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Travaux en cours, risques de chutes
3 avril 2013

Liberté, j'écris ton nom...

... ou le droit de dire des bêtises

 

Un léger décentrement, une distance salutaire, l’oubli d’un cellulaire : conquérir sa liberté, après tout, tient à peu de choses. On nous apprend dès l’enfance à tenir son rôle, à accomplir avec sérieux et minutie tout ce qui incombe à ce jeu de dupes dans lequel on s’est enfoncé jusqu'au cou. Rares sont ceux qui ont le courage de porter leur voix personnelle au-delà des conditionnements familiaux, et de revendiquer un certain égoïsme, une forme d’ingratitude à l’égard des sacrifices parentaux, l’affirmation d’un plaisir de vivre qui passe par un cheminement personnel, parfois bien éloigné des sentiers battus. Prendre des chemins de traverse, errer, se perdre dans les hautes herbes et les ravines boueuses à tout, évidemment au pire parfois : à se débattre dans des marais spongieux alors qu’on rêvait de poser avec légèreté ses pas sur les traces des poètes de jadis. Seulement voilà : pour oser prendre ces routes laborieuses, pour user de sa liberté individuelle, encore faut-il en avoir la chance. Quitter son pays d’origine et ceux qui vous ont toujours connu en est une : on se réinvente un nom et un métier, on s’adapte et on prend plaisir à se redéfinir : il y a ce qu’on adopte et ce qu’on rejette, et au bout il y a une nouvelle manière d’être que l’on n’aurait jamais pu explorer en restant vissé à sa terre natale. Dans un autre pays, tout est possible, ne serait-ce que parce que l’aventure plus ou moins risquée du départ engage à se libérer d’inquiétudes habituelles : quand on risque à tout moment de perdre son emploi, et qu’on côtoie soudain des gens qui vivent sans aucune certitude du lendemain, on relativise soudain beaucoup ses crises d’angoisse existentielle à l’idée d’une retraite qui risquerait d’être un peu modique. Mais ça va plus loin. On rencontre des gens, aussi, qui ont tout risqué sur un coup de poker, et qui n’en sont pas morts. D’autres qui galèrent. D’autres qui n’ont gardé de leurs valeurs usuelles que les plus fondamentales : leur générosité, le bonheur de leurs enfants, leur esprit d’initiative, et ont  sacrifié le reste. D’autres qui ne se préoccupent pas du lendemain, mais travaillent activement au présent ; j’entends les sarcasmes de ceux qui les imaginent, trente ans plus tard, devenus égoïstes et affligés de leur seule malheur, regrettant l’irresponsabilité de leur trentaine fringante. Mais la véritable responsabilité est ailleurs : non pas dans la résignation à un destin emprunté, qui rassure tout le monde et s’effectue comme le pénible labeur des champs, de saison en saison, à creuser dans la terre sa propre tombe, mais dans l’égoïsme, la vanité, l’immaturité : choisir sa propre voix, parler librement, sans trembler des terribles conséquences que nous vaudront une maladresse devant un supérieur hiérarchique, ressemble de près à de la folie douce, du moins tant que ce n’est pas reconnu comme un acte de bravoure aux yeux des autres. Cela ne veut pas dire qu’il est permis, au nom d’un prétendu courage, confortablement installé dans son canapé, de dire n’importe quoi sur n’importe quel sujet ; mais si on en assume les conséquences les plus graves, à commencer par l’incompréhension, la critique, et en finissant par la solitude la plus complète, après tout, il est permis de se tromper, si l’on est de bonne foi dans ses errances. De ne pas avoir su saisir l’essentiel, d’avoir mal compris, fait preuve de bêtise ou du moins, de manque de discernement. De ne pas avoir su voir tous les aspects d’une question, de ne pas en avoir mesuré toutes les conséquences : tant pis. Non que rien ne soit grave et dansons sur les tombes des ancêtres, entendons-nous bien, mais si l’on ne prend pas certains risques, à la mesure de son propre courage, ou de sa pauvre lucidité, qu’on se contente de vivre et de parler pour rassurer famille et proches sur sa parfaite santé mentale, l’intelligence de son orientation et le bien-fondé des valeurs dans lesquelles on baigne, on n’a pas d’autre réalité que celle d’un ectoplasme, une espèce de fantasme de bonheur géant, avec accessoires. Eh bien je manque sans doute de modestie, et évidemment de gratitude à l’égard de ma famille qui s’est saignée aux quatre veines pour me permettre de faire des études, d’exercer un métier que je foule du pied au nom de ma prétendue liberté, dans un geste particulièrement sot et immature, mais au fond, si j’élève des enfants, je n’investis pas en eux, je me contente de les aimer et de les aider, dans la faible mesure de mes possibilités, à devenir grands, et indépendants de moi.

Dans un autre genre d’idées, il semblerait d’après une antique tradition familiale et sociale, que l’on ne puisse écrire que pour dire des choses graves, si possible les ayant vécues soi-même, et surtout avec profondeur, dans un style adéquat : entendez registre soutenu, rythme ternaire, vocabulaire riche. Et phrases bien d’équerre. Je n’ai évidemment rien contre la tenue stylistique, mais imaginez ce que de tels préalables imposent à l’apprenti écrivain, qui, s’il a un sou de bon sens, se rend fort vite compte qu’il n’est pas assez profond, ni son style assez racinien, pour oser écrire des niaiseries, et se drape dans un silence digne de celui de M.de Bargeton, « l’heureux muet », dont la bêtise l’empêche de parler lors des conférences littéraires de sa femme et que le naïf Lucien des Illusions perdues prend pour un grand sage. Bref, l’auto-censure des esprits tristes a habilement remplacé la censure officielle de l’état, pour imposer aux lettres non seulement un style, mais une gravité mortifère : elle sépare d’emblée les auteurs sérieux des amuseurs publics, ne serait-ce que par l’austérité, gage de noblesse authentique, des couvertures des éditions dignes de ce nom. Là encore, la liberté d’écrire des conneries, de les écrire avec maladresse, et de progresser peu à peu, à force d’expérience, se heurte à des conventions sociales qui préfèrent lire des âneries et platitudes dites avec l’apparente dignité des phrases creuses mais stylistiquement convenables (n’insistez pas, je ne citerai personne ; et il est inutile de railler mon aigreur, ça n’a évidemment rien à voir avec la pesanteur éléphantesque de mes propres phrases à subordonnées multiples). En somme, là encore, un léger décentrement, une distance par rapport aux textes les plus écrasants, une plongée dans l’univers réel et ses auteurs variés, pas tous géniaux, mais dont chacun apporte une part de vérité et de beauté au monde, aide considérablement à prendre un peu de liberté et à délier sa plume, à oser brasser des styles nobles et ignobles, à tenter la pire des vulgarités et les clichés les plus usés, pour trouver dans le labyrinthe des phrases son propre chemin. Mais pour s’affirmer dans ce domaine, on ne parle que de talent, de travail : il faut surtout, à mon sens, une grande confiance en soi et en ses capacités à dire le réel, comme nul autre avant soi.

Une fois ces comptes personnels réglés, passons aux choses sérieuses : que pouvait bien dire la maman de Joumana Haddad avant que sa fille ne connaisse, par ses livres, un retentissement international, et ne soit reconnue comme une grande figure du féministe, dans le monde arabe et ailleurs ? Je finis Superman est arabe et je suis frappée par la liberté de ton qui s’en dégage : comment une femme libanaise peut-elle critiquer avec autant de verve et d’irrévérence les valeurs de la société arabe, et surtout les trois grands monothéistes et la place que la femme y occupe ? Ce n’est pas tant ce qui est dit qui me surprend, au sens le plus flatteur du terme, que la façon dont le livre s’offre au lecteur, mélangeant les récits très personnels, fussent-ils en partie fictifs, la poésie, l’essai, et surtout ajoutant à l’argumentation par les faits, par la dénonciation des injustices réelles subies par les femmes, une ironie, une légèreté digne des meilleurs articles du Cosmo, ceux qu’on fait lire en riant à gorge déployée aux copines. Il y a tout cela chez Joumana Haddad : une profonde révolte contre l’ordre établi des mâles, une analyse pertinente, qui s’appuie sur de nombreuses références, des fondements patriarcaux de la société arabe, et plus largement des civilisations issues des grands monothéistes, et l’humour, la légèreté, l’impudeur gaie d’une femme qui raconte ses expériences sexuelles et matrimoniales à sa meilleure copine. C’est le genre de livres qui désarçonne complètement son lecteur, à cause de ce mélange des genres : le sérieux s’y mêle au graveleux, dans une dénonciation générale des injustices imposées aux femmes qui peut aller jusqu’à la mauvaise foi, jusqu’à la raillerie un peu gratuite, parce qu’on est à la fois dans l’essai et dans la satire, qui autorise la caricature. Ce qui surprend, c’est aussi la posture de l’écrivain, qui rejette la société arabe et les religions qu’elle accuse d’entériner par une lecture crétine des textes la relégation de la femme dans la sphère familiale et dans un rang subalterne. On s’imagine en effet souvent, de France, que la critique des archaïsmes religieux et sociaux des pays arabes est une forme d’impérialisme un peu condescendant à l’égard de ces sociétés, surtout quand on voit émerger des féministes islamiques, phénomène qu’évoque Joumana Hadddad pour parler du lavage de cerveau et de l’aliénation subie par les femmes arabes. Combattre pour les droits des femmes dans les pays arabes revient en effet, si l’on suit une certaine logique, à critiquer certains aspects d’une religion qui n’est que trop incomprise et décriée, prétexte d’un racisme de base, en France : on refuse de cautionner les discours lepénistes du café du commerce, de s’acharner avec le troupeau contre le port du voile dans la rue, de fustiger la montée de l’islamiste, idée qu’on soupçonne de n’être qu’un relent xénophobe des conservateurs les plus nauséabonds. Et puis il y a effectivement des femmes, dans de nombreux pays arabes, qui militent pour la cause des femmes en portant le voile et en affirmant que le Coran n’a jamais, au grand jamais, fait offense à la condition féminine, qu’il suffit de le respecter pour être féministe, en somme. Je lisais par exemple la semaine dernière, dans la presse marocaine, les réactions horrifiées d’éminentes féministes arabes à l’égard d’Amina, première Femen tunisienne, qui avait posé à demi nue sur Facebook avant d’être enlevée par sa famille. Ces femmes s’indignaient certes du sort réservé à la jeune fille, on ne peut pas faire moins, mais critiquaient violemment sa démarche, qu’elles jugeaient faire le lit de l’Occident dans ce qu’il a de pire (la débauche ? le voyeurisme ? c’est vrai que ces choses n’existent pas dans les pays musulmans, comme le montre si bien Joumana Haddad), et surtout discréditer la lutte d’Amina. Mais qui la discrédite, sinon ce genre de discours, qui fait de cette femme une perroquette frivole voulant copier l’occident sans tenir compte des valeurs de sa société à elle, une tête de linotte qui commet l’irréparable et ne peut plus être prise au sérieux ; celles qui font le lit de la dictature patriarcale, ce sont donc ces féministes islamiques, qui pourraient avoir la décence de faire valoir le courage d’Amina à défaut de montrer leurs seins, et de se confronter à des sarcasmes, des critiques, des méchancetés gratuites, voire des menaces. Mais non, pensez-vous : elles restent dignes et responsables, elles ne font pas de vagues, ni de déclarations immatures et délirantes, et restent bien boutonnées dans leurs certitudes. J’en reviens à Superman, et à mon propos par la même occasion : ce que je trouve particulièrement exaltant dans ce livre, c’est le droit que s’arroge l’auteure de dire ce qu’elle pense, sur le ton qu’elle veut, sans vouloir à tout pris essayer de passer pour un personnage sérieux, raisonnable, chaste et pur, pour faire passer la pilule. Elle se raconte de telle manière que si l’on veut utiliser contre elle tous les arguments ad hominem possibles, on pourra s’en donner à cœur joie : dépravée et lubrique, elle apparaîtra aux yeux des extrémistes de tous bords comme nuisant à la cause qu’elle défend, justement à cause du courage et de l’implication personnelle, de l’engagement en tant que femme dans l’écriture, qu’elle met en œuvre dans ce livre. Si elle s’était cantonnée au traité sur l’inégalité entre hommes et femmes dans le monde arabe, si elle ne s’était pas livrée, il me semble que son livre aurait perdu non seulement en verbe et en humour, mais surtout en cohérence : ce que revendique Joumana Haddad, à mon sens, ce n’est pas seulement l’égalité entre hommes et femmes, mais el droit à être prise au sérieux quand on est soi-même, le droit de poser le maque pour parler, le droit d’exprimer des opinions personnelles, issues non seulement de ses lectures les plus savantes, mais de son expérience intime, de sa sensibilité et de son corps même, pour expliquer et faire partager un cheminement, un questionnement, une prise de position.

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Avec ce genre de livre, émerge donc une parole libérée : non seulement des discours dogmatiques attenant au rôle de la femme dans la société arabe, mais des formes de discours habituelles, de la classique séparation des genres, des tons et des sujets, au profit d’une voix engagée, qui sait mêler l’intime et l’universel, et d’où émerge une forme nouvelle de littérature. 

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