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Travaux en cours, risques de chutes
29 avril 2013

Femme libérée

T’as cette chansonnette stupide qui te trotte dans la tête et t’hésites entre l’auto-apitoiement et l’envie de t’en foutre et de rire de ton triste sort. Pauvre tâche : tu te retrouves là, dans cette cage d’escalier, frigorifiée, les jambes couvertes par ta vieille veste en cuir, à guetter chaque mouvement de l’ascenseur en espérant qu’il revienne au bercail dont tu n’as pas les clés.

Sur un coup de tête tu as foutu le camp : exaspérée, bouillante de colère, les larmes aux yeux tu as rebroussé chemin avant de te rappeler, au bout de quelques mètres, que tu n’avais pas les clés ; ni un sou ; ni tes papiers d’ailleurs ; ni un téléphone en état de fonctionner dans un pays étranger. Passée l’angoisse immédiate devant l’absurdité de ta situation, tu t’es dit qu’il fallait ravaler l’orgueil et tenter de le retrouver : il projetait une visite au musée Picasso, tu t’y es donc rendue, à pied, car ta seule chance c’est d’avoir gardé le plan, et tu as fait le pied de grue pendant une heure en te disant qu’il passerait nécessairement par là –ou par l’autre entrée, à laquelle tu ne pouvais prétendre, car tu n’as pas le don d’ubiquité. Puis tu t’es dit qu’il rentrerait bien à l’hôtel, et tu y es revenue aussi, les talons fatigués sur les trottoirs gris. Avec les quatre euros cinquante que tu as réussi à changer, tu t’es payé un sandwich que tu as avalé en regardant fixement l’entrée de l’hôtel, histoire de ne pas le rater. Puis tu t’es postée à la porte, en espérant que quelqu’un, n’importe qui, entre ou sorte, et te laisse passer, pour poser tes jambes fatiguées sur les escaliers, en attendant mieux. Une heure trente sur le trottoir, immobile, dans ta robe trop courte qui te tient trop chaud, mais plutôt crever que d’enlever la veste, parce que tu as déjà l’air de tapiner, et qu’on ne va pas en rajouter. L’œil farouche, les bras croisés, à regarder passer les gens affairés sur le trottoir, qui te jettent un œil soupçonneux en marchant, les valises à la main ou un cornet de glace, pendant que tu stagnes en imaginant tes veines bleuâtres sortir de tes jambes, tellement tu as mal, sur tes talons ridiculement hauts. Tu enrages de cette humiliation que tu t’es infligée par sottise : rester debout pendant des heures, ou errer dans les rues d’une ville inconnue, sans savoir où poser ton joli cul, dans l’indifférence générale ou la suspicion des badauds –comble d’ironie, ce foutu hôtel jouxte le Musée de l’érotisme et tu te demandes si on va te prendre pour la suite de la visite pour vicelards en manque d’aventures galantes- c’est pas de l’étourderie, c’est de la bêtise à l’état brut. Qui te renvoie à ta situation merdique par excellence : un compte en banque personnel vide, pas de carte de crédit sur toi, la seule qu’on utilise est celle de Marichéri qui fait du tourisme pendant que tu l’attends rageuse dans la ville, et une dépendance absolue, vitale à cet homme en dépit des grands discours et des jupes courtes : il gagne sa vie, pas toi, il a le téléphone option internationale nécessaire à son travail avec lequel il n’a même pas l’idée d’essayer de te joindre, il a les papiers puisque c’est lui qui fait les démarches et que votre départ à l’aéroport n’a pu être démêlé que grâce à ses relations : tu es à sa merci, comme lui dépend de ceux qui l’emploient, et c’est toi qui l’as dans le baba. Tes envies de pleurer remontent à la gorge, de plus en plus sèche, alors tu en fumes une autre pour ne pas fondre sur ce putain de macadam, le paquet tiendra bien jusqu’à ce soir, pourvu qu’il revienne. Tu lui en veux mortellement de ne pas avoir couru après toi ce matin pour te protéger de tes propres fantasmes de fuite, de ne pas chercher à te retrouver maintenant, et surtout d’avoir causé cette séparation de quelques secondes qui prend des dimensions de catastrophe. Mais là tu te  rends compte que non seulement cette station péniblement debout dans l’expectative humiliante de son retour est une image assez fidèle de ce que sera ton existence sans lui, et que s’il te laisse moisir toute une journée sur un trottoir tu ne peux au moins pas l’accuser de paternalisme ; au fond, il respecte ta liberté, et c’est toute seule comme une grande que tu t’es mise dans cette situation.

Et s’il ne revenait pas ? et s’il rentrait au pays, tout simplement, où tu ne pourras jamais le rejoindre parce que tu n’as pas de quoi te payer le transport jusqu’à l’aéroport, et encore moins ton billet, évidemment. Et si la nuit tombait et te laissait toujours là, le ventre creux et les cuisses tremblantes d’être restées tendus comme des piliers d’église au milieu du flot ininterrompu des passants ?

Soudain, un couple entre dans l’hôtel, et tu te faufiles misérablement à leur suite, essuyant la honte de leur regard suspicieux. Tu peux enfin t’asseoir dans l’entrée, et observer de la porte vitrée le passage de la rue, espérant toujours le retour d’un Ulysse en tongs et en bermudas qui doit profiter à mort de cette petite virée catalane enfin débarrassé de sa bonne femme revêche à lunettes. Et d’autres heures d’attente s’ensuivent, ponctuées par les allées et venues de quelques vacanciers qui s’étonnent de te trouver encore là à leur retour mais te saluent poliment en anglais. Tu observes alors un phénomène des plus étranges : les gens que tu vois passer sur le trottoir, qui se dirigent vers la droite, disparaissent subrepticement une fois franchi un certain point de la vitre. Le sentiment d’irréalité dans lequel tu baignes depuis quatre heures, fantôme emprisonné dans ta paroi de verre que tu ne peux plus quitter dorénavant sans perdre à jamais tout espoir de t’asseoir quelque part, s’efface partiellement quand tu comprends que tu vois les passants arrivant de la droite à travers un miroir, et que sitôt franchie la fin de cette vitre réfléchissante ils disparaissent en devenant réels, sur la partie du trottoir qui t’est en fait cachée par le miroir, et que tu prends pour une vitre. Tu les vois donc passer en deux fois : d’abord, ils viennent de droite, puis ils passent, venant cette fois de gauche devant la porte quelques instants avant de disparaître au moment précis où tu devrais pouvoir les suivre des yeux vers leur destin. Plus étrange encore cette impression qu’ils se croisent eux-mêmes interminablement sans jamais se rencontrer ; à cette évocation tu te dis que tu as peut-être croisé dix fois sans le savoir Marichéri qui erre aussi dans la même ville que toi, effectuant des mouvements browniens de mouche prise au piège sans se douter que tu es à quelques pas de lui, alors même que tes choix de rester là ou de parcourir les rues au hasard ont exactement les mêmes chances d’aboutir à une rencontre, ou de n’aboutir qu’à cette infinie solitude fantasmatique. Tu penses à la Marelle sur laquelle se croisent et se retrouvent Horacio et la Maga, avant que cette dernière ne disparaisse définitivement, à Montevideo ou à Paris, et que nul hasard ne permette jamais à Horacio de la retrouver, si ce n’est à travers le reflet déformé de Talia, la femme de son double et ami Traveller. Et à mesure que ta rêverie t’emmène dans les pas des figures tremblantes qui dessinent des mandalas au sens perdu dans un roman de Cortázar, tu perçois ton propre ridicule de ne jamais atteindre la poésie d’une de ses héroïnes, perchée là dans l’entrée d’un hôtel barcelonais où l’on finira par te mettre à la porte si personne ne t’ouvre la chambre.

Tu as l’air louche, et tu as l’air très bête. Derrière cette vitre, tu as l’air toi aussi d’être exposée à la curiosité des passants, qui parfois lancent un coup d’œil, comme une marchandise avariée ou une bizarrerie locale. Personne ne passe ainsi des journées de vacances à attendre dans l’entrée d’un immeuble. Personne ne serait assez stupide pour se mettre dans cette situation, et encore moins pour la faire durer, avec cette angoisse d’araignées au fond du ventre qui tissent leur toile à mesure que tu espères un hasard miraculeux qui ne vient pas. Elles vont finir par te bouffer, avec leurs fines pattes velues qui montent, toujours qui grimpent le long de l’oesophage et te serrent jusqu’à la gorge. Tu as essayé vingt fois de téléphoner, de ton portable inutile et d’une cabine, avec les centimes qui te restaient, mais ça ne marche pas, et soudain t’effleure l’idée pourtant évidente d’envoyer un message : « Où es-tu ? ». tu ne sais pas s’il peut le recevoir, ni s’il y répondra, et l’attente recommence, avec cette fois un objectif, manière de ponctuer cette interminable angoisse de l’attente par de petites attentes précises. Tu es devenue attente. Tes jambes qui ne bougent plus, tes bras hérissés de chair de poule, ton cou douloureux d’être gardé bien droit, tes yeux fatigués de rester grands ouverts à guetter la venue de l’homme espéré sont tendus depuis toujours dans une espérance de plus en plus vague. Le clocher sonne tous les quarts d’heure une petite musique que tu connais déjà à la lumière qui baisse, au flux de la droite vers la gauche qui s’inverse des passants : c’est l’heure de rentrer chez soi, et Marichéri va bientôt rentrer. Trouver le message, revenir, te prendre en pitié.

Tu as envie d’une clope, mais si tu sors, tu ne pourras plus rentrer dans le bâtiment. Tu prends alors l’escalier de secours à la recherche d’une fenêtre loin des extincteurs, et tu renonces à la cigarette, par peur de ne pas avoir le droit, tu te sens déjà trop clandestine dans cet immeuble de rapport aux meublés impeccables et chers. Tu bloques la porte qui donne sur l’ascenseur et le couloir, pour être sûre de ne pas rater son arrivée, ce serait le drame, et tu finis par t’abimer dans l’escalier, cachée aux yeux des locataires, recroquevillée sur toi-même, la tête dans les bras qui sentent la sueur et le tabac, les genoux remontés jusqu’au front que tu enfouis dans ta robe. Tu chasses encore cette envie de chialer qui te reprend à intervalles irréguliers en regardant pour la millième fois si tu aurais reçu une réponse que tu n’aurais pas entendue, mais il fait de plus en plus sombre, tu te gèles maintenant que le soleil est allé se faire voir ailleurs, et ta solitude envahissante devient franchement préoccupante. Tu as envie de faire pipi, et tu auras bientôt faim. La porte de la chambre est à quelques mètres, et tu as vérifié trois ou quatre fois que Marichéri n’était pas tout simplement dedans à t’attendre depuis le début, mais les coups résonnent dans le vide de la chambre et tu t’es affalée, vaincue, sur les marches de l’escalier où tu envisages de passer la nuit. Au bout de combien de temps la faim te poussera-t-elle à envisager de coucher avec un autre homme, et comment t’y prendras-tu si tu choisis ce chemin-là, faute d’imagination ? est-ce que c’est si simple de se déclarer pute, et d’alpaguer le client, quand on porte depuis trois jours la même robe qui pue et qu’on n’a dans le ventre que les pattes insatiables des araignées qui y tissent leur toile, et la fumée des cigarettes ? et après ? si au bout de quatre, cinq jours, personne n’est venu t’ouvrir la porte, tu feras quoi ? il doit bien exister une ambassade, mais pour rentrer où ? et avec quels papiers pour prouver sa bonne foi ? qui appeler au secours, quand on n’a plus de parents, et qu’on va par le monde avec pour seul appui indéfectible ce mari qui vous laisse à la porte, dans le noir, comme un repas rapide à emporter. Toute ton existence de femme aisée, heureuse, ne tient qu’à un fil, celui de l’araignée qui s’entortille dans ton estomac et t’étreint de plus en plus étroitement.

Soudain, un appel. Tu décroches, c’est lui, qui t’annonce qu’il est en bas.

Puis tu entends l’ascenseur qui s’arrête, qui remonte, et des bruits de pas.

Il est là et il t’embrasse. Tu n’as plus la force de partir.

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