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Travaux en cours, risques de chutes
24 mars 2013

Poupée russe

A six heures vingt, Anne tire son lait dans la baignoire de Salomon. C’est une belle baignoire sur pieds, à l’ancienne, impeccablement propre come tout l’appartement où elle a passé la nuit en l’absence de son propriétaire, qui a laissé à Eva ses clés et le loisir d’y loger ses invités. Anne est arrivée tard, avec son sac de couchage, après une soirée bien arrosée et pleine de promesses chez ses amis, qui l’ont amenée là vers minuit : elle n’a pas vraiment bien dormi, roulée en boule sur le tapis, n’osant s’étendre sur le lit trop bien fait, aux draps noirs, de bonne qualité, à la couette moelleuse. Elle a feuilleté quelques livres dans l’immense bibliothèque, s’est promenée comme une intruse sur la pointe des pieds sur le parquet, qui grinçait à peine pour rappeler des siècles de bourgeoisie bien cirée dans ce quartier d’une grande ville inconnue. Des livres d’art aux pages peu tourmentées et des manuels de médecine, des livres anciens, choisi avec discernement, reliés sous cuir, issus d’une longue tradition familiale de culture aristocratique et de goût sûr, et pas une erreur : elle s’est endormie en lisant le journal d’Alejandra Pizarnik, découvrant à l’aube du mariage de sa meilleure amie qu’on pouvait constituer toute une bibliothèque littéraire et artistique autour de la question de la judaïté, comme celle-ci qui rassemble des auteurs qu’elle a lus et aimés sans jamais se douter des liens secrets qui pouvaient les rassembler ici, dans ce petit appartement coquet aux fauteuils de cuir et aux odeurs de cigare. Un univers entier s’offre à ses yeux provinciaux : des siècles de culture et de pensées juives, réunies par l’histoire familiale d’un inconnu, dont elle ne connaît que le prénom et la couleur de ses chaussettes, bien rangées  dans un tiroir de plexiglas à côté du lit. Une histoire intéressante pourrait commencer comme ça, dans cet appartement de célibataire ordonné, qui porte à trente ans des rêves de vieux médecin, et pourtant doit être heureux dans le luxe, l’ordre et la volupté de ce logement où règne la personnalité d’un parfait inconnu, dont elle ne parvient même pas à imaginer le visage, car les murs portent quelques maques africains authentiques, mais nulle trace d’une vie réelle. La salle de bains en particulier est curieusement vide, même si un long voyage de son propriétaire peut expliquer qu’il ait emporté ses effets personnels : pas un vêtement  dans la panière de linge sale, pas une bouteille oubliée de gel douche qui révèlerait un attrait intime et personnel pour l’odeur de la pêche ou du musc. Pas un cheveu dans le lavabo impeccablement blanc.  

Cependant il faut faire vite : une fois le lait tiré, elle devra s’habiller, essayer de faire tenir ses seins encore gonflés sous la robe, se coiffer, se maquiller, et partir à la recherche de la mairie où ils ont rendez-vous à huit heures, avec quelque chose dans le ventre ça vaudrait mieux. Elle actionne le tire-lait poussif de toute la force de son poignet, un sein puis l’autre, sous l’eau brûlante censée l’aider au désengorgement de ces seins énormes, aux veines saillantes, qui ont attendu toute la nuit la délivrance qu’aucun bébé n’a offerte à ses appétits féroces. Elle masse le sein dont elle extrait goutte à goutte le lait, s’efforçant de ne pas salir la baignoire resplendissante, mais en dépit de ses longs efforts, accroupie dans la baignoire, frissonnant d’une épaule et brûlant sous le jet d’eau chaude, elle sent ses seins encore gonflés de lait au bout d’une demi-heure, et renonce, maudissant ce tire-lait manuel de mauvaise qualité, remballant le matériel dans son sac à main pour une autre occasion, dans la journée, se lave longuement pour effacer l’odeur de lait de la pièce, espérant de tout son cœur que Salomon ne rentrera pas de voyage à l’improviste, trouvant une femme nue accroupie dans sa baignoire. Son bébé a dû se réveiller cette nuit, et la seule pensée du manque, du biberon peut-être refusé, des pleurs, lui provoque une nouvelle montée de lait douloureuse : le liquide s’écoule dans la baignoire, et elle chasse cette pensée au profit de l’enthousiasme que lui promet cette belle journée ensoleillée, si fière de témoigner de l’engagement de sa meilleure amie, prête à oublier toutes les charges et les responsabilités qui pèsent sur sa vie de mère et d’épouse, pour une journée de jeunesse et de bonheur partagé.

Pendant ce temps, Eva, son futur mari Christopher, ses parents et sa petite sœur, unique cortège de ce petit mariage, se relaient à toute vitesse dans leur minuscule salle de bain encombrée des affaires de toilette de toute la famille, du linge sale des uns et des innombrables bouteilles à moitié vide de shampoing, de savon, de crème pour le corps et de démaquillant des autres qui accablent les étagères. Et l’odeur de la caisse du chat à côté des toilettes rappelle l’urgence de la situation: pendant que Nadia maquille sa grande sœur, Christopher réclame la place pour se brosser les dents ; il se lève à peine, après trois heures de sommeil, encore engourdi par le brusque changement d’heure : son avion a atterri hier de New York, un peu de retard et il ne se mariait pas, et devait reprendre l’avion à tout jamais vers son pays d’origine où ce dernier voyage lui a révélé que plus personne ne l’y attendait. Eva entend sa mère proposer du café de la cuisine, et malgré l’excitation et les imprécations contre Nadia qui lui  a peint toute une paupière en bleu turquoise, un élancement la saisit en pensant qu’elle entend peut-être, qui sait, pour la dernière fois, cette voix grave, à l’accent ukrainien, qui propose du café. Ielena est atteinte d’un cancer du poumon qui est en train de se généraliser à tout son corps, et bourrée d’analgésiques elle a fait le voyage avec son mari pour marier sa fille, avant de reprendre mardi prochain une chambre à l’hôpital où de nouvelles séances de soins douloureux l’attendent. Si ce n’était cette voix brisée, fragile, rauque et grave où se mêle la volonté de ne rien laisser paraître à l’amour qu’elle porte à la vie, et à sa fille qui s’ élance vers des noces hâtives et enthousiastes, comme elle l’a fait plus de trente ans plus tôt, quand elle a quitté l’Ukraine pour épouser Bernard, on ne se douterait aucunement de la lutte contre les heures et les jours qui la maintiennent combative et pleine d’énergie en cette aube d’août. Elle s’est habillée sobrement, comme toujours, mais s’est assez maquillée pour qu’on ne voie pas ses cernes et l’intense fatigue de ses joues creuses, de son regard défait, de ses cheveux qui tomberont dans quelques semaines. Tandis que sa fille se prépare devant le miroir, toute à la joie de ces préparatifs, Ielena joue contre la montre sa dernière grande représentation et s’efforce de ester debout en dépit des douleurs qui irradient ses côtes et sa tête. Elle demande une fois encore la salle de bain, ne pouvant rester longtemps sans aller aux toilettes, et tout le monde sort, se rappelant malgré l’effervescence l’urgence d’une autre réalité que l’heure de la mairie : dépêchons-nous de vivre, tous ensemble, au diable le maquillage à l’arrache et le café bouillu-super foutu. En sortant des toilettes, Ielena allume une autre cigarette et retourne à la cuisine, mettre un peu d’ordre. Son mari, fin prêt depuis cinq heures et quart, lit le journal et fait ponctuellement fonction d’alarme, rappelant  qu’il ne reste plus qu’une heure, une demi-heure, un quart d’heure avant de devoir partir. Christopher a investi la chambre, où il essaie de caser ses grands pieds dans les chaussures prêtées par un copain pour l’occasion. Nadia a mis sa plus jolie robe, dans des tons sobres et discrets, et cache son adolescence tardive derrière un maquillage discret et des petites disputes avec son père, avec qui elle s’apprête à vivre en vase clos de nombreuses années, préparant la routine complice de deux orphelins qui en cessent de se chamailler. Enfin seule dans la salle de bains, Eva contemple les dégâts et se regarde, trente ans passés, dans cette robe achetée trois jours plus tôt avec Nadia qui insistait pour qu’elle ne se marie pas en jeans : une coiffure moderne, toute neuve, ce beau regard grave, et le poids des années déjà qui s’accumule sur ce corps de femme rond et ferme, pesant de dis ans de galères et de sandwichs hâtifs, de verres pour oublier la difficulté de vivre, de cigarettes aux rares poses et de nuits blanches : nuits de garde, nuits d’amour, nuits de solitude et de déprime. L’internat n’a rien réglé : un peu moins de problèmes d’argent, toujours autant de travail, des amis plus rares depuis qu’elle s’est installée ici, et toujours la même gravité d’enfant solitaire dans ce regard cerné de bleu qui s’offre à elle dans le miroir. Elle est à la fois magnifique, spectaculaire, et un peu ridicule, engoncée dans cette robe trop serrée de fiancée russe, aux tons criards, au décolleté profond : ce bleu outrancier, cinglant, est gai comme un rire de femme ivre, et en même temps la vulgarité de la robe en tissu synthétique, à bas prix, sur son corps plein, jure avec la noblesse de ce front candide, de ces yeux bleus aux pensées métaphysiques. Eva voit dans la glace une jeune femme un peu déguisée, et veut croire à tout l’optimisme qu’annonce cette journée, à la faculté de l’amour à régler tous les problèmes matériels, à la force d’un engagement auquel elle croit cette fois, comme jadis avec un autre compagnon qui ne l’a pas épousée, finalement, et c’est pas plus mal au fond : Christopher depuis son retour, est absent, mais ce n’est que la fatigue, et le deuil encore de son père qu’il vient d’enterrer au pays natal et qui lui rappelle la fragilité de sa propre existence. Faisons la fête pour ne pas penser à demain et à toutes les difficultés qui viendront assez tôt comme ça : demain, il sera grand temps de penser au loyer, au travail que doit chercher Christopher, aux enfants dont il ne veut pas encore, et dont il ne voudra peut-être jamais, et surtout, surtout, à sa mère. Aujourd’hui, cette femme radieuse en bleu turquoise, au buste provocant et aux lèvres brillantes, c’est elle, elle qui se marie. Elle est très belle, en vérité.

La salle de bain de Salomon ne garde nulle trace du passage d’Anne, si ce n’est peut-être une légère odeur de lait maternel, et un peu de buée sur la vitre. Dans celle d’Eva et Christopher enfin vidée des habitants de l’appartement, un tube de mascara à l’abandon sur le bord du lavabo, beaucoup d’eau par terre, des serviettes humides qui pendent, et un tube de médicament oublié là par Ielena. 

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  • En lisant, en écrivant, en moins bien: ce blog est un journal, qui mêle réflexions personnelles à partir de livres et essais de fiction, mêlant sans prévenir le vrai et le faux, dont j'essaie ici de comprendre comment ils créent de la littérature.
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