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Travaux en cours, risques de chutes
19 février 2013

enjeux contemporains du roman français (séminaire de Master 1) et second degré

Peut-on encore raconter des histoires ?

 

C’est peut-être parce que j’en écris laborieusement que je me pose avec acuité cette question en lisant celles des autres. Trois lectures aujourd’hui, qui n’ont absolument aucun rapport entre elles si ce n’est d’avoir été effectuées par ma petite personne au cours des dernières semaines, et trois manières de répondre à la question.

Quel est le problème ? pourquoi cette difficulté à « raconter des histoires », pratique millénaire et aussi naturelle que de manger ou de dormir ? parce que l’ère du soupçon a miné toute tentative de roman réaliste, que la psychologie des personnages a épuisé ses ressources, que les clichés qui encombrent toute tentative de replacer ses pas dans les traces des prédécesseurs illustres fatigue d’avance un lecteur avide de sensations nouvelles, à qui « on ne la fait plus ». On ne fait plus quoi, au juste ? on ne l’aide pas à s’identifier à des personnages humains, émouvants et attachants grâce auxquels il va vivre des expériences et découvrir un aspect jusqu’alors ignoré de sa réalité, sociale, psychologique, métaphysique. Elèves de premières, sortez vos copies doubles, je disserte sur le roman et ses personnages, miroirs de la société. Bien sûr que ça peut encore marcher, mais pas n’importe comment. Pour la faire courte, les Nouveaux Romanciers ont battu en brèche le roman réaliste et l’illusion référentielle grâce à laquelle on s’identifie bêtement au héros, et ouvert leurs pages à une déconstruction qui a encore de beaux jours devant elle : mode du méta-roman, de roman ironique et de la distanciation, bonjour. Enfin on ne pouvait pas en rester éternellement à la dé construction, il fallait bien tenter quelque chose : alors viennent les romans proches du journalisme, du témoignage, qui reprennent cette exigence du roman qui a quelque chose à dire sur le réel, et dont les auteurs se font le porte-parole des autres. La vocation sociale de ce type de romans, illustrés par exemple par Emmanuel Carrère, ou par Florence Aubenas, ou par Elisabeth Filhol, entre autres, et dans des styles très différents, ont ceci de particulier qu’ils ne passent pas, ou très peu, par le détour de la fiction, mais s’appuient sur le vécu d’un enquêteur, sur le terrain –un terrain réel, cour d’assise ou usine- pour raconter la vie d’un groupe social. L’auteur dans beaucoup de cas prend la parole à la première personne pour raconter son parcours auprès des personnages interrogés, ou pour exprimer son propre rapport à ce qui se dit lors des entretiens, justifier sa quête, la mettre en perspective avec ses propres interrogations, dans un souci d’honnêteté intellectuelle, d’authenticité, qui est bien loin de la fiction. Justement, reste le cas de la fiction, dont tous semblent s’écarter avec réticence, comme d’un vieux truc dont on a trop vu les ficelles, et qui est remplacée par un savant travail de composition, collage, jeu de points de vue. C’est aussi ça, la mise en fiction du réel, mais dans la littérature française contemporaine, on se risque assez peu plus loin. Les ciseaux du collage ont remplacé les chevaux fous de l’imagination, et si l’on écrit des histoires à dormir debout, c’est une réécriture ironique d’un autre texte, clin d’œil complice avec le lecteur évidemment. Au mieux (il n’y a pas de jugement de valeur de ma part, j’ironise aussi, tant qu’à faire), on racontera dans un style éblouissant de lyrisme l’histoire vraie d’un anonyme, après un énorme travail de documentation, car l’invention reste un peu douteuse : elle est dévolue à un sous-genre qu’il est de bon ton de regarder avec une certaine condescendance, la littérature adolescente des vampires et des petits surdoués de la magie noire : ça fait rêver, ça s’achète comme des petits pains, c’est hérissé d’effets fantastiques et d’inventivité féroce, mais c’est plutôt récréatif.  Et personnellement, ça ne m’intéresse pas du tout : j’aime la « vraie » fiction, celle qui fait vivre des personnages dans un cadre plus ou moins réaliste, peuplé d’objets et d’endroits, de routes et de lacs, qui ont un « vrai » corps et se confrontent de toutes leurs forces à la difficulté de vivre.

Premier exemple (et ce n’est pas un hasard si c’est un Japonais, et pas un Français, qui l’a écrit) : Kafka sur le rivage[1], de Murakami, qui réécrit le mythe d’Œdipe dans un cadre japonais fantastique, où de vieux fous parlent aux chats, où de jeunes filles en fleurs errent trente ans plus tard la nuit, dans les rêves éveillés d’un jeune garçon, où un sentier perdu dans la forêt permet d’atteindre une autre vue possible, mais irrémédiablement figée dans une sorte de passé mythique où le temps n’existe pas, et où un adolescent fait l’expérience de l’amour, de la solitude et des choix existentiels à travers des rencontres avec des êtres mystérieux et ambigus, certes, androgynes ou fantômes, mais qui ont acquis au fil des pages autant de réalité et de chair que les personnages de Maupassant. C’est un très beau roman sur le passage à l’âge adulte et les règlements de compte douloureux avec les parents réels ou fantasmés, sur le renoncement à retrouver un noyau familial protecteur dont on se rend finalement compte qu’il n’a existé que dans l’imagination de ce jeune homme, en quête de sa mère et de sa sœur, alors même qu’une malédiction prononcée par le père l’assure qu’il violera sa mère et sa sœur quand il les aura retrouvées. L’alternance de ce récit du « jeune homme nommé Corbeau », en hommage à Kafka, et de celui du vieux fou qui parle aux chats, et doit accomplir une mission à laquelle il ne comprend rien lui-même, mais qu’un jeune routier l’aide à accomplir au cours d’un road movie à travers le Japon qui le mène à la connaissance de lui-même, contribue au charme profond de ce roman, où tout est possible : l’imagination la plus débridée ouvre des brèches dans le paysage le plus familier : plage, tableau, bibliothèque, forêt, cimetière ou chambre d’hôtel peuvent servir de lieux de passage vers d’autres mondes qui approfondissent le réel, au lieu de ne faire que l’enjoliver pour divertir le lecteur. Ces passages fantastiques sont une manière de faire apparaître d’autres réalités possibles au cœur du monde opaque quotidien, de donner sens aux expériences vitales du jeune garçon par la profondeur temporelle qui s’en détache : son histoire se mêle à celle d’un couple de jadis, et la déchirure tragique qu’a vécue son héroïne est aussi une expérience que s’assimile le personnage en vivant le rôle de son ancien amant. C’est compliqué, mais c’est finalement très beau, comme idée : les histoires des uns et des autres, réelles ou fictives ou rêvées, se mélangent au gré des rencontres pour faire grandir chacun des protagonistes… un peu comme l’idée qu’en lisant de la fiction, je m’assimile un moment à l’histoire des personnages et acquiert de cette expérience une autre profondeur dans ma propre vie : c’est le principe même de l’identification romanesque qui serait ici mise en scène à travers ce jeu de miroirs entre passé et présent rêve et réalité, imagination et souvenir dans Kafka sur le rivage. En tout cas, voilà un roman qui correspond à mon goût immodéré de la fiction, qui n’a pas peur d’embarquer ses lecteurs dans des univers oniriques et parfois délirants, où l’on massacre un clown triste à coups de couteaux pour l’empêcher de couper des têtes à de jolis chats pour en extraire les âmes et construire une flûte magique : c’est beau comme un spectacle de James Thierrée, aussi délirant et merveilleux, et surtout porteur de sens : le roman à l’état « pur », qui ne regarde pas son nombril en s’excusant d’utiliser la troisième personne, mais joue le jeu de la fiction à grands renforts d’invraisemblances drôles et de sens métaphysiques obscurs à chercher dans les tiroirs, ou dans les rayons de la bibliothèque.

murakami

Voilà pour la fiction. J’attaque mon grand deux : le récit de témoignage. Retour en France, ou plutôt au Rwanda, avec La Stratégie des Antilopes de Jean Hatzfeld, paru en 2007 après que l’auteur d’Une saison de machettes est revenu au Rwanda, plus de dix ans après le génocide Tutsi, pour interroger survivants et bourreaux fraîchement sortis de prison suite à la politique de réconciliation nationale mise en œuvre par le gouvernement rwandais, avec l’appui des puissances occidentales : c’est le grand pardon des offenses, tout le monde est sommé de bien s’entendre et d’oublier les vieilles disputes, pour assurer un minimum de stabilité politique et économique dans le Pays des Mille Collines. On est bien loin de la fiction et des rêveries oniriques et onaniques de Murakami, mais j’ai lu le livre de Hatzfeld juste après celui de Murakami, et le parti-pris est si radicalement différent, que cela me pousse à m’interroger, justement, sur la notion même de récit qui regroupe des textes aussi foncièrement différents. Il s’agit justement de récits, pas de roman ou de fiction. On raconte toujours une, ou des histoires, mais à part ça, évidemment, rien de comparable (que l’élève de première qui a entrepris de trouver ici des arguments solides pour sa dissertation sur le roman ferme cette page, car il risque fort de développer un raisonnement parfaitement incohérent). Déjà, ce n’est pas de la fiction, c’est une ensemble de témoignages recueillis auprès de témoins de premier plan des massacres et de la réconciliation, qui racontent à la première personne ce qu’ils ont vu et vécu, comme bourreaux, victimes, femmes de bourreaux, fugitifs, à un auteur en position de journaliste, qui regroupe ces témoignages autour de sujets, de thématiques, pour répondre à cette question : comment peut-on vivre ensemble après un massacre collectif ? L’auteur prend à plusieurs reprises la parole en son nom propre, pour faire part de ses doutes, de ses questionnements, expliquer aussi sa démarche. Il laisse ensuite la parole aux nombreuses voix qui peuplent le livre, et disent les atrocités des massacres dans les marais, la honte des Hutus ou leur déni, la culpabilité refoulée, et le ressentiment tu des Tutsis qu’on n’autorise pas à exprimer leur haine et leur terreur. Dans le cas de La Stratégie des antilopes, le récit assume un certain nombre de fonctions : d’une part, il est thérapeutique, et permet à ceux qui prennent la parole de se décharger d’un certain nombre de pensées obsédantes. Quand les rescapés des tueries racontent leur enfer en mai 1994 à Jean Hatzfeld, ils se délivrent d’une parole qu’ils ne peuvent partager avec personne : les autres survivants, comme eux, ont honte de l’état d’animalité auquel l’horreur de la situation les a réduits, et honte aussi d’avoir survécu quand tant de milliers d’autres ont pourri sous leurs yeux dans la boue. Evoquer entre eux ces souvenirs ne fait que ranimer la honte, et entre dans le domaine de l’indicible, à moins d’y être convié par un étranger qui recueille els témoignages pour un livre qui sortira à l’étranger, le plus loin possible du bourbier rwandais. D’autre part, pour Hatzfed, il s’agit d’essayer de comprendre l’incompréhensible : comment la moitié d’un pays a-t-elle pu massacrer l’autre d’une manière aussi bestiale, pendant plus d’un mois, alors que les gens vivaient en relative nonne intelligence quelques jours avant ? Nul n’ignore que des Tutsis ont été régulièrement massacrés depuis l’indépendance du pays, et qu’une forte rivalité tenaillait les deux ethnies principales, comme le raconte admirablement Scholastique Mukasonga dans Notre-Dame-du-Nil. Mais comment une telle flambée de fureur bestiale a-t-elle pu secouer tout un pays, et durer plus d’un mois ? comment des gens qui se connaissaient ont-ils pu soudain devenir proie et prédateur avec une telle violence, à coups de machette, comme on n’imagine même pas que des tribus préhistoriques aient pu le faire ? quelle part d’humanité est-on prêt à accorder à ces hommes qui ont « coupé » leurs voisins pendant six semaines d’affilée ?  Je lisais ce récit en pleine séquence sur Si c’est un homme à la recherche d’un sujet de devoir. Pour une fois, le rapport est évident : dans les deux récits de témoignages, l’un direct, l’autre indirect, les auteurs s’interrogent sur ce qu’il reste de l’humanité face à un drame d’une telle ampleur qu’un génocide. Primo Levi évoque la survivance de la littérature au fond du camp, un peu comme Jorge Semprun, à travers une scène très émouvante : le jeune prisonnier récite des vers de Dante et les explique à un compagnon qui ne parle pas un mot d’italien, tout en transportant des poutrelles atrocement lourdes, et cette plongée dans l’univers de la poésie la plus pure, évoquant le retour d’Ulysse, lui permet de s’abstraire de l’Enfer réel du camp et d’y survivre. Chez Hatzfeld, pas de littérature, mais une sorte d’optimisme, de volonté de survie de la part des rescapés, dont la plupart a reconstruit une existence parce que la survie n’est pas que l’énergie folle et la chance d’échapper aux tueurs pendant les massacres, mais les années vides de sens où il faut se réadapter à la vie quotidienne, apprendre à cultiver de nouveau et à manger de la nourriture cuite, avec des manières civilisées, à parler de nouveau aux anciens tueurs comme si on ne voyait pas le luisant de la machette sur l’épaule quand ils rentrent des champs. C’est cette capacité de l’homme à survivre au pire, de la part des rescapés mais aussi des tueurs, sommés de cohabiter avec leurs victimes et de demander pardon au cours des gaçaça, ou tribunaux provinciaux, que racontent les témoignages recueillis par le journaliste, et il en ressort beaucoup d’émotions, et plus encore de questions. Indignation devant la veulerie des anciens tueurs qui refusent d’admettre leurs crimes, se dédouanent de leurs responsabilités, jouent le spectacle du repentir mais sont encore prêts à dire toute la haine qu’ils ressentent à l’égard des Tutsis, si l’occasion leur en est prêtée ; indignation à l’égard de la real-politik mise en place à travers ces pantomimes populaires d justice, qui n’ont comme fin que de sauver les apparences et de servir de soupape de sécurité alors que si les Hutus étaient réellement condamnés en fonction des crimes commis, la main d’œuvre dans les champs ne suffirait pas à tirer vers le haut une économie rwandaise sujette aux crises alimentaires. Compassion et admiration devant ces hommes et ces femmes qui ont réussi à refaire leur vie, à avoir des enfants après les massacres, à se marier, parfois même avec un ancien ennemi. Mais le livre de Hatzfeld, s’il ne répond que partiellement à la question de l’humanité des protagonistes du drame, réduits des deux côtés à la bestialité la plus dégradante par la violence des tueries, ouvre la voix à d’autres questionnements : sur l’avenir du Rwanda et la possibilité d’un pays de faire cohabiter tueurs et victimes dans un même territoire, tensions entre volonté d’oubli et devoir de mémoire, survie individuelle et collective après un drame d’une telle ampleur… Ce que disent les témoignages est très préoccupant pour l’avenir, car les survivants du génocide n’ont de cesse de prévenir contre les risques d’une redite de l’histoire, puisque rien n’a été profondément réglé ; mais la capacité de ces hommes et de ces femmes à continuer de vivre, non pas « comme si de rien n’était » mais en pansant de leur mieux le membre coupé pour éviter la gangrène est aussi un très émouvant témoignage de la force d’une humanité capable de se remettre débout après une expérience aussi traumatisante. En cela, et dans la construction même du récit qui s’oriente vers de telles conclusions, Hatzfeld construit aussi une histoire, et dessine les contours d’un Rwanda moderne, traversé de tensions et d’angoisses terrifiantes, mais aussi de lueurs d’espoirs et de foi en l’humanité, à rebours de toutes les horreurs relatées de page en page. Raconter des histoires, dans La Stratégie des Antilopes, va au-delà de la compilation de témoignages édifiants : il s’agit bien d’essayer de construire un sens dans ce qui n’en a pas, pour survivre à l’absence de sens et au désespoir qu’il génère. L’un des rescapés du génocide s’est suicidé des années après avoir échappé à ses tueurs en pleins marais : car incapable de se raconter des histoires sur l’atrocité à l’état pur, de la mettre en mots pour en tirer un sens, fût-il accablant, il ne supporta plus de vivre et préféra cesser de le faire. Construire une histoire à partir des trous béants laissés par la morts et les interdits, les tabous, les indicibles, les secrètes hontes et humiliations, c’est mettre une foi assez dingue dans le récit : c’est lui donner la possibilité de donner un sens, d’aller vers un début, une origine, pour aller vers une fin, là où il n’y avait que le chaos brut de la réalité inénarrable. En ce sens, le récit de témoignage au sens large, et pas seulement ceux de Jean Hatzfeld, est une tentative courageuse de remettre en ordre le monde réel, d’en extraire un début de significations, ou du moins d’y laisser apparaître des questions auxquelles chacun est confronté, pour qu’il y trouve une réponse et fasse ainsi preuve d’une foi dans la possibilité même de chercher cette réponse et de la trouver.

hatzfeld

J’en viens à ma troisième partie, à gros sabots : le récit au second degré. Et là je vais pouvoir déverser toute ma bile, parce qu’au fond, peut-être parce que je n’y ai rien compris, je trouve que c’est malhonnête. Que ça s’adresse à un petit public choisi, avec lequel on se fait des clins d’œil en enculant des mouches. Que c’est de la peur de s’engager à l’état pur, et c’est pas bien glorieux. Il y a bien sûr de somptueuses réussites, qui dépassent largement le jeu littéraire pour public averti, mais honnêtement, je les trouve plutôt rares (d’ailleurs, je cherche désespérément un exemple[2]). On va pas vraiment faire un roman, non, c’est trop galvaudé le roman, on va faire de la méta-littérature métaphysique et brasser tous les concepts à la mode dans un joli style bien troussé, à coups de cut-off (plus élégant que le bon vieux copié-collé, et surtout plus créatif) et de private jokes : c’est le roman au second degré. Je prends pour exemple le roman d’Emmanuelle Pireyre qui a obtenu le prix Médicis, Féérie Générale, qui est très plaisant à lire, et très « contemporain », mais que je trouve l’exemple même de la mauvaise foi littéraire. (Je n’y ai peut-être rien compris du tout, et dans ce cas, je suis désolée d’écrire autant de niaiseries). On brasse des tas de sujets à la mode, sur un ton ironique, avec un travail de citations et une esthétique geek, pour dire l’infinie étendue du réseau électronique moderne, la connectivité des sujets les plus divers : les spéculations boursières et la peinture figurative, incarnée par une résistante petite fille butée et rêveuse (mais non ce n’est pas un cliché, puisqu’on vous dit que c’est parodique !), le parcours d’un doctorant (en quoi d’ailleurs ?en philosophie ? admettons) devenu hacker et pillant les coffres des banques dans l’euphorie d’un chaos anarchique, youhou, vive la contre-révolution, quoi, la modernité ambiguë d’une jeune fille voilée, dissertant d’un côté sur le haram et le hallal dans la vie quotidienne, et créant avec ses camarades un blog de fanfictions, type de récits révolutionnaires dans lesquels les héros de l’univers médiatique (héros de dessins animés en particulier) se rencontrent, vivent toutes sortes d’aventures débridées dans un jeu d’allers-retours incessants entre leur univers fictionnel de référence et les autres univers possibles, ce qui passionnerait Françoise Lavocat théoricienne de la théorie des univers possibles en littérature. Le tout entremêlé de dissertations sur le baiser, d’avatars légendés, d’anecdotes sur les performances de l’artiste elle-même. Car le roman se présente comme un rhizome, pardon un réseau autour du noyau central, ah non justement tout est décentré : les chapitres communiquent par associations d’idées ou mots-clés, comme James Brown (dont le rapport avec le disco serait le même que celui de l’artiste Aurelja avec les films du commissaire Moulin, dont elle reprend et amplifie le vide des scènes les plus creuses, jusqu’à créer un rythme, un langage propre : c’est précisément justement ce qu’essaie de faire Pireyre : découpant dans le discours médiatique ou celui des blogs et forums des bribes de conversation, des échanges creux, elle les mixe, les dévidant encore de la maigre substance qu’on risquait d’y trouver quand on croyait encore que les gens cherchaient à se dire des choses, pour en faire la matière pure et assez agréable de son livre) : bref, l’auteure[3] crée du langage à partir des vides des langages qu’elle emprunte un peu partout dans la sphère internautique et IRL, puisque ce dialecte a commencé à essaimer dans le langage courant de vous et moi ( Vous n’avez encore jamais entendu un adolescent s’exclamer « Emdéhère ! » pour exprimer son enthousiasme par un mot plutôt que par le rire qu’il souligne péniblement ? ça viendra…). Elle raconte des petits bouts d’histoire, mais n’entre pas dans une fiction. La fiction, l’histoire intéressante, c’est celle du langage, je suppose, avec ses protagonistes et ses transformations. On évoque justement plein de micro-fictions, on les touche du bout des doigts, on les met immédiatement en relation avec des concepts hyper philosophiques très Sciences-Po (vous n’avez jamais vu le rapport entre une huître et le chat quantique qui tombe ? on va vous le trouver) ou Canal plus, comme vous voudrez : le monde est profondément divertissant, ironique, source de plaisanteries de potaches. On joue de l’effet papillon à tire-larigot pour montrer non pas l’inépuisable conflit entre les causes et leurs conséquences (trop vu !) mais la prodigieuse habileté d’un narrateur qui passe d’une idée à l’autre avec grâce et vélocité. Ça tient de l’exercice d’équilibriste, et c’est particulièrement en vogue. Les titres des chapitres annoncent la couleur : « Nietzsche est-il halal ? » allez hop, sourire en coin du lecteur bobo parisien qui voit immédiatement la technique du mix-off[4]et on attaque de front deux univers qui titillent les foules : nihilisme de la génération Y d’un côté, laïcité-mixité sociale-hijab-intégration de l’autre :  les tartes-à-la-crème de toute presse à fort potentiel. Bien sûr, Emmanuelle Pireyre fait la satire de ce genre de discours et de pensées (j’ai déjà évoqué le méga-mixeur de François Taillandier, et c’est aussi ce qu’elle montre du doigt avec humour et dextérité) et il ne faut pas en rester au premier degré, sous crainte de passer pour un con qui n’a rien compris. Il n’empêche que je trouve la prouesse intéressante, certes, mais un peu convenue, un peu rive-gauche, un peu Olivier Py (mais que vient-il faire là-dedans ? rien du tout, mais si vous avez compris le principe de l’analogie en chaîne, après tout, je n’ai plus besoin de justifier des rapprochements abscons, soit vous voyez où je veux en venir parce qu’on a les mêmes références, héhé, soit vous cous dites que vous n’avez rien compris et vous vous pensez bête : voilà la preuve par l’exemple que multiplier les effets de connivence crée très vite un sentiment d’appartenance/ exclusion qui me semble assez contraire à la démarche d’un écrivain et du respect qu’il doit à ses lecteurs). Donc, pour reprendre un peu plus clairement : d’une part, je n’aime pas beaucoup Olivier Py, mais il n’ a rien à voir avec cette sombre affaire, si ce n’est que je le trouve élitiste, creux et prétentieux, mais c’est un a-priori parce que je n’ai pas vu grand-chose de lui, opinion donc à prendre pour ce qu’elle est : une déclaration bête et méchante. D’autre part, je n’aime pas beaucoup lire un  discours littéraire exclusivement compréhensible par un cercle restreint d’esprits « entendus », qui ne procède que par allusions, on se comprend. Je trouve que c’est tout le contraire de la démarche d’un romancier, même : au lieu de clarifier le monde pour en faire émerger un sens possible, il l’opacifie. Cependant, il y a tout de même autre chose dans Féérie générale : en dénonçant ce type de discours, l’auteure parvient tout de même à le mettre à distance, et nous pousse à n’en être pas dupe. D’autre part, elle met en scène des réflexions très intéressantes sur le récit, à travers la technique managementale qui consiste à raconter des histoires à son staff pour éviter d’employer le discours, argumentatif, de la raison. Tout élève de première vous le dira : quand on cherche à convaincre, à travers une argumentation directe, on s’adresse à la raison alors que quand on cherche à persuader, à travers l’argumentation indirecte notamment (voir première séquence sur l’apologue) on cherche à émouvoir les sentiments du lecteur. Elle dénonce ainsi à travers la courte histoire de Wiliam Farell, « gourou du story-telling » la manipulation par la fiction et la mise en récit des honnêtes travailleurs qui se laissent prendre au piège et fléchir, alors qu’un bon vieux discours argumentatif clair aurait permis de s’adresser à des consciences pleinement reconnues comme libres. Dans ce court récit, se lit une certaine éthique, qui va à l’encontre de toutes mes méchantes moqueries sur ce livre et montre que derrière la façade « récit au second degré pour gens cultivés et modernes » se cache une vraie réflexion sur le libre-arbitre dans la société en réseaux, où tout le monde a accès à tout le monde et à toutes les données, et sur le pouvoir du langage, sur ceux non pas des mots mais de leur énonciation. Emmanuelle Pireyre n’est pas un auteur à succès, c’est avant tout une poétesse, qui travaille depuis de longues années à redonner du sens aux mots, pour un lectorat qui n’est pas nécessairement celui de Télérama, et qu’elle traite avec plus de respect qu’il n’y paraît, puisque derrière la façade de connivence par cet humour décapant et cette virtuosité du style et de ses allusions très culture geek, elle pose un certain nombre de questions essentielles : quel est l’avenir de la fiction, s’il est devenu le terrain de jeu de jeunes filles virtuoses, justement, et volontaires, qui y injectent une culture télévisuelle et cybernétique sans aucun rapport avec la culture Humaniste dispensée à l’école, et qui semble totalement coupée de leur réalité ? peut-on continuer à détourner indûment les mots de leur sens au profit de stratégies de communication et de management, dans une vaste instrumentalisation du langage qui, si elle a toujours existé, n’en prend pas moins des proportions tout à fait nouvelles dans le contexte de la mondialisation et des effets de masse qu’elle engendre ? peut-on encore parler juste ? ou faut-il arrêter de parler dès qu’on prononce faux, un peu comme le chef d’orchestre de Batoule qui interrompt le concert dès que l’un des musiciens menace de jouer faux, tendant les nerfs de tout le public ? Peut-on encore raconter des histoires en toute innocence, quand les requins du management se sont attaqués même à ce plaisir innocent pour faire aliéner encore un peu plus son équipe ? Quel langage parler pour se comprendre, si le langage courant a été détourné de son usage au profit d’une « communauté » à laquelle aucune être vivant réel n’appartient tout à ait, mais dont il e peut ignorer les codes ? Sous ses dehors un peu agaçants ou au contraire amusants (ça dépend de l’humeur, et surtout de l’humour des lecteurs, j’avoue que je n’en ai pas beaucoup), Féérie Générale, par sa réticence même à raconter des histoires, et un ouvrage passionnant qui nous met aux prises avec le langage et ses conditions d’énonciation pour éviter qu’on ne se raconte des histoires, justement : il n’y a pas de langage commun, l’utopie d’une vaste communauté des forums et de la toile en général ne fait qu’amplifier les malentendus et surtout, les processus de domination d’un individu ou d’un groupe sur les autres, méfiez-vous de la complicité sympathique et de l’inclusion trop facile dans une communauté.

pireyre

Courage, j’arrive à la fin. Trois romans, trois rapports à la réalité et trois manières de raconter des histoires, avec des visées bien différentes. A mesure que je me suis réconciliée avec Féérie générale en écrivant ce billet dessus, qui m’a quand même obligée à réfléchir un peu (malgré les apparences), je me suis aussi rendue compte de deux choses : parler de trois romans aussi différents dans le même billet est idiot ; si au moins j’avais parlé de Blas de Robles au lieu de Murakami, on aurait pu avoir l’impression d d’une certaine cohérence, dans la mesure où ils auraient été tous les trois française, et tous les trois récompensées à quelques années d’écart par le même prix Médicis, mais j’ai déjà expliqué mes raisons purement pratiques en note plus haut. D’autre part, il manque évidemment plein de choses à ce succinct panorama des récits français contemporains, et j’ai un peu honte de ma prétention à essayer d’en faire l’inventaire. Je voulais juste esquisser des tendances, et j’ai réussi à pondre une prose indigeste, aussi bavarde que partiale, dans la tradition « café du commerce » la plus niaise. Sur ce, bonnes lectures, moi je vais lire ce que répond Danièle Salenave à l’épineuse question : pourquoi écrit-on des histoires ?

salenave



[1] Je me rends compte que j’aurais pu (et dû, pour un tout petit peu plus de cohérence dans ce vague panorama hâtif) parler d’un roman merveilleux de Blas de Robles, Là où les tigres sont chez eux, preuve s’il en est que la littérature française contemporaine sait entrer en fiction. Cependant, j’ai lu ce roman à sa sortie vers 2008, je ne l’ai plus sous la main, et mes souvenirs sont donc aussi émerveillés que flous.

[2] J’ai trouvé (évidemment, ce n’est pas français, mais argentin, et c’est vraiment autre chose : Somoza, la Caverne des Idées,  un des romans les plus drôles que j’aie pu lire, qui joue à intercaler une enquête de police menée par des sectateurs des trois grands philosophes grecs et les commentaires du traducteur, de plus en plus prolixes, qui créent un double niveau de lecture et finissent par prendre le dessus sur la narration de surface) : mais ce n’est pas tout du tout ce dont je veux parler, puisque ça permet justement à Somoza de raconter non seulement un histoire, mais plusieurs.

[3] Je ne sais pas du tout si Emmanuelle Pireyre se fait appeler auteur ou auteure, mais j’emprunte aussi le jargon féministe de la toile, hein tant qu’à faire.

[4] Cherchez pas, c’est moi qui viens de conceptualiser… 

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