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Travaux en cours, risques de chutes
2 avril 2013

What the phoque

Nous glissons dans l’eau. Nos corps palpitants, offerts, ondulent gracieusement à la surface encore, avant d’être happés par le désir qui nous pousse l’un vers l’autre. Ton sexe entre dans le mien avec l’évidence de l’instrument fait à la main de l’artisan : les parties les plus intimes de nos corps, à force de se  pénétrer nuit après nuit depuis tant d’années, comme la terre se fait à la main de la vague qui l’érode de vague en vague pendant des siècles, ont peu à peu adapté les creux et les saillances aux saillances et aux creux de l’autre : tu viens te lover en moi comme la bêche creuse son sillon dans la terre qui lentement la polit, l’use et la patine. Le rythme de nos élans s’accélère. Sur mon ventre le tien martèle, je me sens lourde, et souple, et molle, comme la boue féconde d’où Dieu tira l’Homme et la Femme. Nous soufflons avec ardeur, au rythme des pulsations qui irriguent les bouches et les sexes, et traversent la vaste plaine de nos corps arqués, tendus, frémissants et pourtant faisant déjà corps avec le lit, avec les draps humides de notre sueur. Mon esprit bat la campagne, quand soudain je te sens si foncièrement présent, ardent et volubile dans ton ardeur, que je reprends pied et te demande Avec qui est-ce que tu fais l’amour ? Surpris, tu recules, me réponds Avec toi, mon amour, et ton sexe bat la chamade au cœur du mien. Les souffles mêlés encore et les jambes qui n’en finissent pas de glisser sur le lit aux draps défaits, à la recherche d’un impossible équilibre pour ce terrain friable, peu à peu s’apaisent ; et tu me demandes pourquoi, je te réponds que je te sentais soudain si différent, et nous basculons, les corps encore imbriqués l’autre dans l’un vers le sommeil. C’est toi qui n’étais pas la même, tu me dis.

Je rêve de banquise et d’air pur. A mon réveil, tu es déjà parti, et j’ai l’impression d’étouffer. Je halète avec difficulté, le corps comme écrasé par une charge invisible. Je me lève avec difficulté, comme si mes bras n’étaient pas assez solides pour m’aider à me relever, et me traîne vers la salle de bain où j’échoue dans la baignoire. Ma peau exige l’eau, qui coule glaciale sur mon dos, sans un sursaut, sans un cri, sans une tension de mon corps reconnaissant de cette fraîcheur. Sous le jet qui jaillit du robinet, je réprime des envies de m’ébattre et de glisser sur le ventre dans l’espace confiné de la blancheur artificielle de la salle de bain, où je manque encore d’air. Machinalement, je passe la main sur mes bras, mais le bras qui porte ma main est trop court pour que j’atteigne l’autre : mes muscles m’ont lâchée, ou bien mes bras se sont atrophiés, ou bien j’ai oublié la grâce de mes longs bras graciles dans cette envie de ramper qui me tient tout le corps. Je ne tiens plus debout. Je ne sens pas le froid du matin ni de l’eau glaciale sur mon corps. Je voudrais écraser de tout mon poids ce sol trop étroit, et déployer ma massive silhouette dans toute la pièce, que mon corps ne connaisse ni fin, ni commencement, qu’il s’étende comme la pâte que l’on pétrit sur tout le carrelage de la pièce, pour tâcher d’apaiser la brûlure, la sécheresse qui le ronge. De l’eau, encore de l’eau. Je veux m’immerger dans des océans sans fond et boire, éteindre cette sécheresse qui me gratte la peau et déchire mes bronches, je veux flotter parmi les alluvions de glace et les bancs de harengs.  Mon ventre fait corps avec ce carrelage désespérément sec, sur lequel ma peau va finir par rester collée si l’on ne m’aide pas : il faudrait me hisser, sortir de là, et faire quelques pas, sortir de cette torpeur animale qui me cloue au sol, mais j’en suis incapable. Même ma tête est lourde, si lourde que je peux à peine la redresser assez pour me voir dans le miroir, où me fixent de grands yeux noirs pleins de pitié pour ce vaste corps qui agonise dans la baignoire vide. La glace me renvoie le reflet d’un congénère que je ne connais pas, et face à qui je me sens moins seule dans cette salle de torture où je me dessèche lentement : il me regarde avec compassion, ses fines moustaches frémissent, et son petit nez émerge de la fourrure grise de son visage dans un effort désespéré pour ne pas pleurer : j’ai pitié de lui, moi aussi, pauvre congénère d’une trop lointaine banquise, agonisant avec moi dans la pièce où l’on étouffe et rêvant de harengs innombrables dans les eaux fraîches d’un fjord en hiver.

Tu rentreras tard, à la nuit tombée. Et quand tu viendras retirer tes chaussettes, tu me trouveras, dans cet exil, masse informe aux odeurs océanes gisant au fond de ta baignoire. Tu caresseras avec une tendresse distraite ma tête, t’étonnant à peine de ma métamorphose polaire : j’étais un peu froide, un peu distante, disais-tu, ces derniers temps. Très vite, tu te fatigueras de ce gentil animal si doux, ou je tomberai malade, à cause de toute cette accablante chaleur, de cette poussière, de ces odeurs d'égoût qui émergent de ta baignoire en faux marbre; tu finiras alors, moitié par compassion, moitié par lassitude, par me trouver une plage où me poser, et j'écorcherai mon ventre sur le sable et les détritus d'un rivage méditerranéen, avant que les courants m'emmènent ailleurs, très loin.

article_islande

Photo parue sur le blog Ecolo-Le Monde, le 5 février 2013, quand on découvrit des milliers de harengs morts dans un fjord islandais.

 

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  • En lisant, en écrivant, en moins bien: ce blog est un journal, qui mêle réflexions personnelles à partir de livres et essais de fiction, mêlant sans prévenir le vrai et le faux, dont j'essaie ici de comprendre comment ils créent de la littérature.
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