Fragments contre l’oubli

Lamia Berrada présentait hier soir à la Villa des Arts de Casablanca deux livres : Une même nuit nous attend tous, paru en 2012,qui évoque à travers la voix du fossoyeur et celle de sa femme l’enfermement dans un pays où sévit la dictature, et La reine de l’oubli, qui vient de paraître, également chez La Cheminante, et qui raconte la perte de la mémoire que subit la mère de la narratrice, et les efforts pour ne pas sombrer dans la mort et dans l’oubli. La présentation de l’auteur précédait des lectures d’extrait de ce dernier roman, à deux voix, accompagnées par le violoncelliste Nicolas Fahy, qui renforçait l’émotion contenue dans le texte.

De ces deux textes très riches et sobres, tout en pudeur et retenue, je ne parlerai que de certains aspects qui m’ont particulièrement émue. D’une part, le rapport aux objets dans Une même nuit nous attend tous, qui appartient à mon sens à la plus haute poésie parce qu’il parvient sans cesse à allier l’intime et le plus concret à l’universel. Les onomatopées, par exemple, qui rythment le discours du fossoyeur et marquent son mouvement répétitif, qui creuse la terre pour y enterrer les morts et les mots, et donnent force et rythme aux images : « La bêche plonge dans le trou, mon horizon s’efface sans bruit. La bêche- plak, plak,plak-, et pendant ce temps monsieur le dictateur, le Grand Chef Chacal dresse l’impôt sur les consciences. Ça remplit des carnets de gribouillis infâmes, - la main ne bégaye pas-, il signe, paraphe, stipule, et dans un excès de zèle inouï ordonne que les livres soient jetés en même temps que les consciences dans le grand nettoyage des oripeaux du pays. ». Le rythme ternaire du « plak, plak, plak » est repris par celui des verbes exprimant en parallèle les activités tyranniques du dictature, qui censure les livres à mesure que le fossoyeur creuse des fosses, comme si c’étaient les livres qu’on enterrait avec leurs auteurs et lecteurs. Le rythme de ces phrases, heurté par les coupures des tirets, contribue à dire le lyrisme d’un espoir obstiné et la réalité concrète « terre-à-terre » du geste qui creuse inlassablement la fosse. Ce qui m’émeut dans ce passage comme dans tant d’autres, c’est que tout y est concret. On ne parle pas de la dictature en général, on ne glose pas sur l’horreur avec des termes polémiques et intellectuels, on n’entre pas dans une psychologie complexe, on crée des images et on creuse, inlassablement, la terre, avec une bêche qui « trace des lignes à la verticale des deux mondes » et instaure un dialogue entre les vivants, ou les survivants, et les morts, pour éviter qu’on n’oublie trop vite ceux que la terre va recouvrir.

Les personnages, en un cercle de plus en plus restreint à mesure que la dictature les enferme plus fort dans ses liens, parlent à peine, et leurs mots se mêlent à la narration entre deux silences. Car le non-dit est au cœur de ce récit marqué par la censure, mais aussi par l’impossibilité de communiquer sous la dictature : tous les sujets de conversation peu à peu sont interdits, et ce silence pesant, qui s’exprime à travers l’écriture du fragment, la parataxe et la juxtaposition de paragraphes brefs, contribue à l’enfermement des personnages. Leur intimité même est détruite par l’impossibilité de se parler. Car chacun est enfermé par les frontières du pays, par les murs du cimetière, et par sa propre peur, qui donne sa tension au texte : on se parle vite, à mots couverts, entre deux silences, sachant que l’on ne pourra pas se communiquer l’intensité de sa peur, car il faut vivre et cacher à l’autre ses propres craintes. N’importe qui peut disparaître à tout moment, même le Grand Chef Chacal lui-même, qui meurt et auquel le monde entier rend hommage. A travers cette image du fossoyeur et les mensonges dont sont tissés les discours officiels, c’est l’horreur pure du vide, des charniers découverts dans tant de pays, qui s’exprime, et la solitude irrémédiable de chacun devant cette horreur. « Depuis, des nuits sans sommeil à faire comme si en se tournant d’un côté et de l’autre jusqu’à ce que cette phrase incompréhensible vienne soudain me tarauder au milieu des milliers de mots essoufflés par leur remontée du silence et du chaos… « Il faudra que je la tue aussi, ma femme. » Pourtant, et c’est ce qui fait la beauté profonde de ce texte, l’espoir étreint les personnages et renaît de leur intimité, alors même que l’ombre de la mort violence plane sur chaque geste, chaque mot : « Quand elle se réveille le sang coule au coin de ses lèvres. Et voilà, nous nous mettons doucement à rêver des tomates ensemble… La terre devient fertile et douce, ma femme me dit qu’il faut planter au printemps, elle me décrit le potager, elle parle de serpe, de bine, de sarclette et je comprends tout, je vois tout sauf les tomates, mais je suis prêt à l’aider. Elle me dit, attends, les tomates viendront quand tu les auras plantées. Je lui demande : où veux-tu ? Ne parle pas de trou, s’il te plaît ? » Le sang versé est aussi le rouge du désir et de la vie, qui s’incarne dans l’image des tomates, rouges de toutes les espérances, de toute la fertilité de la terre, celle-là même que l’homme creuse pour y planter des morts. Ce passage permet le glissement de la violence physique à l’espoir, pour revenir à l’image du « trou », du vide, du néant où glissent les corps sans vie de ceux qu’on tue. Crainte et espoir s’entremêlent sans cesse, à travers des mots qui laissent échapper à la fois toute la terreur des gens, et leur volonté indéfectible de survivre, de rêver, de tirer quelque chose de cette terre plutôt que d’en recouvrir des cadavres. Et ces espoirs sont d’infimes rêves très concrets qui laissent penser qu’accomplir chaque jour un geste, quelque humble qu’il soit, un geste d’homme ou de femme (désherber l’allée, inviter un ami à manger, planter une graine) permet de conserver un peu de dignité, d’humanité, dans ce monde en lambeaux peuplé de vides.

De La Reine de l’oubli, je n’ai entendu que des fragments, qui disent la lutte contre le silence et l’oubli d’une femme atteinte de la maladie d’Alzheimer et de sa fille. Et surtout la musique intérieure de ce récit, à travers celle du violoncelliste qui accompagnait les lectrices. Dans ce récit comme dans le précédent, les mots servent à entretenir un lien entre les vivants et les mourants, à maintenir dans le souvenir et dans la vie ce qui sombre dans l’oubli et le néant ; dans ce récit comme dans le précédent, l’intimité de ces voix qui échangent entre deux précipices est marquée par la pudeur et l’émotion : on a le sentiment que lorsque l’une des voix s’éteindra, le monde entier sombrera dans le néant- à moins qu’il n’en reste une mélodie, des fragments de morceaux, une petite musique qui embellira le monde. Récit des moments ultimes avant l’abyme, en suspens au-dessus du vide, et qu’on essaie de ramener à la surface de la terre, ce livre est porté par une tension dramatique qui trouve son expression parfaite dans le choix de la lecture à deux voix : celle, lyrique et suspendue au vide, de Lamia Berrada, et celle, complice et expressive, de Pascale Rousseau. Et entre les deux, les passages au violoncelle, véritable caisse de résonnance ou coryphée de la tragédie que les deux protagonistes portent en scène. A mesure que les souvenirs de la maison d’enfance émergent, la mélodie, répétitive et nostalgique, jouée par Nicolas Fahy, renforce la mélancolie de cette évocation d’une maison, lieu de l’intérieur intime et de l’extérieur ouvert sur l’infini. Mais l’instrument épouse peu à peu d’autres perspectives : les cordes pincées invitent au voyage le lecteur, convié à partir avec les souvenirs de la narratrice vers un Orient fantasmé et vécu dans la chair des personnages. Et le vent dans les cordages du bateau, tandis que la femme qui habite la maison est « figure de proue » d’un désir d’ailleurs, que la maison se transmue en navire. Lorsque Nicolas Fahy soudain fait de son instrument un tambour, il exprime l’irruption de la violence et donne force et puissance à l’intrusion du « désastre » qui surgit d’une phrase nominale terrifiante, surgie du murmure des phrases dans un mouvement dramatique. Les discordances qu’il crée de son archet parviennent encore à faire émerger à la fois le sens du texte, l’intrusion d’une réalité difficile, au cœur de l’évocation d’un paradis perdu par les cordes pincées, dans les aigus. Cette légèreté apparente de la mélodie gaie, primesautière, de l’enfance, se heurte donc à des déraillements, des discordances, qui peuvent aussi faire penser à la distorsion de ce souvenir par la maladie qui s’invite dans la réalité :les souvenirs heureux du passé, ceux qui donnent la force de vivre le présent, sont minés par leur distorsion dans la maladie, prenant des airs grimaçants, inquiétants, à l’image de ces sons qui sortent de l’instrument. Enfin, grâce à l’auto-enregistrement des thèmes joués sur lesquels se surimpose un autre thème (cette technique porte un nom à base de « sample », de mémoire, mais je ne suis vraiment pas assez calée), contribue au dialogisme qui crée la tension dramatique, à la fois du texte, et des relations qu’il fait surgir entre la mère et la fille, entre le passé et le présent, entre l’oubli et le souvenir, entre la vie et la mort. Car dans ce récit dominé par une série de paradigmes qui s’opposent et se complètent, la musique apporte à la fois une expression sensible et un sens inattendu : de cette confusion même peut surgir une mélodie, intime et émouvante, qui est celle des mots.

Mais au fond, ce que j’ai trouvé, peut-être, le plus émouvant de cette soirée, c’est l’intervention d’un vieil homme, qui d’une voix rocailleuse et maladroite, et sous les regards quelque peu ironiques de cette noble assemblée, a pris la parole pour essayer de dire ce qui lui posait question dans les extraits de La Reine de l’oubli : il parlait de l’incommunicabilité des habitants d’une même maison, et essayait de la comprendre, et se heurtait en énonçant sa question à cette même incommunicabilité, alors qu’il comprenait un élément essentiel du texte et de la littérature, que Lamia Berrada avait défendu avec ferveur : les livres ne posent pas des questions abstraites, mais interrogent tout un chacun sur la réalité, et le mettent aux prises avec ce qu’il n’arrive pas nécessairement à formuler, mais qui lui fait peine dans la vie réelle. Cet homme qui disait avoir arrêté l’école depuis quarante-deux ans, et qui s’excusait tant d’oser prendre la parole, contribuait pourtant pleinement au sens que l’auteur dégageait de ses lectures : c’est à tout un chacun que le livre parle, qu’il appartient de plein droit, car les mots sont le trésor collectif dont nous disposons pour dire le monde et remédier aux maux qu’il porte.

les mots et les choses

Partager cet article