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Travaux en cours, risques de chutes
24 octobre 2011

Boire et déboires

Biographie d’un enfant du siècle

Emmanuel Carrère, Limonov, éditions P.O.L., 2011

Lundi 24 octobre 2011

Il y a quelques jours, on a trouvé le colonel Khadafi terré dans des égouts et exécuté : fin d’un dictateur, roitelet de pacotille régnant par la terreur sur son peuple depuis plus de quarante ans. Et pourtant quelques Occidentaux, avant de le chasser au milieu des canalisations délabrées d’une ville en ruine, l’ont soutenu contre les fanatiques islamiques, d’autres à l’heure présente pleurent le retour à la polygamie et autres coutumes barbares autorisées par le nouveau conseil libyen. Bref « ce n’est pas si simple », comme disent les esprits forts qui gravitent autour de Limonov en casuistes de la morale occidentale, et pour cette fois encore ils n’ont pas tort : entre le héros acclamé au nom de la libération des peuples et de la laïcisation d’une société, ou autres valeurs occidentales, et le type minable, à l’idéologie douteuse, voire franchement nauséabonde, aventurier sans scrupules et ennemi de la liberté, il n’y a souvent qu’un pas. Celui qui sépare l’homme du héros, l'individu sans nom du personnage historique ou romanesque.

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C’est justement de cette frontière floue que traite la biographie romanesque et personnelle de Limonov, genre dans lequel excelle son auteur Emmanuel Carrère. Comment un homme, qui finalement n’a rien fait d’héroïque au cours de sa vie aventureuses, incarne-t-il les convulsions et les aspirations paradoxales de la période charnière qui court de la fin de l’URSS à l’époque actuelle ? Q’est-ce que cet homme singulier, héros ou raté, fourvoyé dans des entreprises invraisemblables, dit de notre époque ?  C’est à ces questions que le livre essaie de répondre.

Né pendant la guerre d’un père qui ne s’y est pas battu et d’une mère ouvrière, le jeune Edouard Savenko vit une jeunesse grise dans la ville industrielle de Kharkov, au cœur du prolétariat et des voyous auxquels il rêve de ressembler. L’extraction humble du personnage le pousse naturellement, malgré l’égalitarisme de façade des années Staline, puis Brejnev, à un désir de distinction qu’il cherche d’abord dans le milieu crapuleux du crime, ce qui lui vaut quelques brefs séjours en prison, puis chez les artistes underground parmi lesquels il écrit quelques poèmes, obtient une certaine reconnaissance, dont il comprend qu’elle est dérisoire en arrivant à Moscou. Toujours poussé par la rivalité avec d’autres poètes, attiré par la jetset moscovite des années 1960, il rencontre la belle Helena, part avec elle pour les Etats-Unis, où ils fréquentent les milieux de l’immigration tusse passéiste et rancie, ils se séparent, Edouard clochardise, devient majordome d’un milliardaire, écrit des autobiographies scandaleuses, est finalement publié, et s’envole vers Paris, où la bonne société des gendelettres s’extasie sur son côté mauvais garçon et provocateur. Alors qu’il a atteint une certaine notoriété très parisienne de dissident russe, l’empire soviétique se démantèle, ce qui lui permet de rentrer au pays, où écoeuré par le capitalisme sauvage qui sévit sous l’ère Eltsine, il fonde un parti douteux, le parti national-bolchévique, entre deux allers-retours en Serbie où il prend part à des combats aux côtés des Serbes. Son parti végète, en dépit de l’aura qui le suit auprès de la jeunesse provinciale à laquelle on a volé tout idéal et toute dignité, en la laissant en marge de l’exploitation éhontée du pays par quelques aparatchiks capitalistes. Alors qu’il s’initie au yoga et trouve au contact de la nature dans le Kazakhstan un nouveau rapport au monde, son organisation est démantelée comme terroriste et il est emprisonné. Grâce au soutien ambigu de l’Occident, il est libéré au bout de quelques années, et milite pour son parti nasbol avec le respect et le soutien de personnalités comme Anna Politovskaïa, assassinée par les services secrets de l’Etat pour avoir enquêté sur ses exactions en Tchétchénie, ou la veuve Sakharov, active militante des droits de l’homme. Les dernières entrevues de l’auteur avec le personnage montrent ce dernier en éternelle concurrence avec d’autres plus jeunes, plus brillants, plus chanceux : vieilli, esseulé, plus respectable, il regarde sur la page Facebook de Kasparov si ce dernier a plus d’amis que lui.

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La chute du mur de Berlin, sur le site du Figaro (http://www.lefigaro.fr/lefigaromagazine/2008/04/08/01006-20080408ARTFIG00486-la-chute-du-mur-de-berlin.php)

Qui est Limonov et pourquoi intéresse-t-il aussi vivement Emmanuel Carrère depuis sa prime jeunesse d’intellectuel bien-pensant ? ses compromissions dans des causes louches (un film le montre tirant sur Sarajevo à la mitraillette, ses propres journaux et autobiographies ne tracent pas le portrait d’une « belle âme » comme tant d’autres qui parcourent le monde, mais celui d’un « raté », d’un sale type, d’un « voyou » sans envergure, d’un éternel second : sur le plan politique comme sur le plan littéraire, il intéresse, séduit, mais n’est pas choisi).  Ce qui fait l’un des grands intérêts de ce roman est l’implication personnelle de son auteur : car il s’est posé les mêmes questions. Et si la trajectoire de cet aventurier moderne a croisé celle de l’auteur français de chez P.O.L. pour y laisser des empreintes si profondément tracées qu’il a écrit près de cinq cent pages sur lui, ce n’est pas seulement parce que le personnage de Limonov a vécu pleinement tous les soubresauts de l’ex-URSS et de l’est de l’Europe, et incarne son entrée chaotique sur le grand Marché ; c’est aussi parce que son parcours illustre un type d’héroïsme un peu démodé, mais fascinant pour cela, allié à une idéologie à laquelle on ne peut pas vraiment souscrire : Limonov d’ailleurs n’est pas un penseur, mais un homme d’action. Malheureusement tous les héros ne peuvent s’illustrer dans des actions moralement nobles, c’est un peu ce que démontre le roman. Son soutien aux Serbes en particulier, mais aussi certaines pensées cyniques crûment exprimées dans le Journal d’un raté qui montrent sans détour ce que les moralistes d’antan nommeraient « la noirceur de son âme » et que les esprits libres d’aujourd’hui exhibent avec fierté, témoignent à la fois d’un homme ordinaire, aux pensées souvent mesquines, et de la complaisance du public pour une forme d’abjection morale qui a les accents de la vérité. Et surtout qui sait séduire. Car Limonov est séduisant et soigne son apparence : dès Kharkov, il apprend à coudre sur un malentendu et coud lui-même ses costumes élégants et voyants, pour se démarquer et mettre en valeur son corps musclé. Sa séduction s’exerce sur les femmes, les hommes, et surtout sur un cercle d’intellectuels pas trop regardants qui aiment le cynisme de salon et la dissidence lisse. Or il les déçoit en partant faire la guerre, en défendant la guerre quand l’Occident bêle pour le retour à la paix (qu’on ne se méprenne pas : je ne suis pas en train de faire l’apologie de la guerre, mais la satire du panurgisme des « belles âmes » occidentales, que l’actualité la plus brûlante n’a cessé de montrer au cours des derniers mois).

S’il est si difficile de garder les idées claires et le cœur juste dans un tel contexte, c’est que les valeurs qui ont donné sens au monde s’écroulent complètement à partir de la chute du Mur de Berlin, ce que dénoncent Limonov et les membres de son parti. Il y a quelque chose d’absolument cruel à faire croire à un peuple pendant soixante-dix ans qu’il travaille et vit pour un idéal de justice et d’égalité, pour lui dire du jour au lendemain que ces années, presque un siècle de souffrance, de morts pour la patrie, de goulags, de faim (tous les désastres fondateurs de l’URSS ont leur place dans le livre : la grande famille en Ukraine, Stalingrad, les camps…) n’ont plus aucun sens, et qu’il n’y a plus qu’à s’enrichir ou crever. Si Eltsine, arrivé au pouvoir par coup d’état, incarne la démocratie contre la chape soviétique, si les modèles deviennent des Berezovski qui saccagent leur pays, rachètent à bas prix les industries de matières premières pour étrangler le pays et s’enrichir, si la patrie pour laquelle on aurait pu mourir est bradée à quelques riches capitalistes nouvellement promus, quel espoir reste-t-il à des milliers de jeunes qui voient les dissidents, héros de naguère, profiter grassement de leurs nouveaux avantages, et leurs laborieux parents plus pauvres que Job après une vie entière de privations ? Cet écroulement des valeurs dans le cynisme qui a suivi l’ouverture de la Russie au Marché rappelle la très belle fresque de Jorge Volpi, Le Temps des Cendres,  parue il y a quelques années, qui dressait un tableau du monde contemporain et de l’histoire de ses trente dernières années à travers ses personnages, en particulier l’américaine directrice du FMI et un ingénieur russe dissident de la dernière heure après la catastrophe de Tchernobyl. La même crise de valeurs, la même déliquescence de la Russie, comme au lendemain d’une cuite mémorable : le zapoï, cuite qui s’entretient pendant plusieurs jours et au cours de laquelle on oublie tout, est un thème récurrent de Limonov : cette ivresse dans laquelle on s’enferme pour oublier une réalité invivable, descente aux enfers longue et tortueuse qui ne laisse pas de traces dans la mémoire, fuite hors du temps, est à la fois l’issue de secours du jeune russe sans un sou, à demi clochard, largué par sa belle maîtresse, aux Etats-Unis, et l’état de la Russie tout entière de la fin du XXème siècle, qui ne se remet toujours pas de son ivresse après soixante-dix ans d’abstinence morose, et compte les ravages de la cuite.

 

le-temps-des-cendres_couvAu milieu d’une telle déliquescence, Limonov, tel qu’il apparaît dans le livre de Carrère, est pourtant taillé dans l’étoffe des héros : un « dur », qui force le respect des pires criminels en prison, s’astreignant à une discipline implacable, survivant et remontant la pente à chaque déroute, avec une ténacité incroyable. Ne pouvant se résoudre à être un parfait raté, il écrit sa vie de raté, précisément, et obtient ainsi un certain succès. Par l’écriture, et surtout en se faisant le personnage de sa propre épopée, il passe du statut de personne douteuse, insignifiante, au parcours chaotique, à celui de personnage. Deux premières étapes symboliques décrivent ce processus : il se taille un costume qui le distingue de la plèbe ouvrière et de la pègre de Kharkov, et il s’invente un nom. Ne pouvant porter celui de son père sans que déteigne sur lui ce destin fade, fait de compromissions et de soumission au régime de la brutalité épaisse (son père, qui ne s’est pas battu à Stalingrad, ce que son fils ne pourra lui pardonner, est officier tchékiste, et envoie dans les camps ou tue sur ordre des centaines d’hommes ; il finira en vieillard inoffensif et malade une existence de termite), il s’en choisit un, à partir du terme limon, citron, pour son acidité, et limonka, la grenade, pour sa violence. Tel Corto Maltese taillant dans sa paume la ligne de chance qui lui manque pour se tracer un destin par lui-même, suppléant au manque de bol originel par sa seule volonté héroïque, Limonov s’invente ainsi un personnage dont il suivra la logique au hasard de sa vie tumultueuse –quitte à se tromper de cause. Loyal en amitié, fidèle aux femmes qui jalonnent son parcous erratique, le seul prêt à donner sa vie pour quelqu’un en dépit de ses discours cyniques et froidement égoïstes, il se construit dans l’action, au contraire justement de ces beaux parleurs qui n’ont pas le courage d’agir comme il se doit mis devant le fait accompli. Ce qui sépare le personnage de la personne, outre son degré de fiction, c’est-à-dire au fond le fait qu’il existe séparément du sujet, qu’il devienne objet des conversations, des regards, et dans le cas de Limonov, d’un roman, est une certaine cohérence que la vie réelle nous permet rarement de montrer, et une forme de sympathie qu'il suscite. J’ai l’impression que si Carrère a choisi ce genre hybride, entre le récit historique, le roman, la biographie et le témoignage personnel, c’est précisément parce qu’il éprouve de la sympathie pour ce personnage complexe qu’il crée en reprenant à son compte sa légende, telle qu’il a pu la donner à lire dans ses propres livres, et qu’il nous rend aimable, parce que humain, le fondateur du parti national-bolchévique.  Cette bienveillance  est un parti-pris de l’auteur, dont il serait vraiment intéressant de savoir s’il en aurait été capable vis-à-vis d’un Limonov qui aurait réussi : n’est-ce pas justement parce qu’il n’a jamais mis ses idées troubles en pratique à grande échelle qu’il suscite l’enthousiasme d’une certaine intelligentsia occidentale ? Et de manière plus générale, n’est-ce pas parce qu’il est un « raté » et que seule l’histoire ne lui a pas permis de sévir qu’il est resté globalement sympathique en dépit de ses positions parois discutables ? Qu’on ne se méprenne pas : je ne disserte pas sur le pouvoir qui corrompt le cœur des hommes, mais je m’interroge réellement sur ce qui fait d’une personne, potentiellement fasciste et cynique, un personnage agréable, un compagnon de cellule comme on en rêve, attentif à ses compagnons plus qu’à son propre confort : bref, s’il n’avait pas été toujours (par ses soins notamment) présenté en victime d’un ordre social, d’une histoire, qui ne lui laissait pas de place, en séduisant punk hors système, faute de pouvoir s’y intégrer, aurait-on cette complaisance à cet égard ?

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On démantèle beaucoup de statues en ce moment, et la haine du vilain dictateur permet de trouver un consensus mou qui laisse dans l’oubli du zapoï bon nombre de questions. Il est confortable d’avoir des certitudes historiques et morales. Mais ce que pose avec acuité le livre de Carrère, c’est bien la question de l’écriture de l’histoire. Il ne s’agit pas de faire du sanglant Staline un sympathique petit Géorgien un peu bagarreur que l’histoire a propulsé (malgré lui, tant qu’à faire) au sommet de l’URSS, mais de s’interroger sur les jugements un peu hâtifs que les médias et les « belles âmes », billes en tête et entre deux salons, essaient d’imposer aux spectateurs avides de certitudes, de héros et de méchants, quant aux personnages qui jalonnent l’histoire. Et aussi, plus modestement, peut-être, de rendre hommage à tous les héros ratés qui n’auront jamais mené une vie à la hauteur de leurs rêves, pour le bien de leurs concitoyens peut-être ; qu’un Carrère ne sera jamais venu transformer en personnage brillant et complexe, mais qui auront vécu leur vie anonyme, fidèles à leurs valeurs et lucides, courageux malgré l’incompréhension des autres et plus humbles dans leur échec à s’ériger en figures mythiques.

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