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Travaux en cours, risques de chutes
8 février 2013

Kant pour les nuls

L'oeuvre, le lecteur et l'auteur: apologue

Il y a une nouvelle de Borges qui me fascine pour de nombreuses raisons, en particulier parce qu’elle met en scène un poète critique de sa propre œuvre, et dont le discours critique dépasse de très loin la qualité de ses vers. C’est « L’Aleph », dans le recueil du même nom. Je ne l’ai pas sous la main, j’en parle de mémoire. Le poète en question, ami ou cousin éloigné du narrateur, a connu de fort près la femme dont ce dernier est épris, et qui vient de mourir au début de la nouvelle. Régulièrement, le narrateur vient lui rende visite pour évoquer la défunte et se faire lire quelques vers du grand œuvre que construit laborieusement le cousin, et qui a pour vocation de décrire en vers l’ensemble de l’univers, auquel il a accès grâce à un lieu-objet fantastique, l’aleph justement, situé quelque part sous une marche de l’escalier qui mène à sa cave, point dans lequel on voit simultanément tous les points de l’univers, à toutes les époques. C’est grâce à ce lieu de passage vers la fiction que le poète a accès à l’ensemble de l’univers, qu’il entend réduire en vers, si l’on peut dire. Or ses vers sont particulièrement mauvais : pompeux, grandiloquents, d’un classicisme métrique et stylistique ennuyeux, tarabiscotés à souhait par le recours à un vocabulaire exagérément poétique, ils n’auraient aucune qualité si ce n’est que la critique qu’en fournit instantanément leur auteur laisse entrevoir en eux des richesses inouïes. Le discours méta-poétique qui se construit et enveloppe les quelques vers lus ç chaque visite donnent l’impression qu’ils renferment en eux une substance infinie de sens, à l’image de cet aleph, que le narrateur passe des années sans voir, se demandant si le cousin est devenu complètement fou, avant d’y avoir lui-même accès pour un court instant où l’ensemble de sa vie, et de la création en général, prend sens. L’aleph me semble être une belle métaphore de ce texte, qui dit une infinité incommensurable de choses, à moins que celui qui prétend voir toutes ces possibilités ne soit fou.

site de la Cheminante, maison où est publié Kant et la petite robe rouge

Je me demande dans quelle mesure un texte est porteur des interprétations que le lecteur lui donne, et qui parfois le dépassent. Umberto Ecco s’était livré à une facétie critique, en écrivant des pages d’analyse stylistique de la comptine « Une poule sur un mur », à laquelle il donnait des sens infinis et géniaux qu’elle n’a jamais eus. Encore que…  Enthousiasmée par la lecture de son dernier roman, Même nuit nous attend tous, j’ai assisté hier soir à une « lecture théâtrale » d’un autre des écrits de Lamia Berrada, Kant et la petite robe rouge. J’ai été profondément déçue par le texte, par sa « mise en scène » minimaliste et un peu niaise, par la surabondance de clichés faciles, autant dans les sujets traités que dans les choix stylistiques, malgré de très beaux passages et des éléments dramatiques très riches, comme la fameuse petite robe rouge qui permet toute une réflexion sur le vêtement qui couvre et dévoile, le corps de la femme et ses multiples déguisements. Pourtant, après la lecture, l’auteur fut invitée à parler, et ce qu’elle dit de son texte me sembla à la fois magnifique, beaucoup plus émouvant et profond que le texte lui-même, et très troublant, parce que j’avais l’impression désagréable d’une mauvaise compréhension de ma part, d’un malentendu, ou bien d’un inachèvement de l’œuvre, dont on n’aurait eu qu’une caricature grossière à travers sa mise en voix par deux femmes qui faisaient scrupuleusement tout ce qui était marqué dans le texte, regardant par la fenêtre ou enlevant leur burqa au bon moment, avec l’expression appropriée et la chaude complicité féminine des regards et des attitudes bien mesurées. Ce que dit Lamia Berrada, c’est que cette fable, inspirée de situations qu’elle avait réellement vues dans sa vie d’enseignante, avait une portée générale, et que le dévoilement progressif d’une femme, qui remet en cause son enfermement dans un vêtement symbole de l’oppression en accédant à la lecture et à la pensée des Lumières , n’était qu’un moyen pratique de traiter d’une question plus vaste : la naissance d’un individu, la manière dont il accède à la parole, dont il se découvre et dit « je », en dépit de tout ce qui l’empêche d’avancer, de toutes les barrières qu’il doit franchir, qu’elles soient sociales, religieuses, psychologiques ou individuelles. Elle a ainsi soulevé un certain nombre de thèmes qui gisent en puissance dans son texte : la question de la transmission, à travers le rôle de l’institutrice ou le rapport de la mère avec sa petite fille, qui lui donne la force de se battre pour ses droits, et avec laquelle une grande complicité la lie, contre le père dont on n’entend « sur scène » que la voix (off) hargneuse ; le rapport à l’espace, avec les trajets de la femme dans son quartier, et jusqu’au métro Couronnes dont elle ne dépasse pas la bouche, si ce n’est attirée par un objet de « l’autre monde », suscitant son désir, dans une rue qui n’est plus celle de son territoire habituel, mais ancré chez l’ « autre ».  La maison  dans laquelle vit recluse Aminata, le personnage du récit, est un espace clos et intime, dans lequel les désirs peuvent naître, dans le ventre de la marmite dans laquelle elle cache le livre trouvé, et c’est à travers une porte que le premier échange avec un autre homme, le voisin, a lieu, autre manière de dire le seuil, le rapport possible à l’autre, se fait, comme si cette porte entrouverte ou fermée, par laquelle on se passe des petits mots ou des livres, était une métaphore de la communication difficile mais possible que tisse la jeune femme avec le monde extérieur. Lamia Berrada a aussi parlé avec passion de Kant et des Lumières, et de ce que représentait l’accès à l’écrit pour des populations qui vivent d’autant plus enfermées en elles-mêmes qu’elles n’ont pas les clés de ce monde dont on les isole, et ne peuvent en sortir. Les images, omniprésentes dans le texte (et lourdement soulignées par la « lecture théâtrale ») contribuent à dire ce monde de l’altérité auquel est confronté la jeune femme, et on retrouve dans leur multiplication une réflexion sur l’image que l’on voit, celle que l’on donne, et l’impossibilité de communiquer si l’on cache à l’autre sa propre image, si l’on se nie en tant qu’individu en ne donnant pas à voir son visage. Dans le discours de l’auteur, la métaphore filée du tissage et du tissu revenait souvent, pour évoquer métaphoriquement la manière dont les relations se nouent autour de la jeune femme, du livre emprunté, et de la robe convoitée ; cette image récurrente, d’autant plus intéressante que c’est le désir d’un vêtement de soie fine qui fait naître à elle-même Aminata, contribue à la richesse du discours critique.

Mais parle-t-on là du même texte, justement ? Sa dimension poétique et universelle me saute aux yeux en écoutant l’auteur en parler. Je n’ai rien compris à ce que j’ai d’abord entendu : les clichés grossiers ne sont qu’une manière de rendre intelligible et universel un propos qui peinerait à révéler toute sa force si l’on se noyait dans une psychologie ou une sociologie plus complexes. Si le mari était un peu moins absent, hargneux et caricatural, par exemple : intégriste grossier qui regarde le foot en insultant sa femme, il n’a droit à aucune nuance, aucune once d’humanité. S’il eût été un peu plus sympathique, nul doute que le conte aurait perdu de sa force. Si on fait du père de Cendrillon un pauvre homme prêt à toutes les compromissions pour avoir la paix et essayer d’être heureux, quitte à se faire insulter par ses belles-filles et à voir sa fille réduite aux tâches ménagères les plus ingrates, on n’est plus chez Perrault, mais chez Pommerat, et le conte a un tout autre sens.

 

http://www.cinema-verite.org/images/UN_SOLEIL_A_KABOUL.jpg

Ce livre très court fait partie de ceux qui peuvent plaire à un très large public, et ébranler des coeurs endurcis d'élèves, parce que sa simplicité, la clarté de son propos et la poésie qui en émane permettent de faire comprendre des notions ardues. Ce qui m'énerve le plus, je crois, c'est le côté bien-pensant et très consensuel dont le public de l'Institut français se repaissait avec délectation: les méchants intégristes qui enferment leurs femmes (au pluriel, chacun peut en avoir plusieurs) sous des voiles, les gentilles institutrices qui essaient d'aider ces victimes à s'instruire et encouragent les enfants méritants, pour ne citer que ces deux exemples). Mais il faut reconnaître que c'est efficace. Et que plutôt que de parler des droits des femmes à travers de grands discours un peu creux, ce genre de livre donne à penser, et permet aussi à des filles qu'on n'entend pas toujours sur le sujet, de s'identifier, de s'exprimer, de trouver les mots pour le faire. A cet égard, un peu comme les livres de Djavann, c'est important d'écrire sur ces sujets, et savoir donner un nom, un visage, un aspect concret à ce que disent Kant ou d 'autres philosophes à travers des notions et un vocabulaire pour le moins complexe. Enfin, l'auteur a conclu son discours en rappelant l'importance de la littérature, et en affirmant cette idée, en laquelle je crois profondément, qu'un livre, une phrase, peut changer la vie d'un individu, et lui ouvrir des horizons nouveaux. C'est ce que met en scène ce récit, et cette foi dans la littérature me semble essentielle à transmettre.

Pourtant, en voyant, le lendemain soir, Un soleil à Kaboul, film documenraire qui suit l'aventure d'Ariane Mnouchkine et de sa troupe à Kaboul en 2005, je ne peux m'empêcher de comparer deux scènes bien proches: au dévoilement progressif d'Aminata qui brûle de porter uen robe sensuelle et de se libérer de la domination masculine, répond une scène du film, au cours de laquelle les acteurs afghans mettent en scène la rébellion d'une femme contre les talibans, finissant par faire hurler de rire le sepctateur par la pantomime des malheureux talibans battus et humiliés par une femme vengeresse. C'est du Molière mettant en scène Scapin rouant de coups son maître, c'est drôle, et l'usage des masques, appartenant aussi bien à la tradition japonaise ou balinaise qu'à la Commedia dell'arte, contribue à rappeler l'universalité du propos, malgré son ancrage afghan évident. Mais le comique, et l'héritage assumé d'un certain nombre de références thééâtrales, permet justement à la scène, pourtant très codée et stéréotypée, d'échapper à tout cliché et à toute fadeur, par le comique qui s'en dégage, éternellement jeune, et par la réécriture d'autres scènes de Molière: Scapin tapant sur le sac enfermant Géronte avec véhémence, Agnès apprenant d'Arnolphe ce que toute femme doit à son mari...

Le texte de Berrada porte-t-il vraiment en lui toutes ces richesses et profondeurs, ou bien est-ce l’auteur et/ ou le critique qui les porte, et les transporte donc dans un texte avec lui, comme une valise dont on peut sortir toutes sortes de merveilles, mais aussi bien dans une chambre que dans une autre, sur un simple prétexte ? Je me pose la question avec d’autant plus d’angoisse que j’écris péniblement « quelque chose », que je voudrais évidemment riche de tous les sens que j’y mets, et me demande si ce que j’en dis aux uns et aux autres n’est pas plus intéressant que ce que j’écris ; j’espère bien qu’il en restera trace, tout de même, mais au fond, une œuvre (qui se veut) littéraire doit pouvoir « tenir » dans discours critique, d’un lecteur ou de l’auteur lui-même ; en même temps  peut-être ai-je été particulièrement dénuée de toute sensibilité en écoutant Kant et la petite robe rouge,  et est-ce moi qui n’ai rien compris ? J’ai bien saisi ce qu’il y avait derrière, mais j’ai trouvé, en gros, le résultat raté. Qui met quoi dans une œuvre littéraire ? (Oui, je sais, vaste question à laquelle je ne répondrai pas maintenant, vu l’heure et mon degré de fatigue). Entre les intentions de l’auteur, les capacités d’entendement du lecteur, ce qu’on appelle « la réception » sans petits fours mais avec tout ce que le mot comporte de sous-entendus en termes de goût, d’attente, de réceptivité, d’éducation etc, et l’œuvre elle-même, je doute à la fois de ma capacité à lire des œuvres et d’en produire. Je ne sais plus quel éminent critique (que la honte me foudroie sur place, c’est une citation tellement bateau qu’elle n’a plus d’auteur) a dit un truc du genre que ce qui faisait la qualité littéraire d’une œuvre, sa « profondeur » et sa « richesse », était sa capacité à générer des lectures différentes. Lamia Berrada invite à lire son œuvre comme une fable sur l’émancipation d’un individu, et aussi comme un conte qui défend la condition féminine, dans quelque culture, pays, société que ce soit. J’attends avec impatience de voir si d’autres critiques s’emparent de ce petit récit pour y trouver d’autres chemins, mais je salue en son auteur, même si je ne suis pas absolument convaincue que Kant et la petite robe rouge soit son œuvre la plus réussie, une femme réellement passionnante, une intelligence emplie d’humanité et d’idéaux, d’une grande simplicité. Et dès que j’aurai le temps j’écrirai enfin l’article que je mijote depuis des mois sur Même nuit nous attend tous  et Animal du cœur  d’Herta Müller.

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