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Travaux en cours, risques de chutes
24 mars 2013

Sanitaires sur le pallier

 

Au 75 de l’avenue de Breteuil, dans la partie la plus huppée du quinzième arrondissement parisien, l’immeuble compte sept étages : l’escalier monumental, couvert d’un tapis rouge, dessert les six premiers, comme l’ascenseur au charme désuet ; pour aller au septième, il faut passer par la porte de derrière, entre les poubelles et la loge de la concierge portugaise, comme il se doit, et prendre le minuscule monte-charge grinçant ou bien l’étroit escalier qui n’est pas souvent nettoyé, et qui fait de bons mollets en cas de panne du monte-charge. En même temps, les gens qui vivent au septième sont rarement chargés d’énormes sacs de courses : ils mangent peu, faut croire.

Les douze chambres de bonne font le beurre des propriétaires d’en dessous, dont pas un encore n’a eu l’idée saugrenue de les réaménager pour en faire des chambres d’amis, bureaux d’intellectuels ou atelier de menuisier du dimanche : elles ont été plus ou moins retapées, oui, pour y loger étudiants provinciaux, chômeurs en fin de droits ou familles étrangères en mal de papiers. Deux douches, deux wc, une quinzaine de personnes.

A gauche du monte-charge, la petite étudiante en philosophie qui habite la première chambre de bonne sur le palier est plutôt bien lotie : une jolie chambrette de presque dix mètres carrés, avec un vasistas d’où coule une belle lumière et, les jours de pluie, quelques traînées d’eau sale. Elle arrondit ses fins de mois en ramenant de l’école et en gardant, deux à trois jours par semaine, les sales gosses du quatrième, en alternance avec une voisine du septième, vacataire à la poste et envieuse à l’égard de cette mignonne cellule de jeune fille plutôt bien aménagée, en dépit de la porte du placard qui lui est tombée sur la figure la veille et des bruits de la machinerie, de la chasse d’eau des chiottes communes.

Restent les toilettes, et les douches. Tous les matins, à l’aube, il faut enfiler un jean et un pull, sortir avec sa serviette et son savon dans le couloir glacial, espérer qu’elle soit libre, ou bien attendre en faisant autre chose. Et quand on peut s’y glisser, on est pris par la moiteur des effluves du précédent locataire, ses odeurs corporelles tenaces et celles du savon, ou bien on se déshabille dans l’air glacial d’une douche que nul n’a occupé depuis la veille : parfois quelqu’un a ouvert la haute lucarne, pour aérer un peu, et les émanations des autres ont laissé la place au froid pur des petits matins : on pose ses affaires là où on peut, pour éviter qu’elles se mouillent, on fait vite, si on n’a pas avant l’opération à nettoyer avec dégoût les cheveux qui obstruent l’évacuation, poils pubiens et autres saloperies visqueuses qu’il faut bien sortir de là si l’on a à cœur de se laver. Une odeur tenace de moisissure ou de salpêtre, qui sait, engorge les murs, qu’on s’efforce de ne pas toucher parce qu’on ne sait pas si leur humidité n’est que la vapeur d’eau condensée des douches précédentes ou dieu sait quelle immonde trace des autres locataires, qu’on ne connaît pas tous, qu’on croise parfois sortant des toilettes avec leur rouleau de PQ à la main ou chez qui l’on va cogner pour emprunter du sel ou une poêle. Ou pour brailler qu’on voudrait bien dormir, s’il vous plaît, parce qu’on a des partiels demain. Si l’on se connaissait trop, ça deviendrait sans doute encore plus insupportable d’identifier des cheveux sales ou une serviette hygiénique roulée en boule à côté de la douche ; mieux vaut encore l’anonymat et l’indifférence.

La promiscuité rend aigri, voire franchement vil. Un jour, elle a refusé de donner la clé des toilettes aux ouvriers qui lui massacraient les tympans  depuis une semaine, et laissaient des mégots dans la cuvette des chiottes maculée de taches suspectes. Ils ne tiraient même pas la chasse. Ils avaient des toilettes, ces mecs-là, chez eux, et ils venaient dégueulasser celles qu’elle partageait déjà avec une quinzaine d’inconnus ! D’ailleurs, jusque là, les toilettes étaient toujours ouvertes, on ne fermait d’habitude que par le verrou intérieur ; ce jour-là et les suivants, les toilettes furent fermées de l’extérieur, et les visiteurs devaient demander la clé, ce qui l’amena au refus obstiné et aux insultes de l’un des ouvriers, à qui elle conseilla de traiter directement avec la concierge, méprisée aux étages supérieurs et régnant en maîtresse de tous les litiges au septième.

 Comme quoi elle ne devait pas être la seule à ne plus supporter qu’on franchisse certaines limites dans la crasse et l’irrespect de l’autre. Il s’était formé au cours des mois, ou peut-être n’apprît-elle que peu à peu les règles d’une vie commune établie bien avant son arrivée, une sorte d’entente tacite entre les sous-locataires : les toilettes près du monte-charge, celles qu’elle utilisait jusque là, étaient dévolues aux indifférents, aux visiteurs de passage, à ceux pour qui l’hygiène était chose superflue ; en revanche ceux qui jouxtaient les douches étaient généralement mieux entretenus, on n’y fumait pas en cachette, on s’efforçait de dissiper les traces les plus malséantes de son passage. Une fois munie de ces règles de survie, elle s’habitua. On avait le loisir de nettoyer soi-même les sanitaires, une éponge et une bouteille de produit étant gracieusement mise au service des habitants de l’étage, encore que peu d’entre eux semblassent de fervents utilisateurs de ce genre de produits : à condition de ne compter que sur soi, on pouvait entretenir une certaine propreté. Quand, à l’arrivée de l’été, les douches furent inutilisables en raison d’une grave panne du chauffe-eau, qui mit plusieurs semaines à être réparée, elle eut la joie de rejouer des scènes de peinture intimiste du siècle précédent : agenouillée dans une bassine, les cheveux attachés, elle se lavait longuement au gant avec l’eau du robinet de sa chambrette. Il y avait quelque chose de romantique dans cette image d’elle-même  au tube, dans la lueur matinale de la chambrette. Elle avait pu bénéficier de quelques douches dans l’une des somptueuses salles de bain de sa propriétaire, au troisième étage, qui avait poussé la bonté jusqu’à lui prêter une immense serviette d’une blancheur immaculée, qu’elle n’avait pas osé toucher, lui préférant son bon vieux drap de bain défraîchi. La pièce était si grande qu’elle avait était mal à l’aise de rester nue si longtemps, le temps d’aller de la chaise où étaient posées ses affaires à la majestueuse baignoire, dans une pièce revêtue de moquette grège, encadrée de deux portes propices à tous les passages, à tous les vaudevilles, à tout sauf à l’intimité de sa chambre sous les toits- même si le bois vermoulu de la porte ne tenait pas à grand-chose, quand le verrou n’était pas poussé.

Lorsque un petit ami passait la nuit chez elle, et prenait une douche avant de regagner sa fac, son école, ou son appartement douillet, il avait l’impression de s’encanailler, et de voir soudain la ville de l’aisance et du confort à travers ses courettes cachées, ses velux grinçants et ses passages de derrière. C’était l’aventure. On passait une nuit torride serrés sur un lit d’appoint branlant, puis on sortait furtivement, une serviette à la main, prendre une douche en espérant ne croiser personne, ne pas devoir justifier sa présence- dont du reste nul n’avait cure.

On avait vingt ans, on trouvait dans la promiscuité la plus sordide un côté romanesque, une vie de bohème; et on s’enorgueillissait de savoir vivre dans l’inconfort, loin des certitudes bourgeoises et des robinets chromés. Mais l’année terminée, on finissait par trouver un logement moins miteux, tandis que les autres restaient, ceux qui ne pourraient jamais se loger mieux, ceux qui n’avaient plus vingt ans depuis très longtemps mais partageraient toujours leur salle de bain et leur papier toilette, ceux qu’on trouverait peut-être un jour, les yeux ouverts, pendus dans l’une de ces chambres de bonne et de mauvaise fortune.

Ce fut le cas, quelques années plus tard, d’un de ses voisins de palier. 

toulouse-lautrec-la-toilette

Toulouse-Lautrec, Femme à la toilette.

 

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  • En lisant, en écrivant, en moins bien: ce blog est un journal, qui mêle réflexions personnelles à partir de livres et essais de fiction, mêlant sans prévenir le vrai et le faux, dont j'essaie ici de comprendre comment ils créent de la littérature.
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