’y frotter ; de s’avouer vaincu d’avance ; de se laver les mains des responsabilités inhérentes à tout engagement authentique au sein d’une cause. Avant l’âge de l’ironie, il y avait celui, un peu puéril, idiotement idéaliste, naïvement illuminé, où l’on savait où était la justice, et où l’intolérable. Au rire dévastateur s’ajoute l’esprit dialectique, le relativisme, cette capacité à ergoter sans fin sur les tenants et aboutissants, à se disputer sans trêve avec ceux qui disent la même chose que nous, cette prétendue honnêteté intellectuelle des discours sur les mots pour déguiser la lâcheté.

Pour ma part, ce qui a tout gâté, ça a été les grèves lycéennes de 98 quand on a défilé dans tout Toulouse pour obtenir moins de suppressions de postes, et que les faignasses irrécupérables ont ainsi eu leur quart d’heure de gloire, prônant la politique de la chaise vide contre mes critiques d’absentéisme non militant. Je virais au dogmatisme de la jeune garde rouge, et me heurtais à la realpolitik des branleurs engagés, motivé-e-s, à l’époque, je les trouvais démagos, eux me voyaient conformiste et psychorigide : bref, de voir comment se construisaient les icônes de la lutte militante, ça m’a dégoûtée, et je suis frileusement retournée en cours, en me disant que le rectorat devait bien savoir ce qu’il faisait, au fond. Première grosse lâcheté, confortée par la lecture à la même période de La Chute, amer constat de la responsabilité écrasante de toute prise de position, et de ses conséquences irréversibles. A partir de là, j’ai passé des années voter systématiquement blanc, à saper par mon esprit sèchement analytique toute velléité d’engagement chez mes amis, et à proférer la parole raisonnable contre toute tendance idéaliste. A vingt ans, je n’étais pas seulement un bonnet de nuit, j’étais surtout d’une lâcheté glaciale, qui bridait cette tenace nostalgie d’une époque plus imaginaire que réelle, lointaine, où l’on pouvait de bonne foi se ranger aux côtés des opprimés sans qu’une petite voix aigre vienne dénoncer aveuglement, bêtise ou dogmatisme imbécile.

Et pourtant, je suis partie au Chili chercher cette ardeur juvénile de la foi en l’homme, qu’incarne Victor Jara. J’ai cherché la trace d’un ailleurs en moi, l’emprunte laissée par ce sentimentalisme tenace qui me monte aux yeux en écoutant certaines chansons, en lisant certains poèmes, en buvant trop de vin avec les amis de cœur auprès de qui l’on peut être idéaliste en niaise. Ce que j’ai trouvé sur place, ce n’est que mon infinie solitude et ma propension à rêvasser en marchant le long des routes, en attendant le bus, en m’ennuyant ferme dans des chambres d’hôtel où rien ne me tenait. Victor Jara n’est plus au Chili, où les échos de la nouvelle chanson chilienne résonnent dans une bouche de métro, pourtant, à Santiago, dans une fête à San Pedro de Atacama, parmi des Allemands imbibés de pisco et des altermondialistes débraillés. Son histoire fait partie des mythes qui fondent l’histoire du pays, mais aussi la mienne, mon appartenance à cette génération perdue, qui ne vit que de nostalgie et d’ivresse triste, d’ironie mordante et de petits matins gris. Nul d’entre nous ne sera le rossignol du pays, qui chante les mains coupées, les phalanges sanglantes, à l’unisson avec tous les opprimés de la terre ; la seule voix qui nous reste est celui de la chansonnette sentimentale, ou une musique sans parole que les mélomanes apprécieront dans le secret de leur ipod. Le romantisme d’une époque où le mal était clairement visible, mitraillette en main, et les héros tous ces anonymes qu’on a torturés, tués, fait disparaître au nom de leurs idées, ou parce qu’ils gênaient les voisins, est révolu, et il serait assez ignoble de le regretter, évidemment. Nous vivons une époque de paix, en dépit des inégalités scandaleuses qui agitent encore nos pays occidentaux, et des luttes pour les droits qui poussent les âmes éprises de justice à s’ériger contre un ordre social réactionnaire. Et les prétendus révolutionnaires de ces années-là que l’histoire a finalement portés au pouvoir assez longtemps pour porter les fruits de la révolution ont pourri jusqu’à la racine de l’arbre : les Castro, les Chávez et autres dictateurs de la Gauche n’iront certes pas nous redonner foi dans ces luttes fraternelles pour l’égalité et la justice sociale que les perdants semblent avoir enterré avec eux dans les grands charniers creusés par les fascistes de tout poil. Quant aux braves gens qui ont cru à ces idées-là, et chanté dans les tavernes, et milité, ceux qui ont fait toutes les manifs et continuent la lutte, ils figurent la vieille garde pittoresque de partis relégués au folklore ou taxés de honteuse démagogie, ou se sont détournés avec dégoût de cette véhémente populace qui sentait un peu fort la vulgarité quand la vie leur a offert d’autres opportunités. Restent les enfants de ces anciens idéalistes, les enfants perdus de ces rêves avortés, à qui n’est échu en fait de foi que la croyance dans les ressources de l’individu pour réussir, ou s’épanouie, la forme pronominale étant de vigueur. Qui se souvient de Victor Jara ? qui chante encore Amanda ? qui porte encore, en dépit de l’ironie morbide qui affecte tout geste emphatique, ce poing levé dont aucun militaire ne pourra couper les phalanges sans qu’un peuple entier ne s’élève pour chanter encore plus fort, qui ne craint pas assez le ridicule inhérent à toute foi en l’homme pour affirmer qu’il tendra l’autre main quand on lui coupera les doigts ? qui portera encore sa voix au-delà des ordres et des menaces pour chanter la beauté de la vie à l’heure de mourir, sans succomber au ravage du ridicule plutôt qu'à la terreur ? 

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