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Travaux en cours, risques de chutes
4 octobre 2013

Quetzacoatl

 

La mosaïque du temps se déploie dans l’ombre tissée de souffles et de rayons d’absence qui peuplent l’atmosphère. Ainsi l’artiste hante-t-il l’espace de sa toile d’une substance qui tient de la lumière pure et du silence, faisant naître la matière de cette représentation concrète des fragments de temps, d’espace et de sensations qui se déploient sur le vide de la toile, créant un univers physique qui heurte la perception du spectateur par la violence des passions et l’absolue volonté d’abstraction du trait : il ne réunit pas, il éclate en mille points de vie la couleur comme autant de cris et de spasmes disant l’incapacité de trouver leur point d’attache dans la contemporanéité de l’artiste, seul résidu d’une matière inerte à laquelle il s’emploie à redonner vie par le geste millénaire du tracé –et il n’est pas labeur plus émouvant que celui de l’homme qui gratte la blancheur du temps pour tacher d’en saisir l’essence. Mon dieu que c’est mauvais. Non, là vraiment, je ne peux pas écrire autant d’âneries à la minute, non. J’efface tout le paragraphe et essaye de me concentrer encore sur les reproductions étalées sur le bureau. J’ai beau chercher, plein de foi, l’inspiration dans les croûtes de l’ancienne locataire sur le mur en face de moi, gratouiller une feuille pour y déposer le fruit de mes idées du siècle et me recoiffer à intervalles réguliers, ça ne vient pas : je n’ai strictement rien à dire de cet artiste mineur. Les textes du catalogue doivent être envoyés pour la semaine prochaine, et je suis incapable d’écrire le premier mot du mien. Trouver un fil directeur, une métaphore, au lieu de remplir du vide avec des mots pédants. Et de préférence, un truc un peu nouveau, parce que tout a été dit, sur ce foutu peintre, lui-même a largement explicité sa démarche et je ne comprends pas ce qu’il attend de moi ; enfin, si : du génie, du neuf pour redire son génie à lui à travers un autre prisme que d’habitude. Quelle galère mais quelle galère.

Commencer par retrouver l’émotion d’origine, peut-être, avant tous les discours savants, la première fois que j’ai vu un de ses tableaux. C’était le milieu de l’après-midi : après mon cours, j’avais rendez-vous avec Mathilde, qui avait grande envie de voir cette expo dont on faisait grand bruit dans les milieux de l’art et de la culture. Après un thé au citron sans sucre, on avait fait la queue, dans le froid et le brouillard d’un mois de novembre parisien, et on avait fini par entrer dans une salle bondée d’où s’échappaient des traînées d’aubes et de lumière.

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L’univers tout entier secoué de frissons s’éparpille à l’orée du jour : et dans l’aube frémissante on entend le cri d’un oiseau, c’est le début du monde. Le démiurge saisit son pinceau et fixe la jeunesse de cet embrasement de la terre et des cieux, de l’eau et du vent, à l’heure infime où les jaguars vont boire, où le quetzal secoue ses plumes, où se délie lentement l’étreinte rose de l’arbre et de l’oiseau, où une goutte de rosée a déposé un rayon d’absence ; frémissement de joie et de terreur.... Bon, on va la refaire en moins lyrique, hein, parce que là ça frise le ridicule. Mathilde et moi, nous déambulons entre les gens et les toiles, arrachant un bout de verdure entre deux coudes, tachant d’apercevoir parmi les arbres et la foule qui se presse un petit bout du ciel. Il fait une chaleur tropicale dans cette salle. On laisse vraiment entrer trop de monde à la fois. Ma veste me gêne, je passe ma main sur mes yeux et mon front fatigués pour en essuyer un peu de sueur. Mathilde me murmure à l’oreille qu’en fait c’est un peintre paysager ? Elle pensait que c’était plus intéressant que des motifs pour toiles cirées. Et soudain, le pelage d’un jaguar scintille entre les feuillages denses de la forêt : on a cru apercevoir dans l’ombre quelque chose qui bouge, une tache mouvante, un feulement blond. On fend la foule compacte pour s’approcher, la sueur au front, le cœur en alerte : oui, deux yeux jaunes nous fixent entre les fougères.

… paysage luxuriant d’un douanier Rousseau, des souvenirs de paradis perdus ramenées à la vie  par l’imagination d’un citadin qui se rend méthodiquement au jardin des Plantes pour copier les formes des plantes tropicales et leurs nuances de vert, recomposant ensuite patiemment dans l’atelier un Eden rêvé, où le lion côtoie la jeune fille dans une tranquillité parfaite. Quelque chose comme du papier glacé, méticuleusement recopié sur le réel  et faux de bout en bout : un épisode de rêve sous le ciel absurde d’un cadrage sans plans ou presque, et sans horizons. La profondeur est anéantie par l’immédiateté des centaines d’éléments touffus composant le tableau-paysage, procédé qu’on a traité à tort de « naïf » puisqu’il est au contraire le fruit le plus authentique d’une représentation personnelle et singulière du monde. Chaque tableau est comme un morceau de cette jungle étouffante et infinie que l’artiste aurait réussi à détacher de son sol pour la montrer à nu dans sa toile. Comme le douanier Rousseau, donc, Ergüides peint des paysages d’autant plus surannés, démodés, méticuleux- des chromos tropicaux, en somme- que tout laisse à croire que la minutie des détails l’emporte sur la puissance de l’ensemble qui caractérise ses contemporains. Rien-ou si peu- ne se détache de ces forêts luxuriantes : superposition et enchevêtrement complexe de feuillages divers, de branches, d’oiseaux et de rayons de lumière, de lianes et de troncs, de serpents et de fruits, composent un paysage qui échappe paradoxalement à tout réalisme grâce au refus de la perspective, ou aux jeux plus subtils qui la régissent. C’est justement de ce décalage entre l’impression d’immédiateté et la profondeur réelle de la composition que naît l’impression de mystère onirique caractérisant le travail de l’artiste.

Le jaguar ne bouge pas, et nous observe. Je fais un signe à mon amie, sans un bruit pour éviter de rompre le charme de cette rencontre. Dans la touffeur verte de l’air, nous plongeons dans le regard du fauve. Nul ne bouge un cil, une feuille. Le vent même –à moins que ce soit un courant d’air ?- semble s’être figé dans l’attente insupportable et délicieuse, de ce qui va se passer. Des envies de bondir me sautent à la gorge. A mes côtés je sens Mathilde tout aussi frémissante, proie fascinée par le regard jaune de l’animal. Eprise éperdue ravie elle esquisse un sourire qui découvre à son tour ses incisives blanches. Mais un homme en costume s’interpose encore entre le tableau, qu’il commente abondamment, et moi. J’entends : « Oh, tu as vu ! on dirait le jardin de chez ta mère ! » Eclat de rire. Une voix féminine répond : « Oh mais tu exagères, Jean-Louis. Il n’y a que le chat, pas encore de jaguar. Note que celui-ci a l’air d’un gros chat. » Au fond, elle n’a pas tout à fait tort : ce jaguar n’a d’inquiétant que le regard, et maintenant qu’il ne nous fixe plus, que son attention s’est portée vers les feuillages verts pomme du fond, il n’apparaît guère comme le fauve menaçant qui nous faisait face la minute d’avant. Et nous examinons avec une attention renouvelée les Indiens nus qui se baignent à quelques mètres sur la gauche. Mathilde passe derrière son oreille un doigt pour ranger une mèche échappée du chignon. Elle frise, je n’avais jamais remarqué.

Les figures humaines, dont on ne distingue pas bien les traits, ou animales, se détachent du paysage par leur taille minuscule : il serait donc absurde de comparer les toiles d’Ergüides à ces tissages des Indiens Guarani qu’expose en ce moment la Maison de l’Amérique latine à Paris : l’entrelacement des motifs traditionnels, feuilles de manguier stylisées, troncs tortueux des ombus, taches de jaguar réduites à un hiéroglyphe abstrait représentant par la force d’un signe géométrique l’ensemble des qualités de l’animal totémique, semble aller à l’encontre de cette peinture qu’on a pu qualifier d’hyper-réaliste à ses débuts. Pourtant, il est fort douteux que l’artiste ait réellement le souci du vraisemblable quand il peint la forêt amazonienne, à en croire les dérèglements de temps, d’espace et de perspective qu’il organise, les rencontres inopinées entre un signe à bicyclette et un chevalier espagnol dardant de flèches un anaconda, entre un conquistador bardé de fer et la déesse Yemanya, figure du culte vaudou, des militaires et des bonnes sœurs. Chacune de ces figures, comme les motifs anthropomorphes ou zoomorphes des Guaranis, est le symbole d’une certaine Amérique qu’Ergüides met en scène avec toute l’incongruité, la violence et la magie de ces rencontres dans l’histoire. On distingue assez mal les traits des personnages, qui ne valent que par leur costume ou leur accessoire, leur rôle dans la narration muette qui se joue.

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Un homme et une femme s’avancent dans l’onde d’un fleuve profond, glissant leurs corps entre des taches de lumières et d’ombre. Leurs corps sombres, se détachant à peine des troncs élancés de la forêt d’où ils sortent, sont seulement ceints d’un pagne, et dans cette candeur virginale ils donnent au visiteur l’impression d’un bain  dans le fleuve de l’origine et de l’enfance éternelle de l’humanité. Mathilde les dévisage avec curiosité : « Ils nous ont vus, tu penses ? me glisse-t-elle à l’oreille. – Mais enfin comment veux-tu qu’ils nous voient ? » je suis atterrée par la question de mon amie. Aurait-elle oublié notre camouflage dans cette salle, sous le feuillage dense des pardessus d’automne ? la pluie a brouillé nos traces, laissé des traînées de boue sur le sol où piétinent les troupeaux venus boire : dans ce magma d’eau sale et de terre, nul ne saurait retrouver nos empreintes. Nous marchons à couvert. « Surtout, pas un bruit ». La forêt bruisse de mille insectes, des cris d’oiseaux qu’un soleil invisible a réveillés, des appels du toucan et du chahut des singes dans les branches. Or ce qui échappe au regard d’un explorateur peu scrupuleux ne peut manquer d’attirer l’œil de mon amie, dissimulée à l’ombre d’un bouquet d’anthuriums géants : dans ce paradis surgit à l’horizon blanc la toile d’un parachute, à mesure que s’intensifie, couvrant celui du fleuve, le bruit d’un hélicoptère.les pales crissent dans l’air qu’elles battent comme un tapis, un cri de stupeur s’arrête dans ma gorge avant de nous trahir.  Je me jette au sol et entraîne mon amie avec moi. Les Indiens, eux aussi, ont sursauté, et regardent affolés d’où vient ce fracas. L’homme ajuste son carquois.

Le jeu sur les anachronismes à travers quelques figures mythiques de l’Amérique permet à Ergüides de raconter l’histoire du continent tout entier, de son vol et de son viol par les Européens à l’exploitation de son peuple par les nantis, de la violence de l’esclavage à celle des conversions forcées et des guerres de la drogue, des dictatures militaires du dernier siècle aux exactions commises sur les peuples Indiens anéantis un par un. Comme le mélange des cultures a donné lieu à une forme de syncrétisme religieux et culturel qu’on trouve plus particulièrement dans certaines régions du Brésil, mais de manière plus diluée sur tout le continent, le mélange des époques, des références et des mythes s’expose dans des tableaux qui jouent aussi des décalages et effets d’échos entre passé et présent, ici et ailleurs. La bande dessinée, plus précisément le comix auquel appartient Batman rappelle la culture du vitrail et de l’art religieux indigène en Amérique hispanique : le dessin a valeur narrative, puisqu’il doit en quelques planches résumer toute la vie d’un saint ou du Messie lui-même, et pour cela mettre en évidence un certain nombre de symboles prompts à susciter la foi des Indiens illettrés. C’est pourquoi l’artiste reprend sans cesse les mêmes thèmes et joue sur les variations que représenteraient la rencontre d’un ange et d’un militaire argentin, d’un anaconda préhispanique et d’un dragon. L’homme lutte contre des forces occultes, qui n’empruntent leur aspect zoomorphe mythique, traditionnel, que pour marquer la continuité de l’oppression de l’Amérique. Ergüides a lu Galeano, et évoque dans une interview l’importance dans son œuvre d’une image, celle d’un bateau plein d’uranium dérivant sur l’Amazone, après en avoir pillé les rives, et allant vers on ne sait quelle destination. Des pirogues sillonnent de la même façon les fleuves de ses toiles, avec à leur bord des indigènes ou des explorateurs, quand ce n’est pas le dieu Anaconda lui-même qui mène la barque.

« Déposez vos sacs devant vous et levez les mains en l’air ». Sursaut des protagonistes. On se retourne avec effroi. Mathilde et moi restons tapies dans la verdure, espérant échapper à la vigilance du militaire en uniforme qui a fait irruption et nous braque de sa mitrailleuse. Sous ses lunettes noires comme des yeux de mouche on ne distingue pas son regard : juste leur fixité qui traverse le verre opaque. Les Indiens, à présent sur ma droite, essayent de se dissimuler dans un buisson, mais l’homme a saisi le mouvement de leurs corps et hurle un ordre. Mathilde me presse le bras : « Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ? c’est qui ? » demande-t-elle. Une petite voix lui répond sur le même ton : « C’est le gardien du musée. Il a dû se passer quelque chose. » Alors d’une salle adjacente nous parvient un coup de feu et des cris. Une femme ? je ne perçois plus que des bruits de bottes foulant la boue, des feuilles froissées, des jurons, dans une langue que je ne comprends pas : un bruissement de syllabes et de sons gutturaux, des hiatus qui me font peur. J’ai réussi à me relever et j’espère fuir avec Mathilde cette scène d’effroi, si on parvient à se glisser de l’autre côté du tableau, peut-être une issue de secours. La branche d’un yucca me rentre dans le front, j’étouffe un cri. J’ai peur. L’homme en uniforme qui nous tenait en joue n’a pas eu un sursaut. Il s’est lentement tourné vers nous et nous tien en joue. « Que personne ne bouge ! «  crie-t-il encore. La main de Mathilde a saisi mon épaule. Elle est noire et douce.

La violence qui caractérise l’histoire et l’identité même de l’Amérique trouve son expression dans l’étrangeté qui saisit le spectateur attentif : dans ces paysages paradisiaques et oniriques, planent des menaces : le rougeoiement d’un ciel plombé dans le fond du tableau annonce l’incendie, la sombre ramure d’un arbre menace tout l’équilibre de la composition. Et ce n’est pas tant le paradis originel qui se révèle alors, que l’instant de son basculement vers d’autres mondes possibles, qui bouscule toute culture, toute certitude, toute référence spatio-temporelle. Comme dans un roman de Garc­ía Márquez, à tout instant la magie peut venir contaminer de ses charmes vénéneux et inquiétants l’harmonie méticuleuse du cadre réaliste, rappelant que le continent tout entier est soumis à une double histoire, celle du mythe et celle des récits de la Conquête. De nombreux anthropologues, comme Carmen Bernand ont montré comment s’est effectué au cours des derniers siècles un curieux syncrétisme entre les croyances mayas, celles des esclaves d’Afrique de l’ouest et figures chrétiennes, à travers l’exemple du dieu Quetzalcoatl, issu de la théogonie maya, qui a acquis les caractéristiques du dieu vaudou Eshu et celles de Saint Georges terrassant le dragon pour persévérer à travers la culture actuelle d’une large partie du continent sous des traits qui finissent par incarner l’identité même de l’Amérique ; un travail similaire a été fait à partir de la figure vaudoue de Yemanja, qui apparaît parfois sous le pinceau d’Ergüides et dans de nombreux contes et récits des Antilles et du Brésil. Les animaux qui hantent les toiles du peintre uruguayen contribuent à affirmer cet incessant passage d’un monde à l’autre : jaguars, anacondas et quetzals sont, dans la cosmologie précolombienne, des symboles du passage du monde aux entre-mondes, ceux des dieux et des morts, parce qu’ils habitent la nuit, se glissent sur le sol et dans les arbres, traversent le ciel de leurs ailes, métaphores de la perméabilité des univers que la peinture d’Ergüides traduit par leur présence et par l’interpénétration de la végétation, du ciel et du fleuve, par les nuances infinies de vert et de brun, de bleu et de gris qui remplissent le cadre, donnant l’impression que chacune se dissout dans l’autre en un mouvement infini, semblable à celui qui régit l’ordre de l’univers.

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Nous sommes figés, le cœur battant à tout rompre, tapis dans les broussailles, sous l’œil impénétrable de l’homme en uniforme. Il suffirait d’un battement de cil pour qu’une flèche enduite de curare traverse l’espace. Contre mon cou je sens une haleine lourde ; je n’ose me retourner, mais un museau vient flairer ma chair à travers le col de la chemise, et déjà je sens les dents de la bête tachetée sur moi. Les à-plats denses et griffus de ses pattes me serrent l’épine dorsale comme des tenailles d’un brun opque. Je ferme les yeux, certain de ne plus jamais les ouvrir sur une aube mouchetée de rose.

Tout se précipite dans une apocalypse de couleurs. Yemanja se lève et s’avance de l’écorce d’un arbre dont elle semble éclore vers le fleuve, une fleur rouge à la main comme une grenade ouverte. Une longue robe blanche couvre son corps d’ébène et elle sourit au spectateur. Le gardien, dans son bel uniforme vert, tressaille. Le jaguar s’approche et ronronne quand elle passe une main sur sa robe : elle lui offre la fleur d’où sort un minuscule colibri, qu’il avale d’un claquement de mâchoires. On entend quelques minutes les gazouillements de l’oiseau dans le ventre du fauve. Le crépitement d’une flèche vient interrompre la scène : le gardien tombe mort de tout son long, alors que deux jeunes Guayaki surgissent de derrière un banc. Ils appellent à la rescousse le reste de la tribu pour dépecer le gibier. Yemanja, aidée à son tour d’un angelot rose et joufflu, fait le tour du théâtre des opérations en évitant avec soin la boue et les cadavres qui maculent le sol : la fusillade de tout à l’heure a laissé pas mal de traces. Elle dessine au sol un loa avec la craie que lui tend Ergüides, et demande d’une voix douce au jeune fonctionnaire à côté de moi s’il n’aurait pas un poulet à étriper pour lire ses entrailles. Indigné, il refuse, et lui désigne le singe qui cabriole dans les luminaires, ces plantes aphrodisiaques semblables à la mandragore recherchée par des armées entières d’explorateurs bouffés aux moustiques. Je me suis levé, je peine à reconnaître sous l’épais cirage et le déguisement mon amie, qui semble au contraire très à l’aise. A présent, elle appelle le singe en lui tendant un morceau de sucre, un couteau planqué derrière le dos. Quand elle sera chevauchée par Eshu, ça risque d’être folklo, et je cherche à m’éclipser discrètement. Je ne veux pas assister à cette mascarade.

Alors que je cherche une issue, une liane où grimper, un terrier où me faufiler, une pirogue dans les feuillages de la rive pour traverser le fleuve, déboulent deux personnages visiblement contrariés et armés de machettes : une religieuse en grande tenue, qui mâche de la coca et rote régulièrement, et Batman, dont la cape s’emmêle dans les épines des acacias. A l’aide d’une croix en fer, il assomme prestement le singe et tend sa dépouille à Yemanja, qui découvre ses cuisses en signe de reconnaissance et l’invite à la chevaucher au sol où elle a dessiné un labyrinthe. La religieuse toujours ruminante propose de la cocaïne qu’elle sort par petits sachets de son missel aux deux jeunes Guayaki qui pêchent à présent des sirènes dans les eaux bourbeuses du fleuve. Je refuse d’en voir davantage.

De toutes ces figures qui se croisent et s’interpénètrent, la plus importante est sans nul doute celle de l’anaconda, dragon pourfendu par les chrétiens et symbole de l’éternel recommencement des civilisations précolombiennes, incarnation du sexe en psychanalyse freudienne… enfin ce n’est pas le terme exact mais vous avez compris l’idée. L’anaconda, disais-je, plonge dans tous les tableaux d’Ergüides ou presque sa longue queue dans l’eau saumâtre d’un fleuve… Oui, l’image est osée, peut-être même marquée par une certaine vulgarité, mais continuons, sa longue queue disais-je comme métaphore de la compénétration des peuples et des cultures, du coït originel qui marque l’origine et la naissance du continent, dans une sorte d’orgasme mêlant Eros et Thanatos, plaisir et souffrance, enfin bref tout ça, quoi. Vous avez déjà vu des serpents s’accoupler ? ben l’Amérique au fond c’est ça ; non, pas un nœud de vipères, mais la copulation dévorante (oui parce que dans l’acte sexuel il y a aussi cette phagocytose à l’œuvre, et c’est aussi ce qu’il peint dans ses tableaux, là vous voyez avec la nana qui se fait bouffer par un jaguar au premier plan ?) des peuples, et c’est justement pour ça que ça se passe dans la jungle, parce que la jungle avec ses fleurs carnivores et ses fantasmes (très occidentaux, dur reste, pardon du reste, d’ailleurs ce brave Ergüides vit en France, il y a fait toutes ses études… bref l’Amérique vue d’Europe, quoi, encore une vision très néo-colonialisme qu’est-ce que ça peut m’énerver) ses fantasmes donc de sauvagerie, de nature originelle, de lieu du péché et du paradis en même temps, de tout est permis, un peu comme un parc Disney au fond, c’est jouissif et fantaisiste, on y fait ce qu’on veut, tralalala boum boum… Euh oui, peut-être que je m’égare un peu. Bref, disais-je, la jungle se referme, labyrinthe impénétrable, inextricable de mythes et de fantasmes, où tout se répète et se confond, d’où l’on ne peut sortir indemne, si tant est qu’on puisse sortir de cette matrice originelle.

Je veux sortir de là. La lumière a pâli, bientôt les ténèbres. Je veux rentrer chez moi, finir ce foutu article, retrouver le calme de mon bureau, l’espace restreint de l’écran ordonnée par les fenêtres que j’ouvre et ferme d’un clic, à ma guise, je dois trouver une issue, une chute, enfin une conclusion qui laisse une ouverture, vous connaissez le principe. De salle en salle, je bute contre des racines, je m’enfonce dans des mousses millénaires, je croise une araignée et un pompier, il me dit que tout prend feu, je le suis alors, prenant sa lance pour mon fil d’Ariane, mais il m’entraîne dans d’autres dédales, peuplés d’Indiens et de Conquistadors qui s’entretuent en jouant de la flûte, et l’anaconda soudain glisse entre mes pieds, il va me dévorer, je le sens, je le vois, il ouvre grand ses mâchoires, il me fixe de ses yeux noirs, il m’entoure me colle me serre j’étouffe je ne sortirai jamais de ce tableau- à moins que dans le ventre de la bête j’entrevoie les lumières d’un inframonde possible, d’une autre toile, d’un autre univers, d’où qui sait, je trouverai le chemin d’un possible retour dans le cadre qui orne le mur de ma chambre.

 

 

 

illustrations: trois tableaux de José Gamarra: El Dorado, El Quetzal et Yemanya.

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