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Travaux en cours, risques de chutes
8 mai 2011

de littérature et de jeunesse

Parlons un peu littérature et jeunesse…

                                                                                              8 mai 2011

 

 

 

La Boucherie des Amants de Gaetaño Bolán

Editions Livre de Poche, 2004 (première édition chez La Dragonne)

 

Le Quatrième Soupirail, de Marie-Sabine Roger, éditions Thierry Magnier, 2005

Deux récits courts et simples, relatant l’irruption de la violence à l’avènement d’une dictature, du point de vue d’un enfant ; et deux manières de traiter le sujet radicalement différentes. Ce qui m’avait d’abord paru des récits stimulants pour aborder certains thèmes littéraires avec des « jeunes » (des élèves en l’occurrence) m’a semblé mériter une réflexion plus approfondie.

soupirail

A première vue, le roman étiqueté « Jeunesse » de Marie-Sabine Roger a toutes les qualités du très beau livre pour adolescents : l’auteur confère une dimension universelle à son propos, en ne donnant pour toute indication géographique que quelques noms à consonance latino-américaine, constellant son propos éminemment lyrique de citations poétiques, celles que découvre son jeune héros avec la violence de la dictature et le pouvoir des mots. En effet, le roman raconte à travers une habile analepse comment Pablo, adolescent blasé (comme tous les adolescents, évidemment) accède à la poésie et au courage de l’âge adulte (oui, comme tout roman sur l’adolescence, celui-ci se devait de raconter un itinéraire initiatique) après l’enlèvement de son père, éditeur « de gauche » que la junte au pouvoir emprisonne et torture dans les caves du collège San Marcos, et que son fils retrouve et fait tenir quelques jours de plus en lui lisant des poèmes, le soir, à travers un soupirail. Devant la noble beauté du message, on n’aura pas la petitesse de relever les incohérences de l’histoire : qu’un prisonnier politique à la question ait tout loisir de s’entretenir nuitamment avec les passants à travers le fameux soupirail de sa geôle (le militaires sont parfois distraits), que le fils d’un opposant politique soit laissé en liberté, rejoigne un réseau de guérilleros clandestins et soit mis en contact avec son propre père, en moins de dix jours, préparant par la même occasion une action politique d’envergure, ne sont que des détails qui n’affectent pas le naïf lecteur adolescent auquel est destiné  ce roman.

De même, on ne soulignera pas l’avalanche de clichés qui encombrent ce texte : outre les méchants très méchants et les gentils très gentils, on y trouve au fil des pages une femme enceinte éternellement sur le point d’accoucher qui veille sur le héros d’un regard « protecteur » et généralement en silence, un soldat fier et sans reproche qui a perdu trois doigts dans un attentat et continue de mener des actions aussi héroïques que téméraires, une courageuse jeune fille dont les éclats de rire étourdissent le jeune héros mais qu’il n’approchera guère, pudeur oblige, les femmes incarnant la vie sans ambiguïté, de vieux militants forcément munis de lunettes, de cheveux broussailleux, de livres et d’idées nobles. Car il faut que le lecteur comprenne bien combien la violence militaire est mauvaise, et que seuls les mots peuvent lutter efficacement contre l’oppression ; à grand renfort d’icônes du courage, Marie-Sabine Roger transmet des valeurs à nos élèves : le courage, dont le héros fait l’apprentissage à une vitesse accélérée.

En effet, ce roman semble avoir été écrit pour que les professeurs de français des classes de troisième aient un support didactique parfait pour aborder la séquence sur la poésie engagée –à cet égard, les nombreux extraits choisis par l’auteur, et référencés en fin d’ouvrage, sont beaux et réellement intéressants (mais l’auteur pioche abondamment dans un recueil qui aurait peut-être suffi,  les Cent poèmes pour la liberté publiés par Amnesty International) .

libert_

 

Comme le roman se veut une introduction à la poésie et au pouvoir des mots, l’auteur s’engage sur les sentiers ambitieux de la prose poétique, donnant ainsi au professeur l’occasion d’in inventaire passionnant des figures de style. Pour le plaisir, adonnons-nous quelques instants à ce stimulant exercice :

Page, citation

Figure ou procédé stylistique

Effet créé

p. 7 : « Me lever. Traverser la place. Tirer tout droit ma route jusqu’à cet ancien lieu de toutes les douleurs : San Marcos. M’arrêter à l’entrée, sans faillir. »

1.phrases nominales courtes construites autour d’un noyau verbal

2. rythme des phrases qui s’accroît puis ralentit (on peut compter les syllabes pour plus de précision)

1. effet de morcellement de la pensée réduite à une série d’actions à effectuer : mime l’émotion du narrateur

2. L’émotion submerge le narrateur

p. 13 : « Lâche, et pourtant courageux. Timide et fou furieux. »

Antithèses + rythme binaire

Exprime toute la tension que ressent le narrateur au fil du roman (aspect éminemment dramatique)

Idem : « Altéré de tendresse, d’amour. Dans cette horreur, dans ces exaltations, chaque nouveau matin me faisait déployer les ailes d’un Icare. »

Métaphores + répétitions grammaticales (hypozeuxes) qui renforcent les antithèses (exaltations/ horreur)

Lyrisme du texte + image de l’envol qui exprime l’ « exaltation » éprouvée par le narrateur et annonce sa chute, mais aussi rappel du lien père/fils.

p.101 : « Rien, ces doigts amaigris, qui convulsent, qui tremble. Cette voix qui se brise et, soudain, cherche l’air. Rien, ce mur qui nous sépare, désunit nos deux vies, interdit tout espoir. Cet air de cave humide, qui monte du tombeau. Ces barreaux. Tu as raison : ce n’est rien. »

- alternance rythme binaire/ ternaire

-anaphores

-hypozeuxes

- personnifications (du mur, de la voix)

- conglobation

 

C’est de la très haute poésie.

 

Bref, je crois que l’on pourrait résumer tous ces petits défauts si fréquents dans la littérature « de jeunesse » à un problème de fond : son absence d’ambiguïté. Dès les premières pages, le jeune lecteur, sans doute trop bête, est pris par la main avec un didactisme exaspérant, qui à mon sens est le contraire même de la vraie poésie, fût-elle engagée.

 

 

 

 

La Boucherie des Amants, petit récit sans prétention, procède à rebours. Le récit se situe au Chili, dans une petite ville du Nord, évoquée à travers ses commerçants et son petit peuple : le boucher, père de Tomasino, son institutrice Dolorès, Chico le coiffeur, Paco le chauffeur de taxis, le voleur de saucisses anonyme ; des scènes de la vie de tous les jours, le match où le Chili bat l’Argentine, le bal où les couples privés d’orchestre et de sono s’enlacent au son du junke-box, les avions de papier du petit garçon et les verres d’eau de feu qui clôturent les réunions timidement politiques dans l’arrière-salle de la boucherie, donnent à ce roman son âme, une âme simple et pure, come celle du petit Tom.

boucherie

A travers ses yeux aveugles, on suit l’histoire d’amour et de mort qui lie Juan le boucher à la romanesque Dolorès, mère de substitution de Tom : ils s’approchent, s’aiment, et au moment de toucher le bonheur collent des affiches pour dénoncer le régime de Pinochet ; quelques jours plus tard, l’institutrice est enlevée, suivie de son amant qui met le feu à sa boucherie après avoir confié son garçon au vieux Chico.

Gaetaño Bolán est né au Chili d’un père chilien et d’une mère française ; il a vécu en France, et est retourné vivre dans son pays natal ; mais ce roman est écrit dans un français aussi épuré que poétique, qui n’exclut pas – et ce n’est pas la moindre de ses qualités- une connaissance intime du Chili et de son langage. Ainsi, le vieux Chico apparaît-il aussi petit que l’indique son prénom. Le langage fleuri des personnages, riche de verve populaire, et d’images hardies, les détails concrets qui donnent chair au texte, justement absents de celui de Marie-Sabine Roger, rendent compte d’un univers apparemment protégé, un peu en-dehors du temps : le coiffeur enveloppé de nuages de fumée, le boucher nettoyant soigneusement ses ongles avec un pic en bois, son charme non exempt de défauts, comme la couperose à ses joues, la passion de Paco pour Madonna. Or c’est à partir de cette anecdote qui situe plus précisément le récit dans une temporalité récente, celle des années 1980, que fait irruption la réalité de la dictature et ses enlèvements.

L’auteur a créé des personnages d’autant plus incarnés et attachants qu’ils ont un corps, que le « regard » de l’enfant n’empêche pas de parler de sexe avec autant de simplicité que de mort : « Antonia Perez Roldán, qu’il rencontra sur un marché, culbuta sur un parking, et engrossa un sir de pleine lune. (…) L’accouchement fut un supplice : l’enfant se présenta par le siège, la sage-femme (…) paniqua et faillit tourner de l’œil. La beauté de la mise au monde se corroda progressivement, pour prendre des allures de boucherie. Cette pénible parturition semblait préfigurer l’équarrissage dont Juan par la suite connaîtrait mille déclinaisons. » Dans ce passage, l’horreur totale est contrebalancée par la bonhommie, l’humour du narrateur, qui rejette tout drame au profit d’un récit gaiement funèbre comme l’est la vie à la boucherie des amants. La liaison des deux protagonistes, la disparition de celle que Tom aimait comme sa mère et dans la jupe de laquelle il calmait ses chagrins d’enfant, sont évoqués sans lourdeur : « elle ne reviendra pas », dit sobrement Juan à son fils avant de le confier sans adieu, sans tambour ni trompette, à son ami, alors que l’enfant sait ce qui les attend. Vivre pleinement le présent et accepter de mourir bêtement – pour avoir collé des affiches – parce que le courage est un acte ordinaire, comme l’amour et l’équarrissage, voilà ce que dit ce petit roman- entre autres choses.

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Je ne sais pas s’il pourrait être lu à tout âge, justement parce que sous son apparente simplicité il recèle une fin amère et sans l’once d’un espoir, car Tom n’arrive pas même à pleurer, et c’est peut-être ce qui le différencie le plus radicalement du Quatrième Soupirail,  qui proclame à voix haute la toute-puissance du Verbe ; pour moi la Boucherie des Amants, sans basculer jamais dans le mélodrame, se clôt sur un silence, celui de l’absence, et j’y vois une manière de dire la disparition qui imprègne l’imaginaire chilien et argentin.

Mais pour revenir à mon propos initial, ce qui fait sa magie tient pour moi dans cette anecdote. Après une première lecture hâtive, je m’apprêtais à le relire et il traînait à côté du roman de Marie-Sabine Roger, dont j’avais un souvenir assez vague il y a quelques semaines. Mon petit garçon, d’un peu moins de deux ans, a piqué une énorme colère, avec larmes, hurlements et roulades tragiques au sol, un soir qu’il était particulièrement fatigué et nerveux. Je désespérais de le calmer, par la douceur comme par la fermeté, quand il s’est emparé de la Boucherie des Amants et m’a enjoint de le lui lire. J’ai commencé à lire, un texte sans image pour la première fois :

« L’enfant avait un cœur pur et il regardait la nuit. Personne n’aurait su dire s’il était triste, joyeux, ou simplement assoupi. Il était là, posé dans la masse de son petit corps, comme absorbé par le crépuscule. Toujours il sondait le grand noir de l’âme où passent des comètes. Mais il ne savait pas les comètes, il ne savait pas l’âme et ses grandeurs, ses petitesses tout aussi bien, il connaissait seulement l’ombre. Paisible obscurité qui l’enveloppait. Féroces ténèbres qui le mangeaient. Et câline la nuit jamais n’était, ni ne fut. Pourtant ni l’enfant  ni sa famille ne se plaignaient : la nuit devait devenir son amie. »

Ce premier paragraphe du livre, par la musique de ses mots, a calmé soudain mon fils, qui s’est mis à écouter, de toutes ses oreilles, tout le premier chapitre, essayant au passage de saisir les mots qu’il comprenait : « Crocodile », « Tom », « nuit »… Il ne sait pas non plus l’âme et ses méandres, mais cette petite expérience intime montre ce qu’est à mon sens la poésie, telle qu’elle imprègne le livre : une musique douce enveloppée dans la nuit où scintillent quelques étoiles à la lumière desquelles se dessine un sens. Bolán n’a pas besoin du Gradus pour écrire un roman âpre, simple et dur comme le « plein sac de pierres » au fond du ventre de Tom orphelin, dans lequel toute la tendresse du monde et le courage des âmes simples se résument à quelques figures, à un simple « No » gravé sur les murs d'une ville, à l’émotion qui étreint le lecteur adulte en lisant ces lignes de la fin :

« Les mille et mille vies volées, au Chili comme ailleurs, ne le furent-elles que pour être écrites par des poètes ayant grand peine à contenir leur lyrisme ? Ou ces destinées ne furent-elles que pétales de fleurs tombés en neige lente sur le linceul du souvenir ? Une chose est sûre : personne dans le quartier n‘osa désormais prononcer le nom de Juan, non plus que celui de Dolorès. La mémoire demeura vacante. »

Je ne lirai pas cette fin à mon fils, mais je vous la lis à vous, éventuels lecteurs, en mémoire des disparus du Chili et d’ailleurs.

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Commentaires
R
Bonjour Clara,<br /> <br /> Merci pour votre message que je découvre tardivement. Je crois que j'ai été un peu dure sur ce roman de Marie-Sabine Roger, qui m'avait plu à première lecture; mais ce que je critique c'est moins son roman qu'une certaine manière de considérer les adolescents qui le lisent et qui vire à la caricature dans certains cours de français... Par ailleurs, si vous avez de la bonne littérature de jeunesse à me conseiller pour pallier mon inculture dans ce domaine, je suis preneuse!
C
Bonjour, j'au lu ces deux livres et les ai beaucoup aimés!<br /> Le livre de MS Roger pour moi est un livre loin des clichés et qui s'adresse à un public adultes également.
G
Eh oui, un jeune lecteur n'est pas un lecteur idiot et l'ambiguïté est le sel de la fiction, même pour ado.<br /> <br /> Par ailleurs, je m'étonne qu'on torture des éditeurs dans un collège, je croyais qu'on n'y torturait que les élèves, justement parce qu'ils sont idiots et allergiques à l'ambiguïté.<br /> <br /> Mais les moeurs sont sans doute différentes en Amérique Latine...
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