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Travaux en cours, risques de chutes
7 avril 2013

Station-service

 

 

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Edward Hopper, Station service à l'heure bleue

 

Nous nous sommes fixé rendez-vous à la grande station service qui donne sur l’autoroute, à la sortie du village, à dix-sept heures. Nous ne nous sommes pas vus depuis dix ans, et ne prendrons qu’un café sur la route, au milieu du Causse vide et des dizaines de voyageurs qui font une petite pause avant de reprendre la voiture. Toutes les deux heures, n’oubliez pas de vous reposer dix minutes. La dernière fois que je t’avais vu, je m’en souviens mal : une semaine de vacances plongée dans mes bouquins, je suppose, à ne pas écouter tes grands discours creux, avec des envies de faire l’antithèse et la synthèse dès que tu entamais l’énoncé dune idée, et à préférer me taire. Mais quand on fumait ensemble une cigarette en regardant la mer, quand je racontais mes premiers émois sexuels à ta femme, on était encore heureux ensemble. Ont suivi dix ans de malentendus, lettres sans réponse ou perdues, reproches, rebuffades, puis le reniement et le silence violent qui heurtait les murs dans lesquels je me heurtais en cherchant désespérément ta présence.

Aujourd’hui je t’attends en fumant une cigarette, sous le vent froid de novembre qui descend de la montagne. Je t’ai appelé pour te dire que je passais dans le coin voir des amis, et te demander si on pouvait se voir. Je n’ai pas de voiture, tu habites à quarante bornes de petites routes du village, et c’est toi qui m’as indiqué cette station-service où ta femme a travaillé, un temps. Toi non ; tu ne t’es jamais abaissé à travailler pour un patron, tu étais un homme libre. Je me suis un peu maquillée et je porte comme toujours des vêtements simples. Je ne sais pas si tu remarqueras mon effort de toilette, et si tu verras la belle femme que je suis devenue : je n’ai pas pu m’empêcher un geste de coquetterie pour te revoir. J’ai tellement attendu qu’on me dise que j’étais jolie ; mais à la maison, il ne fallait pas encourager les filles à être coquettes, ça les rend vaniteuses, et puis les filles doivent briller par leur esprit, en aucun cas par leur visage. Là-dessus, vous étiez d’accord tous les deux, et je me suis trouvée hideuse pendant des lustres, sans me trouver beaucoup d’esprit, du reste.

Tu as dû changer de voiture un nombre incalculable de fois depuis la dernière, mais en voyant débarquer une Lada hors d’âge qui manoeuvre en quatrième, nerveusement, avec l’assurance des impulsifs, je sais que ça ne peut être que toi. Tu achètes des tacots d’occasion, que tu fais retaper par des copains garagistes, et puis tu te lasses ou elles te lâchent, c’est tout comme, et tu rebondis sur une occasion meilleure, avec l’enthousiasme d’un gamin de vingt ans.  Je ne suis pas sûre que tu me reconnaisses : c’était arrivé avec l’un de mes frères, qu’on était allés chercher ensemble au village, et qui avait passé tout le trajet jusqu’à la maison à se demander qui était cette gamine à l’arrière. Ta sœur, connard, avais-je envie de hurler, mais je m’étais contentée de sourire de timidité et de cacher la grossièreté du sort sous des discours polis et apaisants : le temps passe, ça fait si longtemps, etcaetera. Quand tu es sorti, tu m’as vue tout de suite, tu m’as souri et c’est toi qui étais un peu intimidé. Tu n’avais pas beaucoup changé : un petit bonhomme à grandes moustaches, dans une improbable chemise de bûcheron et un vieux jean, en sandalettes de cuir. Comment un homme aussi maigrichon, désinvolte et mal tenu, aussi insignifiant et peu viril, a-t-il pu connaître autant de succès auprès des femmes ? C’est ce que je peine à comprendre en voyant ta démarche de cow-boy descendant de cheval en cherchant ton paquet de clopes dans la poche d’une chemise démodée depuis au moins quarante ans. D’ailleurs, pourquoi Simone n’est-elle pas avec toi ? Quand tu venais me chercher chez Maman, gamine, elle ne venait pas non plus. Mais elle avait de bonnes raisons de rester à nous attendre : elle avait peur de ma mère, qui incarnait à ses yeux toute la culpabilité dont elle n’avait jamais su se défaire. Quant à Maman, elle t’accueillait fort poliment, en tablier de cuisine, t’offrait un café bien dégueulasse, généralement sans sucre ou sans filtre, car elle n’avait jamais été parfaitement équipée à jouer les maîtresses de maison, vous devisiez de choses et d’autres un quart d’heure, tu essayais de ne pas commettre d’impair, et elle de paraître parfaitement polie et sans rancune. Je tachais de masquer mon impatience qui me serait vivement reprochée au retour, et m’ennuyais encore en silence le temps qu’ils boivent leur café, n’osant être trop affectueuse avec toi devant elle, voulant raconter les six derniers mois de mon existence en cinq minutes, alors que j’aurais quinze jours plus les trajets en voiture pour te souler de mes récits interminables. Maman, très femme du monde, lançait des sujets de conversation aussi peu susceptibles de disputes que le temps qu’il faisait, ou passait en revue l’absence de nouvelles des connaissances communes, demi-frères et sœurs en tête, puis je l’embrassais, et enfin nous partions. J’avais guetté ton arrivée, de la petite fenêtre de ma chambre, toute la matinée, dévalant l’escalier dès qu’un voisin, le facteur, un fournisseur, empruntait le chemin de pierres. Puis tu arrivais, tu m’emmenais, et la grande aventure commençait. Je parlais, parlais, parlais, comme si j’en avais été privée pendant des mois. On jouait aux devinettes et on écoutait des chansons, que je braillais à tue-tête. Toi, tu jouais à klaxonner sur les routes de campagne désertes, tu chantonnais avec moi, j’étais heureuse. Plus tard, ça avait été les longues controverses politiques, les récits mythiques de ta jeunesse, le début des impostures et mes confidences confiantes : je profitais de ces voyages pour critiquer maman, avec qui la cohabitation devenait de plus en plus difficile à mesure que les années passaient. Des devinettes enfantines, nous étions passés aux comptes-rendus de lecture, mêlés de considérations sur l’actualité politique et la marche générale du monde, dont je voulais que tu m’apprennes tout ce que je n’apprenais pas en classe. Tu me parlais aussi de ton enfance, et peu à peu j’avais commencé à te poser des questions sur le passé, le tien et le mien, pour tacher de retrouver le fil des silences et des demi-vérités dont je vivais entourée. Mais j’avais fini par comprendre que tes récits m’écartaient plus encore de la vérité qu’ils ne me la dévoilaient, et que j’étais seule devant mon ouvrage, tissé de fils qui tournaient court, s’embrouillaient et dessinaient des personnages biscornus, pleins d’ombres et de nœuds effrayants.

Nous entrons dans la station-service pour nous protéger du vent, et commandons un café. Tu me racontes la période où Simone était vendeuse à la boutique de produits régionaux, où tu venais déjeuner avec elle ici ; maintenant, elle est à la retraite, et vous envisagez de partir d’ici. Comme vous l’avez déjà fait des tas de fois avant : vous allez vendre la maison, racheter une ruine dans une région plus hospitalière, et la reconstruire intégralement. Vous avez changé cinq fois de région, acheté et démoli des maisons, que vous avez parfois reconstruites, parfois laissées en l’état ; vous avez loué d’autres maisons dans des régions lointaines, habités toujours de ce besoin de tout quitter qui te tenaille depuis l’enfance, et que je retrouverai avec angoisse, le soir venu, quand le train me ramènera chez moi. Tu me parles de vos projets, des difficultés à vivre là, dans ce coin où les estrangiers sont encore vus comme des envahisseurs barbares, où les préjugés le disputent à l’ignorance, cette région de ténèbres et de mauvais voisinage où l’on s’épie, où l’on ne s’invite que pour médire ensuite au village des uns et des autres. Mais j’ai déjà entendu des années durant, dans tous les patelins où vous avez tenté de prendre pied, ces rumeurs aigries de bohémiens, et je ne réponds pas. Je te raconte en quelques mots ma vie, mon mari, l’enfant que nous aimerions avoir : tu en as eu cinq, et tous sont partis sans donner signe de vie. Moi j’étais la petite dernière, et surtout longtemps la plus attachée à mon vieux père, la seule dans cette bande d’ingrats sans cœur à prendre des nouvelles ; mais moi aussi je l’ai abandonné comme un vieux chien. «tu as failli crever, dis-tu sans pathos, mais avec suffisamment de violence pour que je culpabilise jusqu'au fond des baskets.  Tu ne veux pas me le reprocher, mais je sens poindre le vieux discours paranoïaque et manipulateur que j’ai fui, alors je change de sujet. On parle de Maman, et on rit ensemble quand je décris ce qu’elle est devenue. Tu me racontes des épisodes inédits de votre vie de couple. Comme j’ai renoncé à démêler le vrai du faux dans tes phrases, je ris. Je t’avais demandé une fois, pourquoi tu avais menti à Simone en ma présence ; tu t’étais tellement emmêlé, tu avais si bien réussi à retourner mon jugement comme une pelote de laine, que j’avais fini par compatir à ton destin malheureux, qui t’avais poussé à des actes certes condamnables, mais qui étaient ta seule issue, en me sentant trop petite pour tout comprendre et pourtant trop grande pour gober ce tissu de faux-semblants. Depuis, je ne conserve de tes récits que ta fragilité à fleur de peau, et ce touchant besoin de se justifier, sous la mauvaise foi hérissée de citations de Camus et de considérations révolutionnaires sur l’injustice du monde. Ce que j’aime en toi, c’est l’odeur de tes Gauloises, l’attachement inébranlable à des convictions d’un autre temps, et cette crédulité de petit garçon pris en faute qui s’imagine qu’on va tout lui pardonner parce qu’il est charmant –et qu’il a fini par croire lui-même aux récits abracadabrants qu’il invente. Tu y crois tellement, quand tu me racontes que mon demi-frère Nicolas t’a laissé tomber « après tout ce que tu avais fait pour lui », qui, je le sais, se résumée à pas grand-chose, puisque c’est maman qui l’a élevé, que j’ai de la compassion pour toi :tu es réellement triste comme les pierres, tu te sens vraiment comme un héros tragique abandonné de tous, et au fond tu n’as pas fait le deuil du petit garçon probablement battu, abandonné par une mère folle et grandi dans les fumées d’usines, que tu étais. Ton charme, il est là : dans ce mélange d’humour, de mauvaise foi, de rêveries et d’égoïsme. C’est touchant, un homme qui raconte comment, du haut de son mètre cinquante, il a cassé la gueule de tous les brigands de la banlieue nord dans sa prime jeunesse, et n’est pas capable d’admettre qu’il a peut-être eu un peu tort, quand il a trompé première femme avec sa propre sœur, en lui laissant quatre enfants sur les bras. Ce n’est pas très noble, mais tu pondères, et tu ressembles tellement à un héros de série noire, à un Bardamu qui n’aurait même pas fait médecine, que je n’arrive pas à te dire ce que j’en pense. De toute la laideur de ton attitude que j’ai eu envie de t’envoyer à la figure pendant ses dix années à penser à toi, à régler en silence mes comptes avec toi, avec ma mère, avec cette gamine que vous vous êtes bien renvoyé à la gueule pour éviter de la regarder, elle, pour ce qu’elle était, rien. Ça ne sort pas, parce que j’aime tes expressions vulgaires, ta bonhommie et tes mimiques de comédien. Tes discours sont impudents, mais ils cachent une forme de pudeur : je crois que tu sens ta nullité d’homme et de père, mais que tu ne sais pas comment le dire. Alors tu t’es construit un personnage tendre et déconneur, et tu rends Simone heureuse : tu as bien gagné ta rédemption, et je n’ai rien à faire dans cette petite vie que vous vous êtes tricoté tous les deux dans votre village sur le Causse.

La nuit est tombée pendant que nous buvions ce café fade, tiède, des retrouvailles. Nous allons ensemble fumer une cigarette dehors ; tu râles sur l’interdiction de fumer, je souris. C’est moi qui t’en offre une, juste retour des choses. J’ai piqué mes premières clopes dans ton paquet, et j’ai passé quelques semaines de vacances, jadis, à vider tes réserves en fumant avec toi comme un pompier. J’ai continué en mémoire de toi, Simone n’a pas osé venir interrompre les retrouvailles : douce et sentimentale, ta compagne d’un quart de siècle, la seule dupe de tes mensonges que tu n’aies jamais, du reste, trahie, a eu la délicatesse de laisser le père retrouver sa fille prodigue sans l’encombrer de sa présence. J’admire sa discrétion, mais elle me manque. Je ne peux pas te le dire, gonflé que tu es de fierté paternelle, mais c’est surtout pour elle que j’ai appelé, et proposé de te voir. Pendant que tu regardais la télé, une cigarette à la main, pendant les longues après-midi, elle dessinait avec moi, m’initiait à la cuisine, au tricot et à la pâte à sel, parce que Maman n’avait pas l’idée et la patience, et c’est à Simone que je racontais mes états d’âme de petite fille. C’est elle qui me conseillais et brodais mes chagrins et mes incertitudes de mille conseils, démêlant les pelotes embrouillées de mes fils de canevas et m’apprenant à meubler ma solitude d’occupations amusantes, pour dénouer l’angoisse qui me tenait alors éveillée des nuits entières dans un livre ou un cauchemar. Petite, je m’ennuyais à mourir, et maman me répétait à l’envie que l’ennui est source d’imagination, pousse à sortir de soi pour trouver des activités et des amis, et donne envie de retourner à l’école. Quant à toi, tu n’aimais pas sortir de chez toi, et il fallait que mes jérémiades de petite fille gâtée, et les discours persuasifs de Simone t’exhortent à m’emmener à la mer, pour que tu quittes quelques instants l’oisiveté profonde où tu méditais des heures.

Tu es pressé de rentrer : Simone va s’inquiéter, et il faut rentrer les poules. Moi, je m’en fous, je ne prends le train que dans plusieurs heures. Nous sommes là depuis une heure, aucun touriste ne passe par cette station-service en novembre, nous sommes tranquilles. Mais pour nous dire quoi ? au fond, il n’y a pas grand-chose à se raconter, puisque nous ne nous comprenons pas si bien : mais voir ensemble la nuit tomber est agréable. J’aime être dehors avec toi, et commenter la température. Les nuages ont voilé les étoiles. Les rares chauffeurs de poids lourds commencent à préparer leur nuit : l’un achète un magasine, l’autre un sandwich. Deux chauffeurs espagnols boivent ensemble un café. Tu me proposes de me déposer chez mes amis, sans t’arrêter pour ne pas déranger, pour que je n’aie pas à rentrer seule de nuit le long de la nationale et du village désert. Tu conduis vraiment comme un pied : tu ne respectes pas les priorités, tu râles comme un putois quand on manque te rentrer dedans, tu traînasses dans ta guimbarde, tu fonces au contraire quand il faudrait être un peu circonspect. Mais tu finis par trouver la petite rue étroite où la vie normale m’attend, et tu me serres dans tes bras, très fort, avant que je descende. Tu embrasseras très fort Simone de ma part. On se promet de se revoir bientôt. Je sors de la voiture, claque la porte, fais un signe d’adieu pendant que tu entames une marche arrière nerveuse, un peu de travers, qui risque fort de te mener contre un mur. Mais tu finis par te dégager de là et repartir.

Au loin, on voit les lumières de la station-service, où des routiers ne font que passer, où des pères et des filles se retrouvent brièvement, où des touristes, cet été, s’arrêteront un instant pour changer bébé et se rafraîchir, où l’on rêve d’un autre destin possible, d’un voyage, la nuit, sur les routes désertes de campagne, dans une vieille voiture qui sent le tabac et le liquide de freins. L’enfance s’en va définitivement.

 http://www.youtube.com/watch?v=NyMg-EhZ1Es

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