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Travaux en cours, risques de chutes
11 octobre 2013

Essai de science féline 1

I.                    Il faut appeler un chat un chat

 

Soit un chat et deux enfants. A table le chat s’installe sur une chaise, et se fait systématiquement déloger avec fureur. Il s’obstine, quémande, ose le tout pour le tout, montant sur la table quand la tentation est trop forte, que les miaulements n’ont pas suffi à le faire entendre des parents. Il réitère plusieurs fois l’expérience, obtenant le même résultat : échec. A son entêtement et aux cris d’orfraie de la mère, horrifiée d’un tel comportement –les chats n’ont pas place à table, celui-ci finit sur le balcon, comme puni de son insolence- l’aîné de la fratrie, celui qui maîtrise la parole, s’interroge. Pourquoi le chat n’a-t-il pas le droit de venir à table avec eux ? parce que ce n’est pas la place d’un chat. Oui mais pourquoi ? parce que c’est sale- enfin, pas plus que les paluches pleines de bave du bébé qui vient de poser un quignon rongé et humide sur la toile cirée constellée de taches. Ce n’est donc pas la raison majeure. Elle tient plutôt à une stricte séparation –une forme d’apartheid- des espèces dans le cadre éminemment social du repas pris en commun par les membres de la famille, autour d’une nourriture cuite et élaborée, transformée, trempée dans la sauce et les condiments, déguisée en autre chose que la chair d’un animal dont se repaissent les bêtes. L’anthropologie élémentaire fait état de cette distinction très nette entre l’homme, sociable, civilisé, qui tend à transformer ses aliments pour les sortir de leur originale nature, et l’animal qui se contenterait d’une proie sanguinolente ; ce qui se complique dès lors que le chat en question se nourrit exclusivement de croquettes et de restes de poulet –bien cuit, il digère mal la chair crue. On pourrait dès lors considérer qu’il suit, certes, un régime alimentaire particulier, au même titre que le bébé qui ne mange pas encore de morceaux, mais pourrait comme ce dernier faire face aux autres membres de la famille, assis sur une chaise devant son assiette de croquettes. Mais cette solution heurte encore la sensibilité des parents, qui s’efforcent de trouver une explication scientifique à leur refus. Qu’est-ce qui fait la différence ontologique entre le bébé et le chat dans le cadre déterminé du repas en famille ? Le chat appartient-il à la famille ? Evidemment, au même titre en somme qu’un enfant adopté : ce n’est pas parce qu’il n’est génétiquement pas le fils de ses père et mère humain, qu’on ne le considère pas comme le chat familial. D’autre part, ses particularités physiques et intellectuelles l’empêchent de toute façon de jouir du statut d’être humain au sein de la famille : il n’ira pas à l’école avec le grand, ni au travail avec les parents, même s’il est déjà très en avance sur sa grande sœur au niveau de la propreté ; détail important, il n’acquerra probablement pas la parole. Mais des parents oseraient-ils faire manger par terre à la cuisine un enfant sourd-muet, sous prétexte que son handicap l’écarterait de son humanité ? L’imagination se rebelle devant une telle monstruosité. Prouver que le chat n’est pas le petit dernier de la famille semble une évidence, qui n’est pas cependant sans nous plonger dans des abymes de perplexité. Un chat est un chat. Soit. Mais encore ? N’est-ce pas ce qu’ont pensé pendant des siècles les Européens de certains Africains, justifiant ainsi esclavage, colonisation et déprédations ? le pensaient-ils seulement de bonne foi, ou les arguments donnés comme scientifiques d’un Gobineau, double décimètre en main, n’étaient-ils pas que le voile qui recouvrait pudiquement leur capacité à envisager l’Autre comme un semblable ? Qu’en est-il de l’Animal, et plus particulièrement du Chat ? Sur les Noirs, le point de vue a commencé à changer lorsque des Africains ont pris la parole pour dénoncer le colonialisme en utilisant sa propre langue : Césaire, Senghor et Damas ont été les précurseurs d’un changement de mentalité sur la noirceur devenue négritude, en donnant des mots et des symboles garants de leur humanité : ils savaient employer la langue et la pensée du Blanc, et s’en servir comme d’une arme pour dénoncer leur monstruosité. Le chat ne parlera jamais la même langue que les membres de cette famille. Pire, en cas de disette, ils pourraient naturellement le dévorer sans état d’âme, ce que les Blancs ne se seraient jamais permis sur un petit Pygmée ou un jeune Guayaki, même le considérant comme dépourvu d’une âme. Ce sont des choses qui ne se font pas, ne mélangeons pas tout : il y a sous-hommes et animaux.

Risquons un parallèle pour proposer une nouvelle hypothèse : l’anthropologie moderne s’interroge sur la notion de sujet et d’objet, considérant que le point de vue de l’anthropologue- généralement occidental et blanc- sur le « sauvage »(entendez par là le membre d’une peuplade obscur qui suscite la curiosité par ses pratiques incompréhensibles et farfelues) est faussé par sa propre culture, et qu’il faudrait donc travailler à partir du discours du « sauvage «  sur lui-même, en mettant à sa disposition les outils permettant de le faire plutôt qu’en observant ses faits et gestes comme un entomologiste. En d’autres termes, que pense le chat de sa nature ? se conçoit-il chat ou jeune enfant rejeté par sa propre famille ? a-t-il conscience de son propre corps et de ce qui le différencie des autres membres de la famille ? Cet animal (ou plutôt devrais-je dire, l’objet ? ou le sujet, justement ? du protocole) a été élevé parmi des humains, et n’a guère eu de contact avec ses semblables. Arrivé à quelques semaines de vie dans la famille où vivaient déjà deux jeunes enfants dont un nourrisson de six mois, il s’est naturellement habitué à ne fréquenter que des humains, et en particulier le bébé, avec lequel il partage certains traits (ont déjà été évoqués le rapport au langage et à la nourriture, ou la non-connaissance de la notion de saleté, très relative du reste). Si l’on considère que dans le cas inverse des hommes dits « sauvages », privés de leurs semblables pendant une période longue et vivant avec des animaux, un certain nombre de traits caractérisant l’humanité a disparu, en particulier le langage, car l’homme se définit précisément par ses interactions avec ses semblables (lire en particulier les rapports du docteur Guitard sur Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron, et le passionnant ouvrage de Lucien Masson sur le sujet), il n’est pas absurde penser qu’un chat élevé avec des humains, sans contact avec ses semblables, pourrait avoir perdu de son animalité. A condition toutefois que le chat soit considéré, au même titre que l’homme, comme un animal sociable, dont la pleine félinité ne s’épanouit que par des interactions avec d’autres individus de la même espèce. Ce qui reste à prouver. Le chat, donc, est-il encore chat ? Si l’on peut émettre l’hypothèse que sa longue cohabitation avec l’espèce humaine lui a peu à peu permis de développer à son tour certains traits des membres de la famille (je ne parle pas ici de son usage très particulier des toilettes, de ses imitations trompeuses du cri du bébé, de sa fascination pour les touches de l’ordinateur ayant inspiré aux enfants des bricolages tout à fait divertissants), on peut donc imaginer que des expériences d’ordinaire réalisées sur de jeunes enfants ont quelque chance de donner des résultats intéressants sur l’intéressé, dont on cherche à savoir, je le rappelle, s’il a conscience d’être chat, ce qui légitimerait la place que lui refuse dans la fratrie la mère – au grand dam de ses frère et sœur.

Le principe de stade du miroir élaborée par Piaget pour déterminer les stades de l’évolution du jeune enfant est bien connu : quand l’enfant, âgé de neuf à dix-huit mois, reconnaît dans le miroir son propre reflet, il est en mesure de se séparer du corps de sa mère en prenant conscience de soi et de son corps. Il est également d’usage de préciser aux jeunes mères inquiètes que si l’enfant ne manifeste aucune réaction, passés dix-huit mois, en passant devant un miroir, c’est le signe infaillible de sa schizophrénie (on dit la même chose, en sens inverse, aux jeunes mères dont l’enfant du même âge hurle comme un damné voué aux chaudrons brûlants de l’enfer quand sa maman le quitte : si l’enfant ne réagit pas, c’est qu’il est schizophrène- partez tranquille madame (quant aux pères, ils sont moins inquiets, moins fusionnels ou au travail, c’est bien connu). Revenons à notre chat. Il suffit donc, si l’on en croit les lignes qui précèdent, de vérifier que le chat est capable de reconnaître son propre reflet dans un miroir, pour savoir s’il a atteint le stade du miroir, donc pris conscience de lui-même, et par-là même, paradoxalement puisqu’il se sera alors nécessairement rendu compte de ce qui l’oppose au reste de la famille, acquis une place à la table de l’humanité. Vous suivez ?

Bien. Il suffirait donc de placer le chat face à un miroir, et d’observer ses réactions. Dans le cas d’un jeune enfant, l’expérience est simple. On lui met sur le visage une tache, on le distrait quelques minutes du geste qu’on vient d’effectuer, puis on le place face au miroir. S’il se place face à son propre reflet et essaie d’interagir avec l’autre enfant qu’il voie, guettant par exemple son avancée, essayant de lécher ou de le toucher, s’étonnant de le voir sourire ou pleurer aussi, c’est qu’il n’en est pas encore au stade du miroir : il ne se reconnaît pas. D’ailleurs, l’étape précédant sa reconnaissance est celle de la reconnaissance du parent, à côté de lui dans le reflet, et qui le tient pourtant dans ses bras : il se retourne vers lui, marque étonnement ou colère de voir un autre bébé dans les bras du parent. Puis vient l’étape du miroir : l’enfant verra la tache dans le miroir, et touchera son propre visage de ses mains pour essayer de l’effacer : alors c’est acquis, il sait que chaque membre de son corps lui appartient, qu’il est une unité physique, et c’est le début de la conscience de soi.

Qu’en est-il d’un chat ? Eh bien el chat s’en fout. Ce qui n’invalide aucunement l’hypothèse d’une conscience de soi, et pour tout un ensemble de raisons. D’une part, le chat n’est pas nécessairement un animal sociable, qui cherche à interagir avec ses semblables et qui s’intéresse le moins du monde aux autres spécimens de son espèce : le placer devant un miroir et constater son profond ennui et son envie d’aller gambader ailleurs ne signifie donc pas qu’il n’est pas un chat conscient d’être un chat, donc un chat capable d’une forme d’humanité, mais un chat asocial (donc inhumain ? si l’homme est un animal social, et que le chat n’est pas sociable, est-ce à dire que le chat n’est pas un homme ? si c’est là le seul critère de discrimination des espèces, alors l’expérience s’achève. Mais notre hypothèse non). D’autre part, la vue n’est sans doute pas pour le chat un sens aussi important que pour l’homme, et ne permet pas de reconnaître l’individu qu’il capte dans le reflet ni comme un chat, ni comme un être humain, ni comme une souris ou un éléphant, au même titre qu’un autre sens plus prépondérant, comme l’ouïe ou l’odorat par exemple. En d’autres termes, c’est à peu près comme si vous tentiez l’expérience du miroir avec un enfant mal voyant : ce n’est pas concluant, même si dans le cas de l’espèce humaine, la vue étant le sens le plus aiguisé, il y a fort à parier qu’un enfant non-voyant développera différemment des autres enfants sa conscience de lui-même. Il faudrait donc imaginer un dispositif de reconnaissance olfactive, un miroir du nez en quelque sorte, ce que les moyens dont on dispose dans une maison ordinaire sont insuffisants à produire de manière satisfaisante. Enfin, quand bien même on conclurait de cette expérience l’impossibilité pour le chat de se reconnaître et d’acquérir une conscience de soi, j’ai déjà évoqué le cas des jeunes schizophrènes : si l’on considère que cette étape du miroir est la preuve d’une conscience qui déterminerait la nature de l’homme, on exclurait de fait de l’humanité les schizophrènes (comme on a failli exclure plus tôt les aveugles) ce qui est évidemment fort discutable. L’homme handicapé reste évidemment un homme. Alors le chat aussi. Du moins, rien ne prouve qu’il n’est pas un homme dont il resterait à explorer de manière infiniment plus précise l’état de conscience, sachant qu’il ne dispose ni du langage, ni des mêmes sens que nous qui écrivons et lisons ces lignes, ni de conditions de vie « naturelles », dans la mesure où l’on évoque ici le cas de ces êtres sans aucun doute mutants qu’on nomme chats d’appartement, qui habitent dans des maisons essentiellement peuplées non de leurs semblables, mais d’êtres humains.

En d’autres termes, dans le doute, il vaudrait mieux autoriser le chat à s’asseoir à table avec nous. Car le jour où de véritables ethnologues auront réussi à pénétrer l’univers du chat, à comprendre les mécanismes complexes de sa perception du monde et réussi sinon à prouver l’existence d’une conscience chez le chat , du moins démontré que ce facteur d’humanité ne pouvait s’appliquer au chat sans poser de graves problèmes de définition, et substitué à ce trait discriminant d’autres critères plus adéquats, on sera bien content d’avoir été des précurseurs, et de ne pas figurer au grand catalogue des affreux ségrégationnistes de l’histoire.

Reste dans l’immédiat le problème du jugement social, des préjugés du monde qu’il faut combattre en risquant toujours de passer pour fou, et de l’intolérance générale, parée des plumes du bon sens bien de chez nous. Mais vous êtes au-dessus de tout cela, naturellement.

chats-miroirs

site: http://wamiz.com/chats/actu/des-chats-et-des-miroirs-video-3684.html

 

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