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Travaux en cours, risques de chutes
7 mai 2013

dans le couloir

« Maman, je ne veux pas que tu mourisse. »

Comment te dire, mon canard, que mûrir c’est apprendre à mourir, que je dépéris et fane et me meurs entre ces murs et que je ne saurai même pas t’épargner ça : ma mort, un jour, sur un drap blanc. Un jour ou demain, c’est selon. Je te mens à tour de bras et te parle des médicaments qui guérissent de la mort, des vieillards qui ressuscitent avec des bisous, des potions de perlimpimpim à base d’aileron de calamar séché et de chocolat en poudre pour faire revivre les plus décatis. Mais tu me fixes de tes yeux incrédules, tu as envie d’y croire mais tu ne sais pas si c’est du lard ou du cochon, et tu insistes :

« Maman, si tu es vieille, tu vas perdre tes dents ? »

Déjà elles branlent, leur racine se creuse et sous la dent l’os du squelette pointe. Et si ce n’étaient que les dents ! les cheveux grisonnent, les rides flétrissent les joues, les traits se creusent et la chair s’amollit, flasque comme une peau de vieille, pendante en plis de dindon branlant. J’exagère à peine : les toiles d’araignée ont recouvert mes mains, et j’ai peur, si peur, d’être bientôt dévorée tout entière par leurs mandibules puissantes : c’est l’odeur de la vieillesse et de l’humidité de cave qui  les appelle au grand festin. Mon fils déjà m’enterre, et me demande avec l’innocence d’un petit cannibale si les chiens mangeront mes os. Mais non, mon petit lapin, on ne me grignotera pas comme un vulgaire pilon de poulet, je ne serai pas un plat à emporter pour vers affamés et corbeaux croassant, d’ailleurs je ne vais pas mourir, je te promets d’une voix hésitante que je ne vais pas mourir, et je croise les doigts derrière mon dos en flagrant délit de publicité mensongère pour une vie éternelle, espérant qu’un jour cette idée te fera moins mal et que je pourrai arrêter de te raconter n’importe quelle salade, pour calmer l’angoisse dans tes grands yeux sombres.

 

Puis c’est l’heure de se coucher, et je te borde entre des draps bleus, je borde avec toi la grande famille des peluches –quand tu seras grand, tu auras sept enfants, m’as-tu dit- je te chante une vieille complainte, et soudain :

« Etrangler, ça fait mal ? »

A pendre et étrangler sur la place du marché. Oui, ça fait mal, mais vas-y que je m’empêtre encore dans des explications qui se veulent rassurantes et ne font qu’enfoncer le clou-comme sur les mains et les pieds de Dieu que tu as vu l’autre jour à la cathédrale, ça aussi ça fait très mal- mais du moment qu’on punit les méchants et que les gentils ressuscitent après tout. Je m’emberlificote dans des dénégations confuses, « perdu » là ça veut dire qu’il va mourir, mais on ne meurt pas à chaque fois qu’on se perd, d’ailleurs tu vois bien quand on t’a perdu sur l’a plage en septembre tu n’es pas mort, et pourquoi je lui rappelle cet épisode traumatisant et honteux, peut-être qu‘au fond il n’est pas tout à fait sûr de ne pas être mort quelques minutes alors, loin de notre regard, seul parmi des milliers d’inconnus qui ne parlaient pas sa langue, petit bonhomme perdu, allez dire à ma mère qu’elle ne me reverra plus, j’suis un enfant perdu, mais non mon cœur quand on perd ça ne veut pas dire qu’on meurt, et non ça ne fait pas mal de se perdre, maman te retrouvera toujours, où que tu ailles – dit comme ça, n’est-ce pas encore plus angoissant, au fond ? Mais mon angoisse se mêle aux siennes, je m’emmêle, j’ai peur moi aussi de le perdre, mon tout petit, et s’il le sent c’est cuit, car c’est très angoissant, tout cela, de lui transmettre avec mon amour maternel toutes mes angoisses et ces vieilles pattes d’araignée qui me courent au fond du ventre : le cercle vicieux nous emmène loin, très loin, dans ses anneaux. Un lombric goulu avale la terre qui retourne avec nous à la poussière.

 

 

« Maman, le cauchemar est revenu ! il est dans ma chambre. »

Tu m’as tirée de l’ombre de ta voix fluette dans le couloir. Petit crapaud en pyjama de squelette, cheveux ébouriffés tu entres les yeux hagards dans le salon pour me raccrocher aux murs. On va ensemble exterminer tous les mauvais rêves tapis sous ton lit, tremblez vilains monstres, ta mère armée de détermination et d’une épée piratesque déboule dans ta chambre et retrouve la terre ferme, reprend pied, enfin, avant d’aller affronter sa propre nuit peuplée d’insomnies et d’angoisses violettes.

J’ai envie de rester dans le couloir à faire le guet, histoire de ne pas aller à mon tour essayer de dormir sans fermer les yeux, de me préposer à la chasse aux cauchemars, de rester stoïque à veiller sur ton sommeil comme quand tu étais bébé et qu’il fallait te faire manger toutes les deux heures, ou de tirer d’un mauvais rêve, ou t’aider à trouver le sommeil et te bercer des heures durant dans la nuit chaude. Je voudrais te remettre dans le couffin à côté de mon lit à moi, et qu’on s’allie l’un à l’autre pour dormir envers et contre toutes les araignées qui me grimpent du fond du ventre, enserrent ma gorge et faisaient soudain trémuler tes petits bras au plus fort de la nuit. Je voudrais que tu ne t’endormes que sur moi, comme durant ces nuits lointaines de crampes et de craintes de t’écraser, où je te sentais chaud et palpitant sur moi, que ton poids m’étouffait plus fort que toutes les angoisses du monde : petite bête fragile livrée à moi, je te voudrais encore dépendante de moi, suspendue à mon souffle et à mes reins, cachée au creux de mon ventre, pour te porter plutôt que n’importe quel fardeau dont la nuit m’accable.

Le vilain monstre qui ricanait sous ton lit m’a suivie au fond de ma chambre, il a longé à ma suite le couloir aux ombres géantes et s’est installé à mes côtés. Sous les ronflements de l’autre je perçois son sifflement tenace, qui gigote et s’installe commodément entre nos deux corps rompus de fatigue.

Et mon petit enfant n’a plus besoin de moi. Et nulle voix ne viendra plus m’extirper de ce cauchemar sans sommeil à battre des jambes et des nageoires, échouée là, écoutant le battement des heures sans respirer, cœur battant de ne plus vibrer, la tête plein de phrases vides qui résonnent, résonnent, résonnent dans le silence du couloir. Je n'avais pas vu la toile de cette énorme araignée noire au-dessus de ma tête.

ratataaraignee

Illustration du livre Comment ratatiner les araignées? de Catherine Leblanc

 

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  • En lisant, en écrivant, en moins bien: ce blog est un journal, qui mêle réflexions personnelles à partir de livres et essais de fiction, mêlant sans prévenir le vrai et le faux, dont j'essaie ici de comprendre comment ils créent de la littérature.
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