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Travaux en cours, risques de chutes
27 décembre 2012

Volem viure al pais (revival)

Des choix existentiels

Le sermon sur la chute de Rome, Jérôme Ferrari, Actes sud, 2012

 

         

 

 

 

         

 

Nous sommes en pleines vacances de Noël, ma fille sur mes genoux m’empêche d’écrire, et me pose avec acuité la question, qui pour moi, est l’une de celles que pose Jérôme Ferrari dans son petit roman récompensé du Goncourt : entre les choses et les valeurs abstraites, les idées, l’ambition intellectuelle, comment mener sa barque ? J’ai envie d’écrire un article sur ce livre, comme j’ai envie de continuer à m’extraire des contingences quotidiennes pour écrire tout court, et les exigences des enfants, du ménage, de la cuisine ou de l’envie toute bête de prendre un café avec une copine, d’aller chercher un cadeau pour la tante Ursule et d’en profiter pour flâner en ville, m’en empêchent sans cesse, non parce que je devrais assurer toutes les charges matérielles d’une vie de famille harassante, mais parce que comme toujours je ne sais pas choisir entre le plaisir immédiat et apparemment généreux d’une disponibilité aux autres et aux choses qui se veut sincère, et les efforts d’abstraction et de « temps perdu » qu’implique tout engagement, quelque modeste qu’il soit, dans un travail intellectuel, quitte à me dire, au soir, avec aigreur et désespoir, que je perds ma vie à enterrer des talents dont nul, au fond, n’aura jamais profité. Sans me lancer dans une analyse psychanalytique hasardeuse (je vous épargnerai ça, ô lecteurs patients !), je passe donc ma vie à me demander si le choix des choses, humble et harassant aussi, mais rempli de petites satisfactions palpables, vient d’une réelle volonté d’accomplir une vie simplement terrestre et tournée vers ce qui en fait le sel quotidien, ou si ce n’est que paresse intellectuelle et résignation à mon incapacité de faire mieux.

Ce long préambule, entre moult interruptions pour reboucher un feutre ou quérir une feuille, pour tenter d’approcher ce qui m’a profondément émue dans ce livre que l’on s’arrache comme des petits pains : il est bien écrit, certes, et profond parce qu’il s’appuie sans cesse sur Saint Augustin, mais en lectrice lambda qui continue à s’identifier bêtement aux personnages, je l’ai trouvé beaucoup plus riche qu’un énième roman érudit et ronflant à la française sur la contemplation nombriliste d’un empire en fin de délitement depuis soixante ans, parce qu’il nous met aux prises avec la question du sens et de la transmission, et ne joue pas pour ce faire sur des effets de style et de distanciation ironique, mais s’y engage et nous y engage pleinement. Deux amis d’enfance, Matthieu et Libéro, nés en Corse, mais dont le premier a grandi et fait ses études à Paris en regrettant amèrement le village corse de son enfance, lâchent leurs études de philosophie, dégoûtés par l’absence de sens que leurs enseignants, brillants normaliens, finissent par laisser paraître des plus grands textes, au profit d’un choix qui est celui du bonheur immédiat, chez soi, sinon à cultiver son jardin, du moins à créer « le meilleur des mondes possibles » dans un bar corse qu’ils reprennent en mains en y faisant venir dans une chaude ambiance de poivroterie bon enfant touristes et villageois : ils trouvent d’avenantes serveuses parmi les touristes paumées que l’été ramène sur les plages corses, leur font vivre un été formidable qui les laisse croire à leur propre valeur, à la fraternité possible et aux lendemains qui chantent en les extrayant de leur destin paumé au fin fond de la France ou de l’Espagne. Comme toute création humaine d’un monde, aussi bon soit-il, et surtout comme l’annonce sans cesse le sermon de Saint-Augustin qui martèle le texte, ce monde ne durera pas, car le désordre s’y installe avec la concupiscence ; en d’autres termes les histoires de cul des uns et la bêtise des autres finit par faire de ce paradis un enfer, dont les filles sortent les unes après les autres, devenues à moitié putes. Le drame sanglant sur lequel s’achève cette bonne blague donne un point d’orgue à cette expérience utopique : recréer au fin fond de la Corse un lieu préservé où l’amitié, la fraternité et la légèreté avinée tiennent lieu de fin en soi, dans une ambition utopique inspirée par une lecture peut-être hâtive de Leibniz, que n’eût pas désavouée le petit Candide, que rejoue assez bien le falot Matthieu. A ce choix des choses contre la spéculation philosophique, que des études à Paris sous l’égide de certains professeurs ont largement contribué à priver de toute substance, s’opposent les choix d’Aurélie d’une part, la sœur de Matthieu, et de leur grand-père Marcel, d’autre part, dernier témoin du début de la fin de cet empire colonial qui assurait la toute-puissance de la France et de ses valeurs jusqu’à la première preuve de son non-sens que fut la Première Guerre Mondiale (et là, une pause « tu veux que je m’occupe de toi ? Oui ! » s’impose).

 

(Quelques heures plus tard : enfin, la réalité la plus immédiate et accaparante s’est endormie). Aurélie, après une thèse en archéologie, part à Annaba en Algérie pour faire des fouilles afin d’exhumer la basilique de Saint-Augustin, qu’elle ne parvient pas à faire revivre, mais à l’occasion de l’extraction de laquelle elle se lie avec ses des collègues algériens. Son parcours est particulièrement intéressant parce qu’elle est à la fois observatrice privilégiée de la décadence corse de son frère, et elle-même contrainte à des choix douloureux. En partant sur les traces du théologien antique, elle renonce vite à faire revivre un passé définitivement enfoui, mais pas à chercher un sens actuel à ce passé oublié, d’interroger l’histoire antique pour comprendre la chute d’un empire occidental dont la nouvelle parvient bien tard à Hippone. Cette quête d’un sens actuel à tirer du passé est justement aux antipodes de ce que retiennent Matthieu et Libero de l’enseignement qui leur est prodigué à la Sorbonne, à l’exception de quelques professeurs « démodés », sans nulle audience ou presque, qui s’évertuent à traduire et essayer de faire comprendre des textes antiques tandis que la mode s’est emparée des études philosophiques et donne l’occasion à certains professeurs de briller à travers la mise en scène d’un discours aussi creux que brillant. Encore une fois, dans ce rapport aux textes et au passé, dans cette réflexion sur leur transmission, il y a quelque chose que je trouve particulièrement juste, parce que mes études littéraires m’ont aussi confrontée à ce type de discours, et que je n’ai pas su toujours faire fi de l’absence de sens de certains cours pour engranger des connaissances « pour plus tard » : comme Libéro, j’avais besoin que les textes soient actuels, qu’on m’aide à en dégager un sens profond, parce que je croyais profondément en eux, que j’avais une foi absolue dans la littérature et qu’assister à d’interminables cours sur la dramaturgie racinienne qui consistait à comptabiliser par tableaux la présence de chaque personnage pour voir comment Racine occupait la scène me donnait la nausée, et aurait pu me faire tout quitter pour élever des chèvres dans le Larzac, si j’avais eu un grand-père pour m’en donner les moyens et l’absolution. Bref, certains comme Aurélie parviennent à faire abstraction, prennent patience sans perdre de vue le sens de ces textes, et accumulent connaissances et diplômes qui leur permettent un jour de vivre des aventures passionnantes dans des pays inconnus, où ils participent à des fouilles. Et à ceux qui préfèrent trouver un sens immédiat, le personnage d’Aurélie donne cet avertissement terrible : comme à son frère, elle dit qu’il a sombré dans la bêtise.

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Autre personnage qui incarne l’aventure et la quête d’un sens dans un univers qui en est de plus en plus dépourvu à mesure que l’empire s’écroule : Marcel, le grand-père, né après 1919 au retour de captivité de son père, issu de deux personnages détruits par la fin de l’empire et l’entrée dans la modernité, qui en lui donnant naissance lui lèguent la solitude et le désespoir d’être le survivant d’un monde fini. Il tente la Résistance, puis l’armée coloniale ; à défaut de livrer de vraies batailles et d’être actif dans un engagement porteur de sens, Marcel échoue au bout d’une Afrique où il administre des territoires sauvages et hostiles, perdant sa femme des suites de son premier accouchement, et avec elle toute légèreté, toute rédemption. Sa sexualité même se résume à un viol colonial perpétré régulièrement sur la bonne malinké, et il abandonne en son fils, conféi à sa sœur, jusqu’à l’idée d’une transmission possible. Il n’y a plus rien à transmettre, plus de filiation possible si la fin de l’Empire marque la fin d’un sens communément partagé, dans lequel chacun trouve sa place et sa propre légitimité.

Dans un tel univers, comment survivre à l’absence de sens et ne pas devenir un con ou un salaud ? demande le roman de Ferrari. Car de toute évidence, c’est ce que sont devenus Matthieu, incapable d’aider son propre père à mourir et même de ressentir sa perte, et Libéro, qui finit assassin dans une mascarade burlesque. Rym, l’une des serveuses du bar, devient pute quand elle se fait voler sa cagnotte et quitte ce havre de bonheur, et les compromis de tout ce petit monde avec la réalité dont ils ne sont pas, au fond, parvenus à s’extraire, est assez sordide. Pourtant, Matthieu, après cet échec cuisant, revient à une amie de jeunesse, qui l’a attendu pendant des années et vient de réussir à l’agrégation de philosophie, Judith Haller, et finit par accepter le bonheur qu’elle lui offre : on apprend incidemment qu’il a plusieurs enfants avec elle, des années plus tard. Rien ne sera dit de ce choix et de la modestie à laquelle se résout le démiurge raté. La poule me regarde par en-dessous, d’un air torve parce qu’on lui a tordu le cou et que son bec est de travers, et je me demande toujours si je vais aider ma mère à découper le gésier pour apprendre une nouvelle recette, ou continuer péniblement le travail quotidien, qui risque d’une part de n’avoir aucun sens, d’autre part d’être l’œuvre insipide d’une conne prétentieuse, qui aurait mieux fait d’apprendre à faire la poule au pot et à conserver des relations harmonieuses avec sa famille plutôt que de se croire vouée à de grands desseins intellectuels. Mais les personnages féminins du roman réussissent pourtant, du moins pour certains d’entre elles, à se tirer d’un tel pétrin : la sœur de Marcel, Jeanne-Marie, que son premier veuvage de guerre n’abat pas et qui retrouve toute sa capacité à s’enthousiasmer et à aimer quand elle rencontre André Lagorce, qui devient son deuxième mari ; la sœur de Matthieu, Aurélie, et sa future femme Judith, qui font preuve de la même persévérance dans leurs études et de la même capacité d’amour et d’enthousiasme, sans rien perdre de leur lucidité. Ainsi Aurélie tombe-t-elle amoureuse en Algérie d’un autre chercheur, avec qui elle aura une brève liaison qui s’arrêtera devant l’impossibilité d’une telle relation en France, pays pour lequel il ne peut obtenir de visa, ou en Algérie, où elle n’a guère de place à long terme, et où leur relation en a encore moins. Ces femmes au coeur tendre et à l’œil vif ne passent pas leur vie en quête d’un snes transcendant, elles le construisent par leur persévérance et leur lucidité face aux situations de la vie réelle qu’elles assument, courageusement, alors que leurs frères et hommes se caractérisent par un mélange d’idéalisme et de lâcheté. Faire au jour le jour sa tâche d’homme, ou de femme, telle était pourtant la maxime que Camus transmettait déjà à ses lecteurs de La Peste, qui annonçait il y a plus de soixante ans l’absence de transcendance, de sens « profond » à l’existence humaine, et la nécessité de faire avec malgré tout, dans un empire complètement détruit, non par les vandales, mais par ses propres failles. Quelle actualité Ferrari donne-t-il donc à ce vieux précepte existentialiste, dans un roman qui met en scène l’échec non pas de l’héroïsme ordinaire de ses personnages féminins, mais au contraire de l’hédonisme niais de ses personnages masculins ?

berger

Peut-être que ce qui a eu cours depuis la publication de La Peste est moins le délitement de l’empire colonial que le cynisme collectif, face au non-sens que représente tout engagement politique, toute croyance absolue en un empire durable, en une transcendance quelconque. De prétendus bergers corses qui se sont crus revivre en retournant à la terre, porteurs d’idéologies subversivo-gauchistes, et qui ont fini par virer fachos, ou simples ivrognes ratés au fond du maquis, on en a connu dans ma famille de gauchistes anarco-riendutoutistes, comme dirait Renaud, et franchement le résultat n’est pas brillant. Ni même terne, d’ailleurs : il n’y a au fond qu’un vaste égoïsme, un profond individualisme, et beaucoup d’aveuglement. Certains au moins ont eu le courage de vivre l’expérience jusqu’au bout, de refuser en bloc le libéralisme et ses idéologies new-age ou carrément le chauffage et la vie moderne. Ils en ont bavé, ils ont parfois des propos un rien sectaires et caricaturaux, mais ils ont le mérite d’avoir cultivé leur jardin à la houe et sans faire trop chier les autres (comprenez, en termes plus élégants, qu’ils n’ont pas eu la prétention d’obliger les autres à retourner à la terre). Mais pour la plupart de ceux qui ont refusé de rentrer dans le rang et de poursuivre des études par trop abstraites, détachées de toute réalité, au profit des « choses » réelles, ils n’ont pas « fait leur métier d’hommes », comme Tarrou, ils se sont juste vautrés dans le consumérisme, le Bonheur made in Ikéa et autres clichés de vie simple et de plaisir immédiat, qu’illustre parfaitement le bar de Matthieu et Libéro : la baise sans engagements, en toute simplicité (que certains en souffrent, tant pis, ils n’ont qu’à se libérer à leur tour), la picole, les plaisirs simples de la charcutaille et la glande. Il y a des variantes citadines à ce genre d’hédonisme bêlant, je m’énerverai dessus à une autre occasion. Mais surtout, regarder avec mépris et méfiance les intellos prise de tête, les renvoyer à la vacuité de leurs raisonnements creux, renvoyer toute exaltation intellectuelle (voire pire, politique !) à un gros rire gras. Vous pensez que c’est mépris d’intellectuelle complexée vis-à-vis des gens qui ont fait de vrais choix, courageux et éclairés, renonçant à la fatuité des pensées philosophiques au profit de valeurs « vraies » et authentiques ? Mais lisez donc les passages sur la maladie de Jacques, le père de Matthieu, et le manque de cœur de ce dernier, même pas fichu de s’habiller pour l’enterrer dignement, ni de prendre un avion pour aller assister à ses derniers jours de vivant : la seule valeur qui s’empare du cœur de Matthieu, ce n’est certes pas l’altruisme, mais un goût du plaisir qui frôle celui du néant, un égoïsme grossier ; il ne s’est pas rendu plus disponible aux autres en abandonnant le culte de la Pensée abstraite mais seulement à ses propres pulsions. En voulant faire l’ange, il s’est fait bête, et quant à moi je suis en plein prêche après avoir commencé par fustiger ma propre incapacité à sortir de la mélasse des plaisirs immédiats. Je ne peux me concentrer plus longtemps, j’incrimine mes enfants, qui m’ont appelée quatre fois depuis le début de leur sieste,  plutôt que ma grande paresse intellectuelle, mais au fond je crois que les choix dont parle Ferrari dans ce très beau livre sont essentiels : ce n’est pas tant entre Paris et la campagne ou entre la France et l’étranger que se situent les choix des personnages, pourtant importants, c’est entre des modes de vie et de pensée, un rapport au passé et à ses grands textes, à la mémoire et à la transmission. De même que tout enseignant est voué à se demander ce qu’il transmet des textes et de ce que ses élèves en comprennent, quel sens il leur donne et s’il sait actualiser sans en forcer le sens le discours d’un écrivain mort depuis belle lurette, ou qui parle de choses tellement éloignées du quotidien des élèves, que ces derniers, au nom d’un « actualisme » ambiant, le rejettent, il me semble que tout lecteur de la génération de Ferrari et des ses personnages, héritiers de cet empire détruit, est aussi voué à se poser la question de ses propres choix de vie : entre les choses et les idées, entre les satisfactions immédiates  et le travail de longue haleine, qui engage sa propre personne et sa fragile vision du monde, pour un résultat dont on ne peut connaître l’issue, entre la volonté de comprendre et de tirer un sens et l’impossibilité de tenir un discours construit, ordonné et cohérent sur une totalité inexistante, trop décentrée et multiple pour qu’on en sache seulement percevoir lucidement un petit bout, entre des tiraillements de la personnalité et des fonctions dans des sens opposés.

Les enfants semblent enfin s’être durablement endormis, ne requièrent plus mon attention permanente, et au lieu de me consacrer au grand œuvre qui pourrait donner un sens à ma vie dans le délitement général, je vais me reposer un peu.

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