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Travaux en cours, risques de chutes
16 avril 2013

petits taxis rouges

 

Petit-taxi-de-la-terreur

Petit taxi de la terreur, illustration d'Alexis Logié http://studio-logie-prints.blogspot.com/p/blog-page_441.html

  1. CCF-Jajma : Babel(Oued) City

D’abord, il faut traverser, au péril de sa vie, un boulevard fourbe, pour être dans le bon sens. Trois files d’un côté, trois files de l’autre. Avec un piège au milieu : une simple ligne blanche dont toutes les voitures font fi, qui vrombissent à folle allure, entre les deux. Je me risque. Je m’arrête après la toute première, laissant passer une voiture grise aveugle. Mais sur la troisième une autre m’avait vue en proie au doute, s’était arrêtée pour me laisser passer ! rageuse d’attendre pour rien, elle klaxonne alors que je n’ose m’élancer sous les roues de la grise. Elle passe, je passe, la troisième enfin passe à son tour, je m’arrête et j’attends que dans le sens inverse le trafic se tasse un peu. Un moment de répit et je cours sur l’autre rive, mais voyant passer un petit taxi rouge, cours encore à sa poursuite. Il m’a vue, et me fait des signes cabalistiques par le rétroviseur, en freinant vaguement : main tendue vers l’avant, il semble me promettre une fessée si je refuse de prendre la bonne direction, mais n’indique que sa destination, tout droit. J’indique à mon tour la droite, il accélère ; c’est râpé. D’autres filent ventre à terre, mais pas un seul ne s’arrête, alors que je marche, dans la même direction, dos à eux, vers le feu rouge où je pourrai peut-être en choper un. Hors d’haleine, je m’arrête en même temps que trois d’entre eux : deux sont remplis à ras bord, il reste deux places dans un troisième. Je me penche vers la fenêtre, indique ma destination. Un signe de tête, je monte, salue, on repart avant que j’aie fermé la porte sous les klaxons véhéments des véhiculent qui le suivent. Je ne suis pas tout à fait certaine qu’il ait compris où je voulais aller. Muré dans le silence, il roule vers le destin de la femme, à l’avant, qu’il dépose à plusieurs rues de l’embranchement que je prends d’ordinaire, sans me demander mon avis. Vaguement inquiète, je regarde les rues se précipiter vers la mer, espérant rentrer au plus vite vers les terres fermes de l’adresse où je vais. Il se tourne finalement vers moi, me demande dans une langue incompréhensible où je vais précisément, je réponds dans une autre langue tout aussi incompréhensible, et soudain un mot dans mon charabia le décide : il tourne à droite avec une assurance inespérée, et me dépose cinq minutes plus tard devant mon bureau, repartant en sens inverse avec la portière à demi ouverte, un sifflement inquiétant s’échappant de ses pneus ou de la portière, qui sait, pour récupérer deux femmes qui lui font signe sur le trottoir d’en face.

 II. CCF-Jajma : Controverse socio-politique

Je suis partie de justesse, courant sur mes talons hauts, et je poireaute au feu rouge. Rien de rien de rien de rien. Enfin, j’aperçois la silhouette d’un petit taxi rouge, lui lance des signes désespérés, il s’arrête et j’entre. Je suis seule dans le véhicule à côté du chauffeur, mais il occupe l’espace : il fume en chantant encore plus fort que sa radio, branchée sur des chansons françaises d’un autre siècle, bramant des airs populaires qui vont me vriller la tête pendant toute la semaine. Il me demande soudain si je suis au courant que mon président vient ici la semaine prochaine ; comme j’acquiesce, il se lance dans une longue analyse sociopolitique des rapports entre les deux pays, que je ne suis pas très sûre de suivre. Pourquoi soudain évoque-t-il Jamel Debbouze alors que je répondais avec pertinence à son laïus sur les bienfaits du tram ? aurais-je mal compris ? alors qu’il enchaîne sur un discours d’éloge à l’adresse des ministres islamiques au pouvoir –à moins qu’il ne critique leur présence, justement, ce n’est pas très clair- je m’efforce à la plus grande neutralité en espérant qu’un autre passager viendra bientôt interrompre ce dialogue de sourds dans lequel je crains à tout moment que sa bienveillante volubilité se change en fureur sur un malentendu. Les feux rouges traînassent. Quand on pourrait enfin repartir et sortir de cet imbroglio diplomatique, une charrette traînée par un âne rétif décide interrompt toute velléité de dépassement en occupant à pas lents toute la rue. Je n’ose regarder l’heure. Mais mon chauffeur, ravi de cette passionnante conversation, profite du moment. Il prend une rue que je ne connaissais pas, salue au passage un collègue, s’arrête un instant pour échanger quelques mots avec lui, et repart avec véhémence : au fond, la France a une attitude colonialiste ; je me fais de plus en plus petite sur le siège en espérant qu’il trouve le chemin et approuve avec entrain des discours de plus en plus nébuleux : pourquoi soudain fait-il l’éloge de notre président après cette histoire d’impérialisme ? à moins que ce ne soit l’éloge du roi ? dans le doute, j’opine du bonnet en recomptant mes sous, nous arrivons, et il me salue longuement alors que je m’enfuis vers le havre du bureau.

 III. CCF-quelque part vers Oasis : Dans la solitude des champs de béton

 Ce soir, c’est l’aventure : je vogue vers l’inconnu. Sortant de chez moi à petits pas pressés, j’attends de longues minutes, doublée par de mesquins passants qui se placent à quelques mètres en amont et raflent les taxis avant qu’ils n’atteignent ma modeste station. Mais qu’importe ; magnanime, j’attends mon tour. Quand enfin un taxi les méprise pour venir à moi, je lui indique un lieu qu’il ne connaît pas, et il passe sa route sans me laisser l’ombre d’un espoir. Chaque nouvel espoir est refusé par des véhicules qui refusent de m’écouter, de me laisser une chance, et me demandent obstinément une direction précise que je n’ai pas. La nuit est tombée sur le carrefour où des voitures passent sans s’arrêter. Les taxis sont rares, il commence à pleuvoir, et je refuse d’abdiquer en dépit du retard : plantée au milieu du passage, je me dresse comme une menace dans la nuit pour alpaguer tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à une planche de salut, suscitant l’étonnement des passants ou des malheureux automobilistes en voiture rouge qui se croient attaqués quand je me dresse devant eux en demandant « Oasis ? » , frémissante de crainte et d’espérance. Le spectacle a dû commencer, pendant que j’attends toujours, ombre mouillée parmi les ombres, tachant d’éviter la boue des ornières quand je me précipite sur la silhouette d’un taxi en plein carrefour, risquant l’écrasement, triste et solitaire parmi le passage incessant des voitures indifférentes. Quand je commence à désespérer, guettant au moins un abri, un taxi salvateur s’arrête, et hoche la tête quand j’indique la direction. Nous roulons alors en silence vers un lieu incertain, où doit se dérouler un spectacle dont j’ai déjà raté le début, et peut-être le reste. Il me dépose dans une rue que je n’ai jamais foulée, m’indique vaguement un chemin, que je demande à des passants étonnés de voir une jeune femme seule dans ces rues désertes, sous la pluie encore, à la recherche d’un lieu dont nul n’a jamais entendu parler. J’erre encore de résidence surveillée en pâtés de maisons cossues, on me klaxonne longuement quand je marche à pas vifs le long de l’artère où je cherche avidement une indication ; enfin, j’arrive, et je me suis trompée d’heure : le spectacle va commencer.

 IV.Morocco Mall-CCF : l’enfer, c’est les autres

Des heures à errer, enfants en bandoulière, dans le Mall surpeuplé, dans les cris et la l’aveuglante lumière, cherchant des toilettes pour l’un, des mouchoirs pour débarbouiller l’autre qui s’est tartiné de chocolat, portant, poussant, menaçant, suppliant, jurant de ne plus jamais remettre les pieds dans cet enfer où l’on vous piétine dans une langue incompréhensible, où l’on vous promène dans d’interminables couloirs quand vous demandez une direction, plutôt que de vous avouer qu’on n’en a aucune idée, histoire de ne pas perdre la face. Enfin à l’air libre, nous nous postons à un croisement du rond-point que je juge stratégique, de l’autre côté de la foule qui s’entasse dans les taxis vides, en direction de chez nous, soulagés par le vent maritime qui semble apaiser la frénésie ambiante. Les enfants s’assoient, bien sages, sur le rebord d’un grand pot de fleurs en béton, au bord du trottoir, et je guette. Seulement les taxis ne nous prennent pas. Ils sont déjà pleins, ou bien passent par là mais ne vont pas dans cette direction, va comprendre, même quand ils annoncent un vide prometteur. Les enfants ont froid. Ils jouent sur cet îlot de béton entre les voitures vrombissantes qui défilent, et je leur donne un biscuit pour les aider à patienter. Le grand se prend au jeu, et lève la main dès qu’il voit un taxi rouge s’approcher. La petite, fatiguée, se repose dans mes bras, et harangue de même les taxis qui se présentent mais ne s’arrêtent jamais. Ils commencent à se disputer, à pleurer, tandis que j’attends toujours, le bras désespérément  levé et le verbe vindicatif, virulent-vulgaire. Quand au bord de l’épuisement, les nerfs en pelote, je n’arrive pas à comprendre pourquoi pas un ne s’arrêt, je crie un « Connard ! » qui inspire le grand, prompt à défendre sa mère, même quand elle a tort, et qui à son tour poursuit sur le trottoir les taxis impassibles de ses petits cris orduriers dont je meurs de honte. Je traverse en trombe en les laissant de ce côté, pour tenter ma chance auprès d’un taxi qui semble à peu près vide ; mais il refuse, et un passant bien intentionné me dit avec douceur que je mets mes enfants en danger. Alors là j’explose, et insulte à tour de bras tous ces gens, prodigues de regards bienveillants et de conseils avisés, qui nous marcheraient dessus pour sauter dans un taxi avant nous, qui nous bousculent et regardent gentiment les enfants pleurer de fatigue, sans qu’aucun n’ait l’idée de m’expliquer, que ce n’est pas le bon emplacement, que je perds mes forces et mon temps à attendre là, que quelques mètres… Non, ils se contentent de gentilles petites remarques sur la petite qui éternue depuis une demi-heure et que je porte à bout de bras, pour aider. Je lâche la bonde, et hurle comme une folle ma haine pour ce pays de merde où depuis une heure et demie mes mômes attendent au milieu des voitures et du gasoil un taxi qui refuse de nous ramener à la maison, au téléphone avec un mari trop loin, complètement impuissant, qui essuie la crise et les menaces de rentrer au pays retrouver ma vieille Renault. Les taxis continuent de passer, les passants arrivés bien après nous d’y trouver place, et nous restons sur le trottoir. J’invente des jeux pour occuper les enfants, qui comprennent ma détresse et participent comme ils peuvent : l’un en insultant tout ce qui roule, l’autre en tendant sa petite main, à moins d’un mètre du sol, dans un espoir toujours renouvelé qu’on nous prendra en pitié. « Pas de pitié », comme mon fils a appris à le dire dès les premiers jours d’école de ses camarades. Des mémères en djellaba léopard regardent le spectacle que nous donnons avec horreur et pitié, mais en gardant leurs distances face à cette scène d’hystérie typiquement méditerranéenne, à cette mégère hurlante et écumante, donnant à ses pauvres enfants l’exemple d’une furie vulgaire et débraillée, qui n’est pas franchement dans les mœurs de ce pays civilisé. Plutôt crever que de sourire à ces poufiasses, je m’acharne à haïr l’humanité tout entière, et la prochaine fois je reviendrai au Mall avec des clous pour crever les pneus de tous ces putains de taxis rouges.

Finalement, deux jeunes gens que je soupçonnais des pires intentions, à quelques mères de nous, finissent par s’approcher de moi, et me conseillent de changer de position : « Il faut vous mettre en face, Madame, là les taxis sont déjà pleins quand ils passent devant vous, ils ne peuvent pas prendre trois personnes en plus. C’est pour des questions d’assurance », précisent-ils quand je leur dis, au bord des larmes, qu’on tient à trois sur une place.

Finalement on attend mon mari sur un autre trottoir, à quelques encablures du carrefour fatal, en mangeant du popcorn.

 

 V. Bd d’Anfa-Badr : piété

Lorsque le petit taxi rouge me prend au bord du trottoir, le chauffeur me demande si la cigarette ne me gêne pas. A ses côtés, un barbu silencieux. On écoute des chants religieux dans une ambiance recueillie, et pour une fois on ne manque écraser personne : le véhicule avance tranquille, sans à-coups et sans ruse perfide pour se glisser entre deux files. J’explique où je veux aller ;  il faudra faire un détour pour déposer l’autre passager, ce qui ne me pose pas de problème vital. Soulagée d’être à l’abri de la pluie battante, je veux bien faire huit fois le tour de la ville. Chacun roule ses pensées sur les cahots du macadam : je m’interroge pour la millième fois sur le rôle de la barre de fer qui sépare les passagers à l’arrière de ceux de l’avant, l’homme devant moi fixe le tapis qui orne le tableau de bord, donnant un air presque coquet à la vieille guimbarde, le chauffeur a fini sa cigarette et songe à la longue journée qui commence. Moi, j’ai caché un mouvement de recul à la vue du barbu, et je me demande s’il est taciturne par nature, ou parce qu’il nourrit de sombres pensées à l’égard de cette femme outrageusement maquillée, visiblement étrangère, qui se comporte en territoire conquis et ne s’exprime qu’en français. L’imagination gamberge à la vitesse de l’arbre à câme dans le moteur : je reboutonne ma veste en me conformant à ce que j’imagine un jugement sans appel sur l’indécence des occidentales,  alors que les deux hommes échangent des propos obscurs. Soudain, le taxi s’arrête, et l’autre passager en descend. Le chauffeur m’explique alors qu’il a préféré descendre avant sa destination, et marcher, pour m’éviter un détour. Je suis touchée par cette délicatesse, que je n’attendais pas : « C’est aux petits gestes que l’on reconnaît la valeur des personnes », dis-je, m’improvisant soudain dévote, à la grande satisfaction du chauffeur qui opine en souriant sous sa casquette délavée. Il me laisse à quelques rues de là au croisement habituel, continuant sa course au son des prières, heureux de sa modeste contribution à l’harmonie du monde par de petits gestes : aider à fermer la portière par laquelle l’eau ruisselle sur mon pantalon, laisser passer la petite vieille chargée de lourds paquets, souhaiter une bonne journée à tous et continuer dans la paix de Dieu son modeste chemin.

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