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Travaux en cours, risques de chutes
11 juin 2013

Ecrits sur la grâce

A certains il suffit de laisser parler leur cœur pour écrire des choses belles et profondes : une évidence lumineuse émane de leur prose simple, qui dit leur unité préservée avec le monde. A d’autres, cette grâce est refusée : une marraine aigrie, un mauvais génie à leur naissance s’est ingénié à brouiller en eux l’immédiateté heureuse de ce rapport au monde, et c’est à l’issue d’un labeur harassant, décevant, souvent vain, qu’ils parviennent parfois à exprimer la beauté des choses que leur sensibilité voit, mais ne sait dire sans l’embrouiller d’un chaos de formules lourdes, de vocables artificiels, de rythme ternaire à l’allure d’éléphants repus. Certains encore choisissent dans ce fracas assourdissant de la syntaxe complexe une ligne mélodique à leur image, et savent construire de savantes architectures à l’esthétique baroque pour dire le tumulte d’un monde lancé à pleine vitesse dans l’inconnu. Mais les disgraciés de naissance, les maladroits, les emberlificotés au verbe lourd, ceux pour qui rien n’est simple, et qui pourtant ont des yeux pour admirer l’évidence d’un rayon de soleil sur la tasse de café, ceux qui portent un cœur simple et un langage empêtré, ceux-là doivent retrouver la grâce d’une enfance qui peut-être n’exista jamais, et qui consiste à poser sur le monde des verbes justes, essentiels, débarrassés du tintouin habituel de leurs pensées confuses, les dévêtir de leurs apprêts, choisir en somme dans ce mélange inextricable de sobriété du beau et d’exubérance des mots pour le dire celui d’entre tous qui sera le plus juste, le seul indispensable, le rayonnant.

Une parole est pourtant possible dans l’infini des styles : s’ils ne sont ni classiques, sobres et essentiels, ni baroques, complexes et profonds, il leur reste une petite voix, celle de la maladresse étudiée, celle de l’imperfection érigée en modèle, en credo. Je crois que la beauté n’est pas dans la splendeur d’un coucher de soleil sur une plage où se balance un cocotier rêveur, ni dans le mot « sable » posé comme un grain infime sur la page, mais dans la pince du crabe oubliée par le crustacé blessé au combat au bord d’une dune, qu’un enfant ramasse pour rêver qu’il devient à son tour carapaçonné de rouge flamboyant luttant à corps perdu contre un poisson-chat. Je préfère l’imperfection, la maladresse, l’hésitation, le mot de trop ou de travers au beau langage, forteresse imprenable que je ne saurai jamais construire de mes doigts malhabiles tapotant sur le clavier. J’aime voir les fissures, les pierres manquantes ou les excroissances imprévues du lierre sur la ruine d’un mur. La grâce dont je suis privée, je ne désespère pas d’y atteindre à force de creuser ces remparts de mes ongles trop courts, sans vernis, mal coupés, pour trouver dans le langage du lichen sur la pierre la trace d’une époque qui n’en finit pas de résonner sous la peau de ma main. J’aime les objets cassés, les phrases mal foutues qui laissent attendre mieux, les traces laissées par des centaines de thés sur les bords de ma tasse, l’épi sur la tête de mon fils, le petit bouton qui gratte la parfaite symétrie d’un visage, le sourire inattendu de la caissière qu’on avait alors confondue avec les produits entassés sur le tapis roulant, le plus vilain de mots en –âtre ou en –asse qui soudain sonne tout drôle dans un texte, j’aime le balancement d’une hanche vieille et lourde sous un tissu affreux à fleurs et la fulgurante évidence d’une structure de fer sortant du ciment comme les griffes tendues vers le ciel d’un monstre emmuré là pour des siècles, l’odeur de la javel plus que celle des roses artificielles car elle me rappelle ma mère et les heures de ménage et les travaux et les jours sans cesse renouvelés à quatre pattes sur le carrelage de la cuisine, et je n’ai pas envie de faire beau à coups de senteur violette ou pin des landes, je voudrais –simplement- faire ressortir- ce charme un peu stupide- qui émane- du quotidien- du banal-du rien du tout.

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  • En lisant, en écrivant, en moins bien: ce blog est un journal, qui mêle réflexions personnelles à partir de livres et essais de fiction, mêlant sans prévenir le vrai et le faux, dont j'essaie ici de comprendre comment ils créent de la littérature.
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