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Travaux en cours, risques de chutes
29 janvier 2011

Science et conscience

 

Science et conscience

29 janvier 2011

Samedi de Ian MacEwan

2005, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, éditions Folio

 

Small World, de Martin Suter

1997, traduit de l’allemand par Henri-Alexis Baatsch, éditions Christian Bourgeois « Points »

 

 

Publié en 2005, Samedi (titre original : Saturday) relate une journée d’Henry Perowne, le 15 février 2003, jour de manifestations massives à Londres où se situe l’action contre la guerre en Irak. Ce seul choix illustre l’entremêlement constant de la conscience individuelle d’un héros de fiction et son implication dans la réalité commune d’un monde en mutation, dont le regard de Perowne offre un angle d’approche original. En effet, plusieurs facteurs donnent à ce roman sa singularité et sa force : Mac Ewan se réapproprie les techniques narratives du stream of consciousness des débuts du XXème siècle au profit d’une vision de l’histoire la plus récente ancrée dans la réalité et les interrogations qu’elle suscite (en 2005, l’Angleterre est pleinement engagée dans l’invasion de l’Irak aux côtés des Etats-Unis notamment) ; en outre il choisit de faire de ce témoin privilégié de la déflagration du présent un neurochirurgien, qui étudie les mécanismes de la conscience à mesure qu’il les expérimente à travers la fiction. Ce qui fait de cette journée le sujet d’un roman haletant, c’est qu’elle est un moment de basculement, comme dans les autres romans de Mac Ewan que j’ai pu lire : avec le tupolev en feu qui jaillit à la vue d’Henry Perowne au petit matin de son insomnie, fait irruption à la fois la violence du monde et la rupture d’un ordre illusoire.

 

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L’intrigue est très simple : Henry se réveille dans la nuit, et à la fenêtre de son appartement londonien il aperçoit un avion enfeu, qu’il prend d’abord pour une comète et qui suscite des interrogations peu à peu éclaircies par les informations qu’il écoute tout au long de la journée. Puis il croise son fils, fait l’amour à son épouse, avant que celle-ci ne parte au travail ; à son tour, il se rend à sa séance hebdomadaire de squash quand un menu incident de circulation le met aux prises avec la brutalité d’un certain Baxter, atteint d’une maladie neurologique grave que décèle très vite Perowne, ce qui lui permet d’humilier son adversaire et de s’en débarrasser ; mais un malaise persiste. La violence de cette rencontre le poursuit au cours du match qui l’oppose à son collègue et ami Jay, puis après sa visite à sa mère devenue sénile, et de retour chez lui à travers son échange électrique avec sa fille Daisy, poétesse installée en France, et dont il peine à comprendre l’agressivité ; à travers elle est aussi évoquée la figure du grand-père John Grammaticus, poète renommé et rival de sa petite-fille. Mais la violence éclate dans toute son horreur avec le retour de Rosalind, la femme de Perowne, suivie par Baxter et son acolyte venus se venger du neurochirurgien : le grand-père est frappé au visage, la fille contrainte à se déshabiller entièrement, la mère menacée par un couteau, et Perowne, aidé de son fils Théo, devra pousser Baxter dans les escaliers, provoquant son coma pour s’en débarrasser. Enfin, appelé quelques heures après les événements par l’hôpital, le neurochirurgien se voit dans la situation étrange d’opérer son agresseur pour lui sauver la vie-et le condamner à des souffrances plus horribles dues à sa maladie. La relation de la journée s’achève sur une opération réussie, le retour du chirurgien chez lui où sa femme l’attend avec angoisse et le repos bien mérité des protagonistes.

Mais la fêlure perdurera au-delà de cette journée, menace incarnée par le personnage de Baxter qui rôde dans tout le roman : la nouvelle de la grossesse de Daisy, à laquelle nul ne s’attendait, le départ prévu de Théo, guitariste de blues, pour les Etats-Unis, ou les inquiétudes quant à l’avenir du château de John Grammaticus, propriété familiale qui risque de passer aux mains de sa jeune épouse (charmante, du reste), par exemple, sont autant d’éléments qui illustrent l’éclatement de l’unité rassurante de la famille que le dîner n’a pas réussi à reconstituer pleinement, puisqu’au cœur de leur intimité s’est justement immiscée la plus grande violence. La scène au cours de laquelle Daisy, nue sous les yeux de sa famille, est contrainte de lire son propre recueil et dévoile par ses formes sa grossesse sans l’avoir décidé, illustre bien ce viol d’une intimité et d’une sécurité familiale : c’est dans l’appartement des Perowne que s’immisce l’agresseur, comme l’avion qui déchirait l’horizon faisait irruption dans les premières pages, avec toute sa masse de menaces, dans la conscience de Perowne qui se croyait bien protégé. L’aventure automobile est significative aussi de cette intrusion de la violence extérieure dans le quotidien qu’on croyait sûr : glissant comme inconscient du monde extérieur, et notamment des foules qui se massent vers le cœur de Londres pour manifester, vers la satisfaction d’un désir personnel (le plaisir du jeu, une compétitivité jugulée par les règles du sport et de l’amitié), Perowne heurte à peine le rétroviseur d’un véhicule qui n’aurait pas dû déboîter : la mécanique bien huilée est éraflée par l’extérieur, contraignant le héros à sortir sur la chaussée où il reçoit très vite à travers le coup de poing de Baxter l’avertissement que la réalité est violente.

 

Autour de ces quelques temps forts de la narration, s’organise tout un univers : l’histoire des patients que traite le neurochirurgien, comme la jeune Andréa Chapman elle aussi marquée par la violence et le refus de l’ordre, celle de la famille d’Henry et de Rosalind, de leur rencontre constituent à travers les analepses un véritable état des lieux de l’existence du héros, autour duquel gravite un ensemble cohérent, avec ses taches d’ombre qui sont aussi celles de la conscience dont il est précisément un spécialiste. Mais l’aspect scientifique du roman, les précisions neurologiques permettent surtout de comprendre le manque de maîtrise absolue de l’homme sur un monde qu’il croit ordonné et maîtrisé, et qui lui échappe, à l’image de ce mouvement de foule incontrôlable qui traverse Londres et auquel Perowne ne comprend semble-t-il pas grand-chose : à contre-courant justement, il s’appuie sur le seul témoignage d’un ancien patient, opposant au régime de Saddam Hussein, et victime de tortures, pour défendre une entrée en guerre que l’histoire semble déjà avoir condamnée : on retrouve dans cette position la tension entre l’individu et le monde, et la difficile place de la conscience individuelle dans un univers mondialisé qui la nie. Se pose ainsi la question de la responsabilité individuelle dans un univers sur lequel on n’a pas prise. Le dernier geste de Perowne, opérer l’homme qui a failli violer sa fille et tuer sa femme, pour lui sauver la vie, n’est pas celui d’un saint : il est au contraire assez diabolique de prolonger la vie d’un malade qu’on sait incurable, en jouant à être un petit dieu par le jeu des bistouris, décidant de sauver ou non une vie misérable. Aucune réponse pour trancher : l’incertitude prévaut, on sait juste qu’on est à l’aube d’un changement complet du monde et de la manière de l’appréhender, mais on ne saurait dire par quels moyens s’en sortir sans trop de dommages. Les deux enfants Perowne sont des artistes : l’un est guitariste, la deuxième est poétesse : une manière de défier le (dés)ordre du monde par des règles infrangibles, celles de l’harmonie et de la métrique ? Comme dans Expiation l’écriture de Briony remettait en ordre le monde et réduisait sa culpabilité au fur et à mesure que l’histoire se réécrivait sous sa plume, l’art est encore chargé de sauver le monde : au cœur de la scène la plus violente du roman, alors que Daisy nue sous les yeux de ses parents est sommée de lire sa poésie, elle récite un poème de Matthew Arnold qui transfigure entièrement le truand et l’amène à changer radicalement d’attitude, touché au plus profond par la parole poétique. La fragilité des existences humaines est donc en quelque sorte rédimée par la beauté des vers, et la conscience poétique l’emporte sur le désordre du réel.

Il se trouve par hasard que j’ai lu juste après un autre roman dont l’intrigue se fonde sur les dégénérescence de la conscience et les troubles de la mémoire : Small World,  du suisse Martin Suter. Je ne développerai pas de long compte-rendu de ce roman intéressant pourtant, mais je suis troublée par l’intérêt renouvelé des romanciers modernes à l’égard des méandres de la conscience : on est passé de la psychologie la plus fouillée à un véritable moteur narratif qui prend racine dans la perception du monde par une conscience troublée, à laquelle les neuro-sciences apportent des données nouvelles, permettant de concevoir l’être humain avec une grande complexité, notamment quand sa mémoire, ses pensées lui échappent assez pour qu’il se sente étranger à lui-même, pas assez pour qu’il ne soit pas terrifié, encore conscient de son impuissance, non seulement sur le monde et le cours des événements, mais sur son propre destin. D’un côté, une foule qui espère déjouer les plans d’un gouvernement en se rendant massivement à Hyde Park pour empêcher une guerre et ses tombereaux de cadavres (chez Ian Mac Ewan) ; de l’autre, un pauvre homme spolié de son nom, de son héritage et de son identité, qui retrouve par les accès d’une mémoire incontrôlée, à cause de la maladie d’Alzheimer, l’accès à sa propre histoire tragique (chez Martin Suter) : n’y a-t-il pas là une véritable fascination dans le roman contemporain pour les rapports entre l’individu et la société à laquelle il appartient, qui interroge inexorablement la place du maillon dans la chaîne qu’il forme avec le monde, et qui s’avère éclatée, chaotique, illusoire ?

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Un autre point commun lie ces deux romans de façon plus surprenante : la violence sous-jacente est portée par une réflexion sur les rapports humains et les jeux de pouvoir. Si Perowne est battu et menacé dans sa propre maison, c’est parce qu’il s’est défendu d’une première attaque de Baxter en lui révélant devant ses sbires qu’il savait tout de sa maladie : il l’a humilié par son savoir médical bien plus que par sa position sociale, se montrant sous le jour d’apprenti sorcier qu’il exerce pleinement par vengeance en acceptant à la fin du roman d’effectuer sur lui la trépanation –opération démiurgique s’il en est. Mais de la même manière au fond Konrad Lang dans le roman de Suter apparaît comme l’instrument aux mains d’un pouvoir qui n’a pas que les traits de sa « protectrice » Elvira Senn. Si cette dernière l’a maintenu pendant une soixantaine d’années dans l’assujettissement et un état de reconnaissance discutable envers la famille fortunée des Koch qui s’est chargée de son éducation et de son entretien depuis que sa mère l’a abandonné, d’une part la chute révèle une vérité plus complexe qui renforce le tragique de ce destin ; d’autre part et plus subtilement le personnage est aussi l’instrument qui permet à d‘autres protagonistes d’exercer leur pouvoir : pouvoir maternant des femmes, Barbara, Rosemarie Haug, Simone Koch qui s’affirme à travers son rôle auprès de lui dans la famille des industriels suisses, Ranjah enfin accédant tardivement à un statut social après avoir « nourri » au sens propre comme au figuré le vieillard dont elle est l’infirmière. Ce sont surtout les expériences du docteur Kundert sur Konrad qui lui permettent d’accéder à la reconnaissance médicale et à une certaine célébrité –mais aussi au lit de Simone- qui montrent l’ambivalence des rapports de pouvoir, puisque Konrad est totalement privé de volonté lorsqu’il est le cobaye du médecin, mais grâce à lui recouvre l’esprit, du moins partiellement, et accède à sa mémoire et à son identité réelle. La piqûre d’insuline qui a tué son père lui sauve la vie, au grand dam d’Elvira, instrument du destin qu’elle croit maîtriser jusqu’à la dernière extrémité ; ainsi la réflexion sur la conscience au cœur de l’identité des personnages de fiction construits par le romancier permet-elle aussi de révéler les jeux de pouvoir qui déterminent les rapports humains, en-dessous des affections ou des antipathies de surface.

 

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En tout cas si les romans de Ian Mac Ewan sont suffisamment connus et reconnus pour que je m’abstienne d’en faire une naïve apologie (voir la très longue bibliographie que fournit le site de l’auteur sur ce roman : http://www.ianmcewan.com/bib/books/saturday.html), n’en ayant encore lu que très peu, il me semble que leur lecture est incontournable, en plus d’être particulièrement agréable ; Samedi n’est peut-être pas le préféré de ses lecteurs, mais il offre avec le premier roman de Suter une réflexion surprenante sur le renouvellement de la psychologie dans le roman contemporain. Le point de départ des deux romans réside dans les troubles neurologiques qui affectent la conscience, et avec elle l’ordre du monde à travers le regard d’un personnage, et les deux auteurs font de ce désordre psychologique le moteur narratif grâce auquel tout le récit s’ordonne. Small World n’est sans doute pas un chef-d’œuvre, mais il mérite une lecture attentive, ne serait-ce que parce qu’il explore de manière singulière et amusante, souvent satirique et légère, la conscience et la mémoire.

 

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