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Travaux en cours, risques de chutes
7 octobre 2013

métaphysique des tubes (de dentifrice)

multivers11

illustration de la théorie des univers possibles telle qu'elle est vulgarisée avec clarté sur ce site: http://www.back-slash.net/la-physique-quantique/

 

Bon bon bon. Par où attraper la bête ? je vais parler de physique quantique, de théorie des mondes possibles, de littérature évidemment, allemande qui plus est, le tout un lundi matin, lendemain d’un anniversaire de mariage qui fut dignement arrosé. Je vais aussi parler d’ivresse, ça tombe bien (et de gueule de bois, éventuellement). Alors accrochez-vous, essayez de suivre, ça va commencer.

Ce week-end j’ai lu L’Ultime question de Juli Zeh, paru en 2008 dans sa traduction française de Brigitte Hébert et Jean-Claude Colbus, chez Actes Sud, collection Babel. Le roman suit une trame policière permettant de réfléchir à la question de la responsabilité individuelle en fonction des dogmes scientifiques auxquels on adhère. Dit comme ça, je vous accorde que ça commence mal. Déjà, le terme de « dogme scientifique » est pour le moins paradoxal : soit on croit, soit on sait, mais on ne peut pas mêler impunément ce qui relève de la foi et ce qui relève de la raison sans se tromper lourdement, c’est Pascal lui-même qui le dit (non, il ne fait pas partie du roman). Mais ce que Juli Zeh met ainsi en évidence dès le début, à travers ses deux personnages qui opposent leur vision du monde et du temps, c’est un certain rapport à la réalité. Pour Oskar, le physicien quantique, peu importe dans combien de réalités possibles on peut naviguer, ce qui l’intéresse c’est de comprendre la manière dont celle où l’on vit fonctionne : tout le reste n’est que rêverie et bêtise. En revanche pour son meilleur ami Sebastian, la théorie des univers possibles est source de réflexions passionnantes et permet d’appréhender le temps non pas comme une catégorie de l’esprit mais comme une réalité complexe, à travers l’image vulgarisée par la presse scientifique de la mousse temporelle formée d’une infinité de bulles. Peu avant le début du roman, Sebastian a élucidé à travers ce prisme une affaire criminelle, celle de « l’assassin du futur », qui se présentait comme un simple scientifique d’une époque ultérieure venu dans cet espace-temps pour y réaliser une expérience, ne pouvant donc être condamné ici et maintenant pour un meurtre alors que ce n’est qu’une expérience dans sa propre temporalité. En d’autres termes, il plaide l’irresponsabilité au nom d’une théorie scientifique (qui n’a pas été prouvée, si ce n’est pas ce scientifique qui est censé venir des années plus tard). Oskar, exaspéré par ce tissu de rêveries bien peu scientifiques, au fond, tend un piège à son ami, l’obligeant à faire un choix définitif au lieu de naviguer en eaux troubles dans les infinis possibles, et refusant de s’engager définitivement dans une voie. Or ce piège tourne mal, sur un bête malentendu, et Sebastian se retrouve dans le rôle de l’assassin, avec toute la question des responsabilités qu’entraîne son acte. Outre la querelle plus philosophique que scientifique, le roman interroge sur les choix des personnages : alors qu’Oskar aime Sebastian et essaie de le ramener à la physique pure et à leur « amitié », Sebastian a choisi de se marier et de fonder une famille, renonçant à ses plus hautes ambitions scientifiques pour explorer d’autres « possibles », de l’ordre de la spéculation intellectuelle plutôt que de l’expérience physique.

On a très vite glissé de la physique à la métaphysique, car la vision du monde (infini vs fini, selon la manière dont on appréhende le temps) que génère une théorie scientifique détermine une manière de s’y comporter. Je n’ai aucune formation scientifique, je ne suis pas sûre que Juli Zeh soit elle-même très versée en physique : la théorie des mondes possibles me semble être assez fantaisiste en sciences « pures », enfin je ne sais pas si elle a un grand impact sur la recherche contemporaine. Ce que je trouve intéressant, c’est ce glissement de la physique à la métaphysique : est-ce que, après Copernic, les gens se sont mis à considérer différemment leur place dans l’univers et leur propre existence ? que la Terre tourne ou non, qu’elle soit ronde ou plate, a-t-il eu une réelle incidence dans l’histoire des idées de monsieur et madame Toutlemonde ? On raccroche souvent le mouvement baroque et le surgissement du doute philosophique à cette découverte, jointe à celle du Nouveau Monde qui aurait permis de décentrer le point de vue européen et de relativiser les valeurs de l’Autorité, en particulier celles de l’église : c’est à la fois l’époque de la découverte des Indiens et celle du schisme entre catholiques et protestants. Ce n’est donc pas seulement la révolution copernicienne qui a opéré un renversement des regards pendant près de deux siècles, mais un ensemble de découvertes relatées et analysées par de nombreux auteurs. Qu’en est-il à notre époque ? en quoi les découvertes scientifiques renversent-elles notre vision du monde, et peuvent-elles contribuer à mettre au jour une métaphysique moderne ? La théorie de la relativité, par exemple, a-t-elle permis de changer notre perception du monde ? Franchement, je ne la connais pas, je n’y comprends strictement rien, et je ne suis pas consciente d’un changement de notre humanité produit par une telle théorie : le relativisme des valeurs qu’on croyait universelles, la confusion généralisée entre opinions et idées, sous couvert de démocratie et de droit d’expression, le nivellement par l’indifférence de tous les avis, la conscience d’un univers en train de mourir de la pollution, l’impossibilité de prévoir une fin heureuse à l’humanité, le risque omniprésent de l’arme nucléaire, sont peut-être des conséquences de cette théorie, mais je ne saurais me lancer dans l’analyse des rapports de causalité sans dire d’énormes conneries, alors je vais éviter de le faire. Ma vision des choses est beaucoup trop étroite et bornée pour savoir comment les découvertes scientifiques du présent transforment notre appréhension du monde, si tant est que ça ait réellement été le cas au cours des siècles précédents. Si les théories de Darwin ont sans nul doute remis en cause un certain nombre d’idées sur l’Homme et permis de l’appréhender sous un angle nouveau, c’est aussi parce qu’elles ont été relayées par de nombreux auteurs, intellectuels, écrivains, journalistes : que le grand public a fini par les comprendre parce qu’un vrai travail de vulgarisation a été fait. Et je n’ai pas l’impression que ce genre de choses intéresse beaucoup les intellectuels de notre temps, peut-être parce que rares sont ceux qui ont le niveau scientifique nécessaire pour comprendre de quoi on parle et le transcrire en terme de fiction, peut-être parce que je ne lis pas assez.

Il y a bien, pourtant, une branche de la littérature, et de la fiction en général, qui s’intéresse un peu à ces théories, c’est tout ce qui relève de la fantasy et de la science-fiction. Combien de films récents jouent sur la juxtaposition des univers possibles, sur l’appréhension de la réalité par le rêve ou l’imagination, s’appuient sur la psychanalyse ? combien de bandes dessinées explorent l’infini possible des retours en arrière, dans le présent et le futur, avec des personnages dotés de pouvoir ? Beaucoup de séries télévisées et de films d’animations e sont spécialisés, moins dans la spéculation scientifique, que dans une forme de métaphysique pleine d’action et de rebondissement : « et si l’univers était infini, que se passerait-il ? et si l’évolution de l’humanité permettait de développer d’autres sens ? et si le monde était envahi par des espèces mutantes, comment communiquerait-on ? Et si on pouvait trouver le siège et le fonctionnement de la mémoire ?» Deux remarques : d’une part, ces histoires n’ont, au fond, que fort peu de fondements scientifiques. La psychanalyse et la neurologie ont apporté des éléments de compréhension de l’homme fascinants (voir les films, romans et documentaires qui fleurissent sur l’autisme, sur la maladie d’alzheimer etc), mais la physique ? est-elle devenue si complexe que personne ne soit capable d’en comprendre les conclusions et d’en vulgariser les concepts dans la fiction ? D’autre part, les fictions sur base « scientifique » sont reléguées à une culture populaire, celle des BD, des séries télé et des films grand public, desromans de science fiction écrits avec le pied gauche, et n’ont guère de crédit, sauf exception, dans les milieux littéraires. C’est de la fiction de divertissement, qui permet, un peu comme Oskar le reproche à son ami Sebastian, se s’évader d’une réalité peu ragoutante en se plongeant des univers imaginaires. Je l’avoue la honte au front : snob comme je suis, j’ai le plus grand mépris pour la littérature qui n’est que de divertissement, parce qu’elle sert de joint à des gens qui feraient mieux de se révolter contre le désastre de leur existence au lieu de s’enfuir dans des mondes parallèles sans rien faire pour changer le système, bien content que la littérature de divertissement, jointe à l’abrutissement général, serve de soupape de sécurité à cette société de zombies. Fin de la parenthèse rageuse.

A mon humble avis, ce qui pose problème dans ce genre de littérature, ce qui fait qu’elle est encore considérée comme un « sous-genre », alors qu’elle pourrait être le moyen de transformer radicalement notre vision du monde, relier les découvertes scientifiques les plus passionnantes qui n’intéressent qu’une petite poignée de chercheurs à leurs contemporains, et permettre ainsi de mieux comprendre l’univers et le présent, c’est que le travail sur la langue est le plus souvent insignifiant. On ne peut pas écrire un roman qui bouleverse la conception de l’univers, de l’espace ou du temps sans que la langue employée pour ce faire ne soit pas elle-même métamorphosée. Or le plus souvent, on trouve dans la littérature de « science-fiction » une langue d’une platitude, d’un classicisme vieillot, d’une absence totale d’inventivité qui devrait interdire toute crédibilité scientifique : comment voulez-vous qu’on change de vision du monde si on garde un langage désuet et démodé ?

Sur le plan narratif, ces dernières décennies ont cependant permis l’épanouissement de formes complexes et novatrices : le jeu sur les changements de points de vue, les retours en arrière à mesure que la mémoire reprend forme dans la conscience d’un personnage, les jeux sur l’énonciation permettant de prendre une certaine distance par rapport au « je » du narrateur, de le voir se regardant, façon « je est un autre » dans l’exploration de certaines formes de dédoublement ou de folie (à cet égard, j’ai trouvé passionnant la narration de la folie dans La Moustache d’Emmanuel Carrère), les différents plans de réalité s’exprimant à travers des reprises légèrement modifiées de certains passages, les jeux sur les temps, sur les voix sont autant d’éléments qui contribue à ancrer le récit dans la modernité de la conscience de leur auteur par un travail sur la matière même du récit. On ne peut plus raconter une histoire en 2013 comme on le faisait du temps de Balzac, parce qu’on sait au moins, par la physique ou par dieu sait quoi, que la réalité est profuse et complexe, que le récit « naïf » aux temps du récit et troisième personne est impuissant à en rendre compte avec justesse, qu’on ne s’intéresse pas aux mêmes aspects de la réalité : outre les sciences pures et dures, l’apport de la sociologie, de l’anthropologie, de l’architecture, que sais-je, ont influé sur notre perception du monde de manière plus ou moins consciente, et contribuent donc à changer la manière dont on raconte une histoire. Un roman comme Naissance d’un pont  de Maïlys de Kerangal est intéressant à cet égard, car le roman épouse les phases de la construction, un vocabulaire souvent technique, mais aussi poétique, créatif, intégrant des onomatopées et des matériaux divers, qui s’agencent au grès de la construction du pont comme pour signifier le chantier qu’est le roman en cours, abordant de ce fait par une langue neuve un aspect de la modernité en littérature : l’intérêt pour le travail, pour l’érection d’un bâtiment et la manière dont il modifie l’espace. Ce que j’ai pu lire de plus novateur dans la langue et moderne dans la conception du monde, je crois que ce sont les nouvelles de Borges, qui partent d’un postulat métaphysique et mêlent fiction et discours savant, critique littéraire et récit, description d’un rêve et fausse enquête policière, donnant ainsi à comprendre l’impossibilité de distinguer de façon ferme et définitive le vrai et le faux, le sérieux et l’imaginaire, la fiction et le discours d’autorité. Or les Fictions par exemple datent des années 1940… Depuis, … depuis, je manque sévèrement de culture et m’en désole. Que celui ou celle qui a lu le courage de me lire jusque là me donne quelques exemples d’une littérature récente dont la langue témoignerait d’une imprégnation dans la pensée scientifique la plus moderne, et qui soit éventuellement lisible par un individu lambda, je le ou la vénèrerai pour les siècles des siècles. Amen[1].

zeh

 

Pour en revenir à l’Ultime question de Juli Zeh, on y trouve des tentatives de trouver une langue et une forme de narration correspondant à l’objet traité : physique quantique ou métaphysique des mondes possibles. Il faut tenir compte de la traduction de l’allemand, mais certains effets restent parfaitement perceptibles. Par souci de clarté, quelques points :

1. L’enquête policière et le mélange des genres. La recherche d’une vérité philosophico-scientifique prend la forme d’une enquête policière, avec un détective qui détienne cette « vérité » par l’observation empirique des faits et de fortes capacités de déduction logique, pour arbitrer un conflit sur la vérité entre deux physiciens. On perçoit ce qui se passe à travers plusieurs points de vue : celui de Sebastian, celui de Rita Skura, la commissaire, et surtout celui de l’inspecteur Schilf[2], qui cherche à comprendre, donner sens à ce qui s’est passé par affection pour Sebastian grâce à qui il a gagné la conviction que le temps n’existe pas (ce qui l’arrange bien, puisqu’il va mourir). Mais aussi, plus discrètement, un « nous » étrange, non identifiable, qui annonce et clôt la narration dans les textes liminaires, et introduit le doute dans le texte : « selon nous », « c’est à peu près comme ça que les choses se sont passées ». Cet observateur étranger est la condition sine qua non de l’existence (de la réalité ?) de l’histoire qui suit, dans la perspective idéaliste d’un Sebastian, pour qui le réel n’existe que tant qu’il est appréhendé par une conscience. Juli Zeh, par cette voix narrative, donne donc à lire une réalité possible, qui tend à corroborer ou du moins illustrer par le langage la théorie du multivers. De la même façon, le roman est ainsi construit qu’on arrive à la vérité (parce qu’on y arrive tout de même, ce qui renvoie les mondes possibles à la nébuleuse des erreurs scientifiques en passant : la vérité est ici et maintenant) par des détours, des retours en arrière, des points de vue changeants, des expériences, en somme. une ellipse dans la première narration, celle centrée au tour de Sebastian, est réinterprétée plus tard par Schlif, ce qui donne le sentiment qu’on a, non pas deux mondes parallèles qui s’entrechoquent, mais une attention à l’empirique déficiente. Que tout, en somme, est question d’observation du réel et de ses phénomènes, ce qui renvoie à la physique la plus classique.

 2. L’humour, la dérision, le détail comique, les effets de chute, la personnification constante des éléments, donnent au texte une certaine légèreté, un effet d’optique particulièrement intéressant. On passe sans détour de la conscience du personnage (en focalisation interne) à des éléments du décor dotés d’une volonté propre, ce qui est à la fois amusant et surtout distancé, empêchant une identification trop romanesque au personnage dont on suit les affres. Les métaphores, souvent bizarres, se filent et s’enchaînent, donnant au texte un aspect léger et inattendu, qui correspond à une certaine vision du monde : les choses ne sont pas exactement ce qu’on croit, on ne peut avec certitude savoir quels éléments de la vie quotidienne sont au premier ou au dernier plan : le câble tendu par les nazis auxquels fait allusion Liam, le fils de Sebastian, dans un dialogue enlevé, revient comme arme du crime quelques pages plus loin, car le personnage s’est souvenu de cette idée sans avoir même conscience de se l’être rappelée.

3. L’observateur extérieur : on en a déjà parlé plus haut ; là, il s’agit de celui qui coupe l’inspecteur Schilf en deux : il se voit en train de commenter ses propres pensées. Ce dédoublement en acteur/ spectateur est à la fois celui du scientifique observant une réaction d’un œil clinique dont il est le principal objet, tenant de mettre à distance critique, d’analyser un phénomène qui se passe en lui comme s’il lui était étranger, et celui qui marque la dualité romanesque de Schilf (il a perdu totalement la mémoire d’une première partie de sa vie) et de tout le roman : l’opposition systématique entre Oskar et Sebastian, entre la passion et la vie maritale, entre la recherche physique et la vulgarisation scientifique, entre l’absolu et le relatif. C’est de cette opposition que parle à la fois Juli Zeh, à travers l’importance et l’irréversibilité des choix de ses personnages, et la controverse scientifique : la réalité est-elle une ou multiple ?

Ce roman est donc intéressant à de nombreux égards, même si ses fondements scientifiques ne sont pas très solides je crois (enfin de ma part, c’est l’hôpital qui se fout de la charité). La physique sert plutôt de prétexte à une réflexion sur le temps et les choix d’une vie qu’elle n’est le fondement d’une vision radicalement neuve du monde, qui se manifesterait par des choix linguistiques et narratifs bien différents. Mais qui est capable de passer de la physique ou des mathématiques les plus ardues à la fiction sans perdre dans ses démonstrations illustrées ses éventuels lecteurs ? Pas moi, en tout cas.

Il y a une dernière chose dont j’avais promis dès les premières lignes de parler, c’est de l’ivresse. Et je pense que ces spéculations pseudo-scientifiques n’ont d’autre but, au fond, qu’une gigantesque griserie de l’esprit. On ne changera pas de manière de voir, du moins pas plus que dans n’importe quel roman muni d’un personnage auquel on s’identifie vaguement, et qui nous tend un miroir de la réalité sur le chemin (quelle réalité ? c’est une autre question), parce que le roman en question s’appuie plus ou moins sérieusement sur des théories scientifiques plus ou moins démontrées. Ou pour le dire autrement : en lisant les Vies minuscules de Michon, qui n’ont absolument aucun arrière-plan (pata)physique, je change tout autant de regard sur le monde qu’en m’abreuvant de science-fiction de haut vol. Lire de la philosophie peut peut-être, à la limite, contribuer à ce changement de perspective, mais je n’en ai jamais lu beaucoup, je ne saurais empiriquement démontrer que ça marche mieux que n’importe quel roman à la con. Mais il y a dans la spéculation métaphysique vulgarisée par la fiction, mise en scène à travers des personnages crédibles et attachants, (ou pas d’ailleurs, Borges ne s’embarrasse pas toujours de ce genre de précautions), quelque chose d’infiniment excitant, grisant, une ivresse intellectuelle dont la littérature ne saurait se passer. Même si j’aime par-dessus tout les romans qui évitent les facilités de l’évasion et s’attachent à donner une langue et un rythme, un sens à la réalité telle que je la perçois sans le savoir avant d’avoir lu le roman, si je me méfie comme de la peste des glissements vers une spéculation creuse, dénuée de toute substance, de tout exercice de style gratuit, force m’est d’avouer que ce roman de Juli Zeh ne changera certes pas radicalement ma manière de penser le monde, mais qu’il me plaît parce qu’il pousse à réfléchir, à essayer de dépasser le quotidien plat de ses propres pensées pour aller plus loin, s’intéresser à d’autres choses, à défaut de les comprendre. L’hypothèse d’un multivers et ses manifestations littéraires est très limitée par mon incapacité de pénétrer très avant dans les théories scientifiques, j’en suis mortifiée. Mais je trouve ce genre de littérature à la fois rafraîchissante et stimulante : elle donne envie de mieux comprendre les règles qui régissent l’univers, de philosopher sur le temps et d’inventer des histoires, de regarder le réalité comme une somme d’énigmes plus ou moins déchiffrables qu’on tentera de circonvenir par de multiples approches : en un mot, ce genre de roman me fait sortir à grands coups de pied de mon snobisme intellectuel et de mes ratiocinations sur le langage au profit d’une saine réflexion sur la culture scientifique et tout ce qu’on rate d’essentiel à n’en rien piger. Quelle tristesse qu’une si large partie de l’esprit humain m’échappe radicalement. Que de portes qui se ferment en terme de connaissance et de possibilités d’écriture. Je me retrouve donc la gueule enfarinée au matin sans même l'ivresse de la nuit: incapable de me griser de théories physiques et métaphysiques, de réfléchir à haute puissance à toutes les chaines de causalité engendrées par ces théories, de leur donner corps par des calculs savants, je n'éprouve que la légère sensation de déséquilibre délicieux qu'engendre l'écho lointain de ces spéculations fantastiques. Mais après tout, n'est-ce pas le meilleur de l'ivresse, ce début d'imagination prometteur dont on ne perçoit clairement que les possibilités qu'on devine sans fin?


[1] La prochaine fois, je parlerai des rapports entre le roman contemporain et la peinture moderne, parce qu’il me semble que l’abstraction en peinture n’a trouvé que peu de possibilités narratives, dans la mesure où le roman ne peut se défaire complètement d’un espace-temps, de personnages. C’est peut-être dans les romans de Saer que le mélange d’humanité des personnages et de modernité du regard est le plus  brillamment illustré. Mais je vous fais grâce de mes brillantes analyses pour cette fois.

[2] Je ne connais pas (plus que les rudiments de la physique) l’allemand, mais le titre original de l’œuvre st justement Schilf,  qui a donc été traduit par « ultime question » : est-ce là la traduction du nom de ce commissaire atteint d’une tumeur au cerveau, et cherchant lui aussi à résoudre l’énigme de sa propre existence et de sa mort prochaine en résolvant cette question de physiciens illuminés ?

 

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